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Anarchie, révolte et conflits : la solution proudhonienne
Daniel Colson
Article mis en ligne le 14 juillet 2013
dernière modification le 20 mars 2016

PLUS QUE BEAUCOUP D’AUTRES MOUVEMENTS OU ENTITÉS, l’anarchisme implique le conflit, la tension et les discontinuités. Triplement pourrait-on dire : vers l’extérieur et comme toute chose, dans ses rapports avec les autres êtres (les patrons ou le communisme d’État, par exemple) ; de l’intérieur (dissensions, scissions, etc.), comme toute chose également ; mais aussi, et c’est ce qui fait sa relative originalité, dans la façon dont lui-même pense et pratique le conflit, les différends et les différences, la violence et les rapports de forces, partout et sans cesse ; dans le plus petit détail des choses de la vie ; comme source d’émancipation ; comme anarchie de ce qui est :

–L’anarchie au sens courant et savant du mot (chaos et absence de principe premier) avec tout son cortège de pleurs, de souffrances et de mauvaises rencontres, d’accidents, de pertes, de destructions, de cris, de fureurs et d’assassinats.

–Mais aussi « l’anarchie positive » et émancipatrice dont parle Proudhon, la libre association de forces libres, capable d’exprimer et d’ordonner la totalité de ce qui est à travers l’affirmation et la sélection des différences et des oppositions, le fédéralisme, l’affinité, l’équilibre des forces, la solidarité et l’égalité des incomparables ;dans un monde où la liberté de chacun est est démultipliée par la liberté des autres ; « à l’infini », dit Bakounine

Cette originalité de l’anarchisme, au regard des conflits et de la violence, on peut la saisir à la fois dans ses pratiques et dans ses théories. Mais on peut également et paradoxalement la trouver dans ses impasses et ses échecs, dans les problèmes qui se sont posés à lui et qu’il n’est pas parvenu à résoudre. On la trouve dans la façon dont les mouvements libertaires ont dû, par force ou par mimétisme, se plier aux lois et aux obligations d’un monde d’autant plus violent et mensonger qu’il prétend ignorer ou interdire les conflits et la violence, les soumettre aux pièges et aux monopoles du pouvoir : vote, tribunaux, obéissance, hiérarchie, logique et raison (« 

Sois raisonnable ! ») ; les repousser à ses frontières, ou – autre dehors – dans les basses-fosses de ses coulisses intérieures (prisons, exclusions, stress, asiles, harcèlement professionnel, épuisement physique et moral, enfer familial, ghettos ou camps de concentration, etc.).

C’est par ces impasses et ces défaites de l’anarchisme que nous commencerons ; avant d’examiner comment les pratiques et la pensée libertaires permettent justement, sinon de les éviter, tout du moins d’en saisir les raisons et les ressorts matériels, et ainsi, partout où c’est possible, de repartir à l’assaut du ciel.

LES IMPASSES ET LES DÉFAITES DES MOUVEMENTS LIBERTAIRES

Considérées dans leur ensemble, ces impasses et ces défaites sont de deux sortes et à double détente.

Elles sont externes, dans les relations (à la fois conflictuelles et subversives) que le mouvement libertaire entretient avec un monde extérieur qu’il combat et qu’il prétend abolir, mais – premier paradoxe – à travers une transformation qui ne peut venir que de l’intérieur de ce monde et de ce qui le constitue ; à partir des potentialités d’autonomie et d’émancipation radicales dont il est porteur.

Elles sont internes, dans la difficulté à associer librement des forces et des idées émancipatrices, multiples, diverses, contradictoires, au sein d’un déploiement qui certes se distingue du dehors (« Nosostros ! ») mais – second paradoxe – qui ne cesse jamais d’être habité par lui, de le porter en lui-même, au plus intime de ce qui le constitue, dans le moindre de ses détails et de ses interactions.

Un double ou un quadruple visage donc (soi/autre ; dehors/ dedans), mais d’une seule et même réalité – dont nous faisons partie (évidemment) – et qui, dans tous les cas, exige tout d’abord de rappeler un certain nombre de présupposés de l’anarchisme ; sous la forme de cinq propositions. •

1 – Sa raison d’être en premier lieu : émanciper toute chose ; libérer la vie dont chacune est porteuse ; affirmer dans les faits « l’universelle indépendance » que chantent les ouvriers de la fin du XX e siècle 2 ; et, pour cela, se libérer soi-même de toute loi et de toute contrainte extérieures ; être à soi-même sa propre loi, « sa propre cause » 3 , et s’associer librement dans des projets, des actes et des agencements communs qui, de fait (et non de droit ou dans le ciel des idées), de par leurs logiques internes et matérielles, sont nécessairement conduits à vouloir et à accroître la force et l’autonomie des êtres qui les constituent.

2 – Pour l’anarchisme, cette émancipation, cette « indépendance du monde » 4 trouve son principal ressort dans la révolte et dans ses innombrables noms et modalités:grèves, insurrections, résistances, libérations, mutineries, action directe, propagande par le fait, mais aussi et au plus près de la vie immédiate : insolences, retraits et distances (« Ne me touche pas ! »), refus d’obtempérer, brusqueries, insubordinations, désertions, rébellions, déviances, dissidences, dissensions, tensions, colères, désordres, sabotage, ergotage, mauvais esprit, etc. Extrêmement diverses, ces dénominations et ces situations de révolte renvoient toutes à un acte premier,avec sa singularité et sa différence, son intensité, sa violence et sa qualité chaque fois particulières de déni, de rupture, de déchirure, de faille et de discontinuité, de remise en cause, de transgression, de contradiction, de négations qui sont aussi des affirmations (et vice versa). « Des actes qui peuvent être très anodins, comme aussi ils peuvent êtretrès violents », nous dit Pouget à propos de l’action directe 5 , pour celui qui les pose comme pour l’ordre qu’il conteste ainsi et qui généralement le lui fait immédiatement savoir. Une déchirure première, partout et sans cesse recommencée, depuis les soulèvements les plus vastes et les plus meurtriers jusqu’aux plus petits craquements et fêlures au sein d’une relation (quelle qu’elle soit), « pour un oui pour un non », dirait Nathalie Sarraute : le geste ou le mot en suspens de celui ou de celle qui se dit tout à coup : « Ça commence à bien faire ! » 3

3 – Troisième proposition. Dans l’anarchisme et dans l’« émancipation »dont ils sont l’expression première (« On s’arrache ! », « On s’arrête ! », « Non ! », « Ça suffit ! », « Tais-toi ! »), la violence et le conflit sont à la source de toute liberté et de toute égalité (« Tute prends pour qui ? ») ; aussi bien les pleurs du bébé que le peintre Courbet s’adressant au ministre des Beaux-Arts de l’époque qui, au nom de l’État, prétendait lui commander un tableau : « Je répondis immédiatement que je ne comprenais absolument rien à tout ce qu’il venait de me dire, d’abord parce qu’il m’affirmait qu’il était un Gouvernement et que je ne me sentais nullement compris dans ce Gouvernement, que moi aussi j’étais un Gouvernement et que je défiais le sien de faire quoi que ce soit pour le mien que je puisse accepter. Je continuai en lui disant que je considérais son Gouvernement comme un simple particulier (….). Ce à quoi il me répondit : M. Courbet, vous êtes bien fier ! »