Annick Stevens
Bien peu de gens actuellement, si l’on évoque la démocratie, se représentent autre chose que la démocratie représentative. Pour nos « représentants » politiques et tous leurs relais (presse, écoles et malheureusement de nombreux politologues et philosophes politiques), toute autre forme en est inconcevable. Si on leur rappelle que la démocratie directe a été appliquée à l’échelle des cités grecques, ils affirment qu’elle est impossible actuellement, soit parce que les États sont de trop grandes entités, soit parce que la politique est devenue trop complexe pour que des non-spécialistes puissent s’en occuper. La réponse des anarchistes est que rien n’empêche, d’une part, de fédérer de petites entités et, d’autre part, à la fois de simplifier les systèmes et de former l’ensemble des citoyens. Mais le bouleversement nécessaire à ce changement semble un prix trop cher à payer pour l’intérêt qu’on en tirerait : au fond, que tous décident, qui le souhaite vraiment ? On se contente d’un État de droit dirigé par des professionnels, qui certes se soucient bien plus de leurs propres privilèges que de l’intérêt commun, mais qui assurent tout de même une relative sécurité physique et économique. S’il doit y avoir un changement, il semble plus probable pour la majorité des gens qu’il aille vers le pire que vers le meilleur.
L’intérêt de lire les auteurs grecs qui ont pensé la démocratie de leur temps est avant tout de se libérer des fausses évidences de notre époque sur l’organisation d’une démocratie et sur le rôle qu’y jouent les citoyens. Des philosophes politiques comme Hannah Arendt et Cornélius Castoriadis ont attiré l’attention sur l’utilité du modèle antique pour refaire du politique un véritable espace public. Mon ambition est beaucoup plus limitée, et plus adaptée aux réflexions anarchistes sur la démocratie directe. Je propose de décrire d’abord brièvement les institutions athéniennes, pour rappeler à quel point elles étaient proches de ce que nous appelons une organisation anarchiste ; ensuite, de retracer le débat qui eut lieu entre les philosophes grecs pour essayer de savoir si, par nature, tous les hommes étaient capables de s’occuper de la chose publique, et surtout quelles conditions il fallait instaurer pour que ce soit possible. On verra ainsi que bon nombre de leurs arguments et de leurs propositions sont encore tout à fait valables aujourd’hui et que nous pouvons les utiliser pour défendre notre projet de société.
1. Qu’est-ce que la démocratie antique ?
« La démocratie est le régime où l’on se partage les magistratures par tirage au sort. » « Le but de la démocratie est la liberté. »
Ces deux petites phrases tirées de la Rhétorique d’Aristote [1]indiquent les deux principales marques distinctives de la démocratie antique selon les Grecs eux-mêmes.
Il y eut plusieurs formes de démocratie en Grèce, et, même à Athènes, où elle prit la forme la plus radicale, elle fut le résultat d’une évolution progressive durant plusieurs siècles de luttes sociales, et elle fut interrompue à plusieurs reprises par des prises de pouvoir tyranniques ou oligarchiques. La forme dont nous connaissons le mieux les institutions et le fonctionnement correspond à l’apogée de la démocratie athénienne, dans la seconde moitié du ve siècle avant notre ère. [2] Elle repose sur trois grands principes : la souveraineté de l’ensemble des citoyens n’est limitée que par la Constitution ; la liberté individuelle n’est limitée que par la loi ; tous les citoyens jouissent de l’isonomie (égalité devant la loi) et de l’isègorie (égalité de droit à la parole à l’Assemblée). Il y avait à cette époque environ 42 000 citoyens pour 400 000 habitants : on sait qu’étaient exclus de la citoyenneté les femmes, les enfants, les étrangers et les esclaves. Cette exclusion est souvent utilisée comme prétexte pour dénigrer la démocratie athénienne. Or, inclure l’ensemble de la population n’aurait rien changé à son fonctionnement, sinon qu’il aurait fallu diviser l’Assemblée en plusieurs assemblées fédérées. [3] Le pouvoir législatif appartient à l’Assemblée (Ekklèsia), à laquelle tous les citoyens sont invités à participer (il y avait environ 25 000 places dans l’hémicycle où elle se réunissait). Les propositions de loi ou de décret pouvaient soit être émises lors de l’Assemblée elle-même (environ 40 régulières par an), soit être d’abord soumises au Conseil (Boulè ; organe exécutif), qui rédigeait un premier rapport. On débattait puis on votait. Tout le monde pouvait faire des propositions, la seule condition étant qu’elles n’enfreignent pas la Constitution. Le Conseil, composé de 500 membres tirés au sort, se chargeait de l’exécution des décisions votées ; il était aussi chargé de surveiller les magistrats et de les juger en cas de malversation. Les magistrats constituent l’autre partie de l’exécutif : ils sont chargés des finances publiques, de l’entretien des lieux, des ravitaillements et des édifices publics, de l’armée, des ordures, du contrôle des marchés et des prix, des routes, des cérémonies religieuses. Ils sont nommés par tirage au sort pour un an et doivent rendre des comptes à l’Assemblée lors de leur sortie de charge. Seules les fonctions militaires sont électives. Enfin, le pouvoir judiciaire est distribué entre différents tribunaux, selon la gravité des crimes et selon que les actions soient privées ou publiques. Les membres des tribunaux sont tirés au sort parmi les citoyens de plus de trente ans. Pour qu’il y ait la plus grande rotation possible, on ne pouvait pas être membre du Conseil plus de deux fois, ni occuper la même magistrature plus d’une fois.
