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Hélène Claudot-Howad
Un territoire bâti comme une tente nomade
Article mis en ligne le 6 janvier 2010
dernière modification le 15 juin 2016

Pour lit de mes artères

Toutes les épines et tous les chardons

Plutôt qu’un carré de sol clôturé

À l’abri d’un fanion

Hawad, Transhumance des souffles,

traduit de la tamajaght (touareg)

La territorialité des États modernes est souvent ressentie par les nomades comme étouffante, mutilante et destructrice. C’est le cas des Touaregs. Vivant au Sahara central et sur ses franges sahéliennes dans un milieu aride aux ressources rares, cette population a développé une culture originale fondée sur l’aptitude à la mobilité et sur la complémentarité entre pastoralisme et agriculture oasienne. Les Touaregs relèvent aujourd’hui de cinq États différents (Libye, Algérie, Niger, Mali et actuel Burkina Faso) créés dans les années 1960 à l’issue du processus de « décolonisation ». Dans chacun de ces espaces étatiques, les zones désertiques où ils habitent sont situées à la périphérie, à des centaines, voire à des milliers, de kilomètres des capitales, qu’elles soient méditerranéennes comme Tripoli et Alger, ou sahéliennes comme Bamako, Niamey et Ouagadougou. C’est pourquoi les États modernes apparaissent au Sahara comme de véritables fabriques à minorités, reléguées aux marges des nouvelles centralités étatiques – sédentaires et urbaines – et séparées de leurs anciens réseaux et pôles d’attraction.

Contraction nomade

Un premier constat se dégage : en moins de cinq décennies, le mode de vie nomade au Sahara a drastiquement régressé. Il a quasiment disparu en Algérie et en Libye, où une politique systématique de séden- tarisation a été menée dans les années 1970-1980. Il est en forte dégradation et diminution dans les États sahéliens, où les nomades étaient pourtant, dans les années 1960, les plus nombreux et les plus riches parmi les Touaregs et plus largement parmi les populations sahariennes. Ce recul est directement subordonné aux graves crises qui ont affecté ces régions : les unes, souvent évoquées comme une fatalité naturelle, sont climatiques et écologiques (sécheresse de 1974 et de 1984), mais elles sont étroitement liées aux autres, politiques et militaires et enfin économiques et sociales. Les habitants du désert, volontiers présentés comme des hommes d’un autre âge, sont au cœur de la mondialisation dont ils subissent les effets de plein fouet. Pétrole, gaz, uranium, phosphates, or, cuivre, charbon… minent les horizons touaregs. Non seulement gorgé de richesses minérales, leur territoire est également un espace de circulation et de liaison essentiel entre Méditerranée et Afrique sub-saharienne ou entre Atlantique et Moyen-Orient. Objet de toutes les convoitises, il met en concurrence la moitié de la planète avec pour enjeu les ressources minérales de terres traitées comme si elles étaient vides d’habitants. L’interaction de ces facteurs a mis en danger les populations du désert, et tout particulièrement les nomades. Elle a rendu la survie de plus en plus aléatoire, risquée et hasardeuse dans les espaces arides dont habitants fuient sous la contrainte, interdits de mobilité, paupé- risés, terrorisés par l’armée, expropriés par les États et les compagnies minières étrangères, niés, diabolisés et à présent « al-qaïdisés » dès qu’ils réclament leurs droits.

Dans ces conditions, comment être nomade ?

Pour les Touaregs, le nomadisme est nécessairement associé à un territoire, considéré comme l’assise indispensable à toute construction sociale. Il ne peut y avoir de fondation sans sol. Mais cet espace d’appui n’existe pas au sein de la nature brute. Il est le résultat d’un travail et se construit à l’image d’une tente nomade dont la forme, rétractée ou dilatée, s’adapte aux mouvements des éléments naturels comme le soleil, le vent ou la pluie… Le territoire se compare également à un corps animé, formé de parties différentes mais complémentaires qui, par leurs actions conjuguées, assurent le bon fonction- nement de l’organisme.Aussi, comme on va le voir, ses contours élastiques, en interaction avec l’environnement géo- graphique, écologique et humain, s’accommodent mal du « carré de sol clôturé » par des frontières fixes, inamovibles, intangibles, correspondant à la territorialité des États modernes.

La terre mère

Amadal amadal, dit une maxime touarègue, c’est-à-dire « la terre est ce qui protège », ce qui garde, ce qui « couve » l’être humain, reprenant le motif, fréquent dans la littérature orale, de la terre protectrice, terre providence, terre nourricière. Ce thème sert également à ordonner les gestes de la vie quotidienne, exprimant un rapport de l’homme à son environnement qui mêle le spirituel au matériel, le cosmogonique à l’éco- nomique, le sacré à l’utilitaire. Dans les représentations touarègues, la terre est d’abord assimilée à l’élément féminin originel qui a engendré les êtres vivants qu’elle porte sur son dos. Le mythe du paradis perdu, dans sa version nomade, met en scène un monde généreux qui offrait à l‘homme toutes les nourritures dont il avait besoin, jusqu’au jour où une servante insouciante s’empara d’un bout de viande pour essuyer le postérieur de l’enfant de la maison. Alors, les morceaux de viande devinrent pierres et tous les mets offerts furent à leur tour pétrifiés. Chassés de l’éden, les humains durent négocier leurs relations à la terre mère. Entre eux, se noua un pacte sacré, liant l’homme à la terre par une promesse de sauvegarde réciproque.

