« Le véritable révolutionnaire est celui dont tous les actes contribuent
à jeter continuellement le désordre dans le milieu à désagréger. »
André Lorulot, 1905.
Ce n’est certainement pas le goût
si répandu de la commémoration
qui a suscité ces dernières années
plusieurs livres consacrés aux « en-
dehors » du XXe siècle commençant : pion-
niers des communautés libertaires,
partisans de l’amour libre et de la limita-
tion des naissances, pratiquants de la
« reprise individuelle ». Le retour sur ces
pratiques placées le plus souvent sous le
signe de l’individualisme anarchiste n’en
est pas moins imprégné de l’air du temps.
Il y a au cœur de ces expériences et de ces
comportements la conviction que la
Révolution sociale est une hypothèse à
échéance lointaine sinon improbable, qu’il
s’agit donc d’entreprendre dans l’immé-
diat, dans le quotidien, le changement de
la vie et la transformation de l’être
humain.
Un point essentiel est cependant à
relever tout de suite : cet individualisme-
là ne s’exprimait en rien comme une
évasion du monde présent ou comme un
habile accommodement avec ses conditions : il s’affirmait révolutionnaire et se
fondait sur un désir intense de vie pleine,
libérée des contraintes et des préjugés. Les
milieux libres de la « belle Époque », mal-
gré leur statut minoritaire, se concevaient
bien comme des bases opérationnelles et
des machines de guerre sociale.
Une entreprise de démolition
Les ouvrages d’Anne Steiner, Céline
Beaudet et Jean-Marc Delpech sont des
travaux d’universitaires1. Ils renvoient à
d’autres études du même domaine qui
restent inaccessibles. Ils n’en manifestent
pas moins une réelle sympathie pour les
personnages qu’ils évoquent, leurs convic-
tions et leurs enjeux. Mais s’il leur arrive
de penser qu’il y a dans toute cette effervescence des intuitions et des propositions
qui valent pour aujourd’hui, ils ne vont pas
jusqu’à les donner en solutions. Certains
engrenages et dérives – dans l’illégalisme
surtout – étaient trop dramatiques et ravageurs. Les auteurs n’en rendent pas moins
une dimension radicale et corrosive à un
individualisme libertaire que les clichés du
jour réduisent à un repli hédoniste d’allure
contestataire.
Un autre point s’éclaire dans ces textes
qui rejoignent en cela des recherches et
réflexions actuelles : la transversalité des
pratiques.Vivre en « milieu libre » n’excluait
pas la participation aux luttes sociales, et
des ouvriers qui choisissaient la vie en
communauté ou l’illégalisme en arrivaient
là parce que leur engagement dans des
combats syndicaux les empêchait de
retrouver du travail.
Le premier des ouvrages que j’aborde
là concerne la période la plus reculée, le
tout début du siècle dernier. Alexandre
Jacob, l’honnête cambrioleur reprend une
thèse soutenue par Jean-Marc Delpech en
2006 à l’université de Nancy2. Il n’est pas le
premier à s’intéresser à ce personnage
exceptionnel (1879-1954) qui a passé dix-
neuf années au bagne en Guyane ; il avait
été condamné à perpétuité en 1905 pour
quelque 150 cambriolages commis en trois
ans. Alain Sergent a publié dès 1950 une
biographie de Jacob qui vivait alors en
honnête marchand forain mais songeait
déjà au suicide3. « Marius » l’avait accueilli
chez lui pendant une huitaine de jours. S’il
lui arrive de regretter la tournure romanesque de la biographie, Delpech en
retient les informations quitte à en rectifier
certaines. Il se montre plus sévère avec le
journaliste Bernard Thomas (1970 et 1998,
Les Vies d’Alexandre Jacob) à qui il reproche
de viser l’épopée, et surtout avec l’avocat
William Caruchet (2003). Ce qu’il critique
surtout chez ses prédécesseurs, c’est de
faire passer au second plan les convictions
anarchistes de Jacob, antérieures à sa
campagne de « reprise individuelle »,
persistantes au bagne et jusqu’à la fin de
sa vie. Plus particulièrement, il prend le
contre-pied des versions qui font de son
cambrioleur le modèle du dandy cynique
Arsène Lupin.
Son travail s’appuie sur une très vaste
recherche à travers toutes les sources dis-
ponibles : archives publiques – beaucoup
de rapports de police – et privées, presse libertaire et quotidiens, courrier et témoignages. Il ne reste sans doute pas grand-
chose à découvrir, sinon peut-être sur la
tentative d’acheminer des armes vers
l’Espagne en 1936-37. Je ne dirai pas que
ces 530 pages se lisent comme un roman,
mais dans l’abondance d’informations
chaque chapitre en lui-même est intéressant, qu’il s’agisse du milieu libertaire à
Marseille à la fin du XIXe siècle, de la
logistique des « Travailleurs de la nuit » et
du vaste réseau mis en place par Jacob, des
cibles choisies (rentiers, patrons, militaires,
juges et clergé), et encore du procès
d’Amiens ou des conditions du bagne.
L’essentiel du propos, je l’ai dit, est
avec le souci de l’information vérifiée l’in-
sistance, preuves à l’appui, sur le caractère
militant que Jacob donnait à son activité
cambrioleuse. « Anarchiste révolution-
naire, j’ai fait ma Révolution, vienne
l’Anarchie4. » Il envisage le vol comme une
dimension de la lutte des classes, comme
une « entreprise de démolitions », de la
« propagande par le fait » relayée par les
déclarations. Il destine une partie de ses
« gains » à la presse libertaire.
Au bagne même, sa résistance perma-
nente, qui lui vaut en tout neuf ans de
cachot, il la mène comme un combat
libertaire. Si études et lectures l’aident à
survivre, elles lui permettent aussi – il se
consacre de plus en plus au droit – de se
défendre et de défendre des codétenus
contre l’administration pénitentiaire.
Vivant ensuite dans la discrétion, mais
sans chercher à se cacher, il gardera ses
convictions jusqu’au bout.