De toutes ces mesures, il résulte que, si l’on veut définir ce qu’est un citoyen en démocratie, ce doit être « celui qui participe » de manière permanente « à l’assemblée délibérative et au pouvoir judiciaire, et temporairement aux magistratures exécutives », selon la formule d’Aristote dans la Politique. [4] En revanche, est considéré comme citoyen dans tout autre régime « celui qui a la possibilité
de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire ». [5] Selon les régimes donc, la quantité des citoyens peut être très variable. Dans la démocratie représentative actuelle, nous sommes tous citoyens parce que nous pouvons en principe nous faire élire au parlement ou devenir juges. Mais ce n’est pas une démocratie au sens grec, c’est une oligarchie puisqu’un petit nombre de citoyens fait les lois et gouverne (ce serait une aristocratie au sens étymologique si ces gouvernants étaient les citoyens les meilleurs). Le simple fait que certaines magistratures soient électives est le signe, selon Aristote, qu’on n’a plus affaire à une démocratie pure mais à une démocratie mêlée de quelques éléments aristocratiques.
On voit que la notion grecque de démocratie n’a pas grand-chose à voir avec celle qui est actuellement en vigueur : elle est nécessairement directe, les trois pouvoirs étant exercés par l’ensemble des citoyens, soit de manière permanente soit en alternance. Rien à voir non plus avec cette pseudo-démocratie directe qu’est le référendum, qui n’est que l’addition d’opinions atomisées, ni pesées, ni examinées, ni synthétisées par le débat.
On trouve à peu près les mêmes critères chez l’historien Hérodote, mais, ce qui ne manque pas de piquant, dans la bouche d’un dignitaire perse :
« Le gouvernement du peuple, tout d’abord, porte le plus beau de tous les noms : isonomie. Puis, il ne s’y fait rien de ce que fait le monarque : on y obtient les magistratures par le sort, on y rend compte de l’autorité qu’on exerce, toutes les délibérations y sont soumises au public. » (Histoires, III, 80).
Quant aux valeurs générales qui sous-tendent ce régime, les valeurs de liberté, d’égalité et de participation générale, un des plus beaux témoignages en est l’oraison funèbre prononcée par Périclès pour les premiers morts de la guerre du Péloponnèse et qui commence par un éloge d’Athènes :
« Notre régime politique ne se propose pas pour modèle les lois d’autrui, et nous sommes nous-mêmes des exemples plutôt que des imitateurs. Pour le nom, comme les choses dépendent non pas du petit nombre mais de la majorité, c’est une démocratie. S’agit-il de ce qui revient à chacun ? La loi, elle, fait à tous, pour leurs différends privés, la part égale, tandis que pour les titres, si l’on se distingue en quelque domaine, ce n’est pas l’appartenance à une catégorie, mais le mérite, qui vous fait accéder aux honneurs ; inversement, la pauvreté n’a pas pour effet qu’un homme, pourtant capable de rendre service à l’État, en soit empêché par l’obscurité de sa situation. Nous pratiquons la liberté, non seulement dans notre conduite d’ordre politique, mais pour tout ce qui est suspicion réciproque dans la vie quotidienne : nous n’avons pas de colère envers notre prochain s’il agit à sa fantaisie, et nous ne recourons pas à des vexations, qui, même sans causer de dommage, se présentent au dehors comme blessantes. Malgré cette tolérance, qui régit nos rapports privés, dans le domaine public, la crainte nous retient avant tout de rien faire d’illégal, car nous prêtons attention aux magistrats qui se succèdent et aux lois - surtout à celles
qui fournissent un appui aux victimes de l’injustice, ou qui, sans être lois écrites, comportent pour sanction une honte indiscutée. [...]
