La peur, la mauvaise conscience ont un fumet délectable
pour les narines des Dieux.
Jean-Paul Sartre, Les Mouches.
C’est peut-être un symbole : la tour Eiffel, paisiblement sexy
et scintillante, se trémousse aux heures nocturnes au-dessus
de Paris. La France, premier pays touristique de la planète,
semble baigner dans une sérénité relative. Elle se rapproche pourtant
d’autres grandes démocraties contemporaines en appelant de ses voeux
un gouvernement fort et décidé, qui promet de mettre fin aux scénarios
actuels de la peur. Sarkozy rejoint les Bush, les Blair, les Berlusconi,
pour ne citer que quelques-uns de ces dirigeants qui savent ce qu’ils
veulent et de ces grands exorcistes qui apaisent le peuple et le plongent
dans l’extase d’une nation exposée au soleil des médias
.
Quelle est donc la vérité de cette peur qui entraîne les Français à se
tourner vers l’État ? Peut-on repérer ce « sentiment collectif » ? Sujet
périlleux, embarrassant même, car les écrits sur la psychologie des
peuples aboutissent à des clichés. Une « peur commune » ne peut être
cernée que dans une catastrophe précise : on peut alors étudier des
mouvements de panique ou de solidarité. En revanche, il faut des
nuances pour analyser un état d’âme partagé. Car la peur peut être liée
à un objet abstrait, comme « le désordre », « l’insécurité » ; ce qui ne la
distingue pas de l’inquiétude. Elle peut être collective sans que ce
sentiment soit également ressenti par tous : certains refusent de
s’inquiéter, d’autres paniquent. Qu’elle soit individuelle ou collective,
la peur est fluide, elle change à chaque seconde, comme tout sentiment, même l’amour… Quoi qu’il en soit, le
discours politique et médiatique sur la
peur fait l’amalgame entre des attitudes
aussi diverses que l’inquiétude, les soucis,
la frayeur, l’angoisse et la peur. Interrogez
le tout-venant et vous remarquerez la
même approche. C’est donc bien ce
brouillard flottant que nous désignerons
sous ces divers termes.
On examinera ici la relation triangulaire
entre les Français, la peur et l’État.
On soulignera d’abord le comportement
de la population. Celle-ci croit au caractère
rassurant de l’État, qui semble être
la seule autorité compétente dans le cas
des dangers collectifs. On esquissera
ensuite l’hypothèse d’un double contrôle
de la population, par le public et le privé.
Cette violence est entretenue par un
discours prétendu « mondialiste »
destiné, entre autres, à susciter cette
attitude de dépendance à l’égard de
l’État. On conclura enfin par quelques
perspectives sur le recul nécessaire aux
observateurs engagés que nous sommes,
bon gré mal gré.
Les Français, la peur et l’État
C’est un fait, les Français n’ont guère
éprouvé de grandes peurs massives
depuis la Seconde Guerre Mondiale2. Il
n’y a pas eu de mouvements de panique
ni de comportement grégaire comme
cela s’est vu dans certains pays où chaque
famille qui en avait les moyens se
construisait son abri antinucléaire ou
encore s’achetait une panoplie d’armes
contre d’éventuels intrus.
Un demi-siècle d’affrontements divers
n’a guère affolé la population : les conflits
des guerres coloniales et les attentats en
Corse ou sur le continent ont affecté les
structures du pouvoir en suscitant, entre
autres, l’avènement de la Ve République
et d’un régime présidentiel ; ils n’ont pas
bouleversé les esprits. À l’époque de la
Guerre froide, l’équilibre de la terreur n’a
guère ému le peuple dont une bonne
partie votait pour le Parti communiste.
L’émotion causée par l’attentat de
septembre 2001 s’est essentiellement
concrétisée par un accroissement de la
surveillance policière et de la présence
militaire dans les lieux les plus médiatiques,
pas sur les marchés ou au
voisinage des écoles. Le peuple n’en
demandait sans doute pas tant, et l’on
peut subodorer que cette gesticulation
était surtout destinée à rassurer les pays
partenaires.Toujours est-il que, lorsqu’on
se promène dans certaines gares, on
pourrait croire que le pays est sous
occupation : des militaires y patrouillent
nuit et jour, décorés comme des arbres
de Noël, avec une si grande panoplie
d’instruments de combat qu’il est permis
de se demander si, en cas d’urgence, ils
saisiront le plus approprié.
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