Périodiquement, depuis quelques dizaines d’années, reviennent les mêmes questionnements après chaque élection qui a vu monter la présence des partis d’extrême droite dans l’un ou l’autre pays d’Europe. Chaque fois, sondages et statistiques tentent de cerner quelles sont les aires géographiques, les catégories socio-économiques ou professionnelles qui se sont laissées séduire, données que les analystes de tous bords cherchent ensuite à interpréter en lançant des hypothèses sur les motivations qui ont mené ces différents groupes à ce choix fatal.
Suite aux dernières élections européennes, les commentateurs ont mis en évidence des facteurs plus ou moins circonstanciels tels que le ras-le-bol de la politique ultra-libérale de l’Union européenne, l’abdication des partis de gauche face aux difficultés économiques croissantes que rencontrent les populations, le sentiment d’insécurité alimenté tant par la petite délinquance que par la précarité et la peur du lendemain, la xénophobie revivifiée par la menace qui pèse sur les aides sociales.
En dépit de certains biais produits par l’absence de recul médiatique (peut-on comparer un scrutin européen avec une élection présidentielle pour constater une augmentation du score ? Peut-on assimiler ce qui se passe dans différents pays européens ?), la situation est sans aucun doute alarmante et ne peut nous laisser sans réaction. Car la percée des partis d’extrême droite n’est pas la seule manifestation d’une adhésion en hausse : il y a également une augmentation de la circulation de cette propagande par les sites internet, les réseaux sociaux et même les tribunes des médias commerciaux.
Or, si les raisons objectives de se plaindre de la situation actuelle et de redouter l’avenir sont nombreuses, on ne voit pas pourquoi les réponses et perspectives simplistes de l’extrême droite sont si facilement acceptées comme des bouées de sauvetage, alors que les propositions de l’extrême gauche ou des anarchistes ne voient pas leur succès augmenter. Certains invoquent une méfiance pour l’extrême gauche en raison du totalitarisme communiste, mais comment concevoir que le totalitarisme fasciste n’effraie pas tout autant, ou que les partis d’extrême droite parviennent si facilement à masquer leur héritage et à se faire passer pour des bienfaiteurs du peuple ? Il ne fait pas de doute que leur séduction ne repose pas sur des propositions de solutions rationnelles et crédibles, mais se fonde sur des mécanismes beaucoup plus souterrains, que nous aurions tout intérêt à mettre au jour pour mieux les déjouer.
Nous avons d’abord tenté d’expliquer et d’illustrer pourquoi l’emploi systématique du terme « fasciste » cache une nouvelle réalité politique et sociale. Même si l’on trouve dans tous ces courants, partis ou mouvements, des permanences comme l’antisémitisme ou le besoin de se référer à un chef, la situation d’aujourd’hui n’a plus grand chose à voir avec celle à laquelle le terme de « fascisme » fait référence. Certes, comme dans les années du début du siècle précédent, la crise économique bat son plein, doublée cette fois d’une crise environnementale. Le capitalisme a changé de nature. Il n’est plus lié à un pays, même si ses dirigeants y résident. Il n’a plus besoin de pays fermés. La globalisation du capital est une évidence et c’est cela même qui fait peur. La « nouvelle » extrême droite prône au contraire un renfermement sur soi, l’exclusion des autres, en d’autres termes des sociétés fermées. Elle fait de cette proposition la clé de voûte de son programme politique. Face à elle, la gauche politique comme la droite classique continuent de penser que le « progrès » économique règlera la question. Les forces sociales de gauche sont, elles, trop impliquées dans leur tentative de préserver les acquis sociaux pour porter un espoir de changement profond.
Le premier article du dossier détaille de façon critique l’offre de l’extrême droite et les récupérations auxquelles elle procède. Son auteur aborde la question de l’efficacité d’une opposition antifasciste et du confusionnisme qu’elle charrie avec elle. Le texte suivant rappelle que l’antifascisme a une histoire qui commence après la première guerre mondiale. Ce courant, qui rassemblait beaucoup de monde, dont une grande partie des intellectuels français, servit de cache-sexe à la Russie de Staline. Une des constantes de l’antifascisme actuel est d’agiter le risque du retour de la peste brune pour aujourd’hui. Or, ce qui était possible hier ne l’est plus, du moins sous les formes qu’il avait prises, les conditions générales d’exercice du capitalisme ayant changé fondamentalement. C’est ce que ce troisième texte aborde en affirmant que « Le fascisme ne passera plus ». Pourtant, sous une forme ou un autre, une constante du fascisme continue à resurgir ici ou là, ouvertement ou de façon souterraine : il s’agit de l’antisémitisme. Il est temps de chercher à comprendre ce qui séduit tant dans cette forme de racisme. En intitulant ce texte « un racisme contre-révolutionnaire », c’est ce que son auteur cherche à expliciter.
Concrètement, l’idéologie nauséabonde de l’extrême droite, parfois pas si extrême que cela, a des effets pervers dans bien des régions. Nous avons demandé à l’un de nos amis de nous décrire quels en sont les effets dans cette région du Sud de la France où ces courants font leurs meilleurs scores électoraux. Il relève avec justesse que leurs partisans apparaissent aux yeux de beaucoup comme les seuls opposants au système en place. C’est également dans l’expérience quotidienne, dans la proximité compréhensive avec des personnes fragilisées, et dans une critique radicale de ce que les valeurs dominantes font de nos vies, que s’ancrent les réflexions douces-amères de « L’Euthanasie du gouvernement », ouvrant des pistes pour penser autrement. Déjà dans les années qui suivirent la deuxième guerre mondiale, des théoriciens se demandèrent quels types de personnalité pouvaient être séduits par les diverses composantes de l’idéologie fasciste. Les résultats d’une vaste enquête, dirigée à l’époque par Theodor Adorno, sont exposés et confrontés à la situation actuelle dans l’article « Ne pas railler... ». Enfin, « Démocratie 2.0 » expose, à partir de l’exemple italien du mouvement « Cinque Stelle », comment la supposée transparence du web et son utilisation « ouverte » peuvent amener à mettre en place des structures d’autorité dans un mouvement politique dit autogéré mais en fait complètement obscur.
Nous ne pouvions clôturer ce numéro sans aborder le choc traumatique de ce début d’année 2015. Sommes-nous ou ne sommes-nous pas Charlie ? Même s’ils paraissent en Transversale, les deux articles qui explorent des positions complémentaires, tout en laissant la question ouverte, sont par bien des aspects liés au thème de l’extrême droite : peur et violence, puissances réactionnaires et désirs de liberté, et nos propres difficultés à avoir prise sur les événements — difficultés, mais en aucun cas renoncement.
La commission