Ainsi, les enfants de la terre peuvent vivre de ses « excroissances », de sa « sueur » et de tout ce que sécrètent ses entrailles, ses chairs et ses os. Mais la terre ne protège qu’à une seule condition : qu’elle soit respectée et que l’intégrité de ses membres et de ses organes vitaux ne soit pas menacée. Comme un ancêtre susceptible, elle a besoin d’égards et de considération. Toute marque d’agression et d’offense faites à la terre – et surtout le fait de la déshabiller, de la mettre à nu – provoquent sa révolte. Voilà pourquoi jusqu’à aujourd’hui, l’homme a le devoir de ne consommer aucun produit de la terre qui n’est pas arrivé à maturité et qui n’a pas subi la transformation nécessaire pour le distinguer sans équivoque du règne du vivant : par exemple, il ne peut manger de fruits verts, ni couper l’herbe qui croît, ni abattre un arbre vert, ni consommer de la viande crue… Sinon la terre s’insurge : elle refuse d’engendrer, abandonne son caractère féminin et maternel et, pareille à un taureau furieux, secoue et éjecte tous les fardeaux qui pèsent sur son échine.

La nécessité d’être nomade

C’est pourquoi, dit le mythe, depuis la première transgression qui l’a privé du paradis terrestre, l’homme s’est trouvé confronté à un milieu hostile, un monde sauvage qu’il s’applique à apprivoiser pour survivre. Afin de maîtriser cet espace vierge, ce désert ou ce « vide » (essuf) sur lequel il n’a aucune prise, il s’efforce d’y implanter ses balises, d’y incruster ses propres repères, d’y installer son abri. C’est en traçant les axes et les étapes successives de ses parcours nomades que l’homme défriche l’univers inconnu et le dote d’un ordre, d’un sens, d’une orientation qui le rendent intelligible et maîtrisable. Véritable recréation du monde, la « conquête du vide » suit le mouvement des flux cosmiques, replaçant infatigablement l’être humain dans l’itinéraire cyclique tracé par l’univers en marche et emprunté par tous ses éléments constitutifs.

Le modèle défini par l’emboîtement des axes du monde est projeté à tous les niveaux de réalité : il correspond aux articulations du corps, physique ou symbolique, de l’homme, de la société, du territoire – lecture cosmologique sur laquelle s’appuient les nomades pour expliquer leurs relations à l’environ- nement géographique, physique ou humain.

Ainsi, l’organisation imaginée du territoire touareg comme de la société est semblable à celle du corps humain ou encore de la tente dont le velum repose sur plusieurs piquets, chaque membre du corps ou chaque piquet de tente représentant à la fois une entité à part entière et une partie d’un tout, construits selon le même schéma. Chaque unité sociale, de la plus petite (le campement) à la plus grande (la société tout entière), est associée à un territoire, inclus dans un autre territoire plus vaste, sur lequel elle a des droits d’usage prioritaires bien que non exclusifs. Les ressources en jeu sont essentiellement les pâturages, les points d’eau naturels ou aménagés (sources, mares, puisards, guelta, puits), le gibier, les produits de cueillette et le bois. Ces biens ne peuvent être appropriés individuellement. Leur contrôle s’établit aux différents échelons de la collectivité, représentés par des chefs-arbitres qui endossent la responsabilité de la gestion du territoire par rapport aux groupe- ments voisins et aux instances plus larges. Les points de jonction des territoires sont très importants : c’est sur ces lignes d’articulation que sont installés les puits, les marchés et que passent les routes caravanières. Dans cette perspective, le tracé du parcours nomade traduit la mise en rapport et en dialogue des deux faces du monde, indispensables l’une à l’autre, aussi opposées que complémentaires, c’est-à-dire la nature sauvage et l’espace domestiqué, ou encore le désert et la tente, l’inconnu et le connu, l’altérité et l’identité…

La notion de territoire s’élabore par rapport à la terre parcourue, ordonnée et gérée, la terre sur laquelle l’homme a laissé ses empreintes. Cet espace est approprié de manière dynamique et non exclusive puisqu’il est un lieu de croisement des parcours qui engagent les incessantes négociations entre le monde de la nature et le monde de la culture. Cette conception de l’univers – qu’elle soit prise au sens abstrait ou concret, qu’elle se réalise sous la forme d’une philosophie, d’une superstition, d’un sentiment ou d’une pratique – pose comme condition à la vie le principe de réciprocité. Sans partage et sans échange entre l’identique et le différent, nous dit- elle, aucune existence n’est possible.