L’enfance présente ce remarquable paradoxe – ou cette
contrariété – caractéristique de toute réalité humaine : elle est
tenue pour une période transitoire, passagère, de l’existence,
et comme telle, considérée comme « mineure », dans tous les sens du
terme, et même, en quelque façon, marginale : on attend, non sans
impatience, qu’elle cède la place à la si précieuse et grandissante
« maturité ». Paroles parentales : vivement qu’ils grandissent ! Et dans
le même temps, pour autant que l’on se réfère aux innombrables
travaux de tous ordres qui lui ont été consacrés, l’enfance est une
position centrale et fondamentale de l’être de l’homme, tant
individuel que social. Mieux encore, elle apparaît comme l’étayage
de l’humanisation, la structure de base de la réalité humaine.
Une
abondante littérature anthropologique en apporte illustrations et
démonstrations, dans un parcours érudit traversant de multiples
peuples, peuplades, ethnies, communautés à la surface du globe.Aux
côtés des œuvres de Margaret Mead, Malinovski, Erikson, Kluckhohn,
LaBarre, Kardiner, Cora du Bois, Devereux, et de bien d’autres, le
travail de synthèse effectué par Geza Roheim dans Psychanalyse et
Anthropologie (Gallimard, 1967) déploie le vaste éventail des
traitements culturels, à portée civilisatrice, de l’enfance (conception,
naissance, formation, éducation – nurture et culture). Il en dégage ce
principe fondamental, qu’il nomme « théorie ontogénétique de la
culture », selon laquelle ce sont les expériences infantiles qui sont
fondatrices de civilisation, et donnent leur spécificité aux différentes
sociétés. « La culture, écrit-il dans L’énigme du Sphinx (Payot, 1976), est
un produit de l’expérience infantile. »
L’espèce humaine : fœtalisation
et inachèvement
L’expérience infantile envisagée dans une
perspective anthropologique (phylogénétique)
globale – toujours vécue ou
revécue par chacun dans son expérience
individuelle (ontogénétique) – se caractérise
par un certain nombre de facteurs
où se combinent le biologique, le social,
le psychologique. Au plan biologique,
l’évolution de l’espèce humaine est
marquée par le processus de la fœtalisation,
phénomène dit aussi de « néoténie
», qui consiste en un retard, plus
exactement un « retardement » du
développement de l’organisme, tel qu’un
certain nombre de caractéristiques
fœtales persistent jusque dans l’âge
adulte et deviennent partie intégrante de
la structure humaine (par exemple
l’absence de pilosité chez homo sapiens
par rapport à la pilosité des Primates).
L’homme naît prématuré, c’est-à-dire
avant d’avoir atteint à la naissance un
développement suffisant pour assurer
rapidement sa survie (situation qu’éclaire
la comparaison avec le petit du kangourou
qui, mis au monde trop tôt, doit
dès la naissance parvenir à se loger dans
la poche ventrale de la mère pour
terminer son développement). Cette
prématuration entraîne une prolongation
de la période infantile, qui doit durer
assez longtemps pour que l’enfant puisse
acquérir les instruments à la fois organiques
et psychiques de son adaptation
et de sa survie.Durant toute cette période
où, prématuré, il demeure immature,
impuissant, en détresse à mesure que
s’accomplit le processus de maturation,
l’enfant demeure sous la dépendance
directe et vitale des adultes, qui assurent
sa formation et son éducation.
Prématuration, retardement, immaturité,
prolongation, inachèvement,
dépendance, éducation composent ainsi
un tableau caractéristique de l’enfance
humaine, qui apparaît bien comme étant,
par nature, une expérience traumatique.
« Par nature », pour le sujet humain, cela
veut dire aussi, inévitablement, par
« culture ». Nature et culture, culture and
nurture, ces deux facteurs qui n’en
finissent pas de nourrir d’inépuisables
commentaires, controverses et débats,
avancent dès le début d’un même pas –
mais mal cadencé, bancal, distordu,
périlleux.Titubant entre nature et culture,
l’espèce humaine marche de travers, avec
tous les risques et toutes les chutes dont
l’histoire offre l’épouvantable et malheureuse
illustration.
Si l’anthropologie apporte des
lumières saisissantes sur les riches et
complexes dynamiques de l’enfance
humaine, elle a du mal à pénétrer plus
avant dans les ressorts psychologiques
susceptibles de compléter et valider les
démonstrations. La psychanalyse a tenté
quelques percées. Freud a échafaudé la
laborieuse construction de Totem et tabou,
où il met en scène un Père primitif qui
est un despote farouche accaparant pour
lui toutes les femmes du groupe, éliminant
ses fils à mesure qu’ils deviennent
des rivaux. La révolte des fils devenus
grands et solidaires, soutenus par les
femmes désirantes, aboutit au « meurtre
du père », à la destitution du despote, et
inaugure une véritable société humaine,
régie par des lois (tabou d’inceste, exogamie,
culte totémique).
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