Une même personne peut à la fois s’occuper de ses affaires et de celles de l’État ; et, quand des occupations diverses retiennent des gens divers, ils peuvent pourtant juger des affaires publiques sans rien qui laisse à désirer. Seuls, en effet, nous considérons l’homme qui n’y prend aucune part comme un citoyen non pas tranquille, mais inutile ; et, par nous-mêmes, nous jugeons ou raisonnons comme il faut sur les questions ; car la parole n’est pas à nos yeux un obstacle à l’action : c’en est un, au contraire, de ne pas s’être d’abord éclairé par la parole avant d’aborder l’action à mener. » [6]
Une telle radicalité n’a pas été sans mal, et dès son instauration à Athènes des critiques ont été élevées, soit contre son principe même, soit contre son application. Ces attaques ont à leur tour suscité d’ardents plaidoyers pour la justifier et la défendre, ou pour en proposer des améliorations, fournissant une masse de débats et de réflexions qui s’étend à peu près à toutes les questions que nous nous posons encore actuellement.
2. Les fondements philosophiques de la démocratie directe
Les deux valeurs que revendiquait comme fondamentales la démocratie athénienne étaient la liberté et l’égalité. Certains philosophes ont essayé de donner une assise solide à ces valeurs - et, du même coup, une légitimité à cette Constitution - en les inscrivant dans la nature humaine. D’autres, au contraire, ont utilisé le même argument pour la juger impossible. Au premier courant appartiennent surtout Aristote et, avant lui, les sophistes, ces professeurs de rhétorique et d’action politique qui ont été disqualifiés et négligés par l’histoire des idées jusqu’à ce qu’on redécouvre récemment l’intérêt de leurs théories et l’influence profonde qu’elles ont exercée.
Ainsi, la première justification philosophique qui nous soit parvenue de l’égalité politique de tous les hommes est l’œuvre de l’un d’eux, Protagoras, qui fut un ami de Périclès. Elle se trouve dans le dialogue de Platon intitulé Protagoras, où le sophiste, interrogé par Socrate sur son enseignement, le présente ainsi :
« Mon enseignement, c’est la bonne délibération sur ses propres affaires, de manière à bien diriger sa maison, et sur celles de la cité, de manière à être, sur ces questions, le plus capable d’agir et de parler - Si je te comprends bien [dit Socrate], tu me sembles parler de l’art politique et t’engager à former de bons citoyens. » (318e-319a).
Or Socrate pense que la politique ne s’enseigne pas et il trouve absurde que, si à l’Assemblée on délibère d’une chose technique, on consulte un spécialiste, mais si on doit délibérer sur « une question d’administration de la cité », n’importe qui prend la parole sans qu’on lui demande d’avoir appris quoi que ce soit (319 bd).
Protagoras répond par le fameux mythe qui porte désormais son nom :
les hommes des premiers temps possédaient assez de techniques pour assurer leur vie matérielle mais ils risquaient à tout moment de disparaître à cause de leurs guerres incessantes ; c’est pourquoi Zeus, pour les sauver, leur a donné à tous « la justice et le respect », pour qu’ils cessent de se nuire constamment les uns aux autres. Ce don marque le début de la civilisation, car ces deux vertus sont les conditions de toute organisation politique. Or, tous les hommes les ont reçues, de sorte que tous sont aptes à participer à cette organisation, mais cela n’empêche pas que l’éducation doit venir confirmer l’aptitude naturelle. Ceci explique qu’on juge coupable celui qui commet une injustice et qu’on encourage la justice comme résultat d’une application et d’un apprentissage. La justice, conclut Protagoras, peut donc être enseignée, et les éducateurs en sont les parents, les maîtres d’école (par émulation et modèles), les lois. Cependant, comme pour tout le reste, certains acquièrent mieux et d’autres éduquent mieux ; les inégalités entre les hommes sont seulement des différences de degré.
Aristote s’inspire largement de cette conception lorsqu’il retrace, d’une manière historique et non plus mythique, l’évolution des sociétés humaines, depuis la famille jusqu’à la cité (Politique, I). Cette évolution est pour lui naturelle et nécessaire parce que l’organisation politique
est inscrite dans la nature de l’homme. Or, il n’y a de relation politique qu’entre personnes égales et libres, sinon ce sont des relations patriarcales ou despotiques. Ces relations-là s’appliquent aux femmes et aux esclaves, car, selon Aristote, ces deux groupes, tout en faisant partie de la même espèce, ont des capacités trop inférieures à celles des autres. [7] Mais il
ne suffit pas de dire que les relations
doivent être d’égalité ; toute la question est de savoir selon quel critère on revendique l’égalité, car c’est cela qui distingue entre eux les régimes politiques : pour les uns, l’égalité déterminante est celle des richesses, pour les autres celle de la naissance noble ou des vertus, pour les démocrates, enfin, celle de la condition d’homme libre. Pour Aristote, seul le critère de l’égalité de vertu (au sens grec, à la fois compétence et rectitude morale) semble assurer le bon fonctionnement de la cité, et il y ajoute le critère de gouverner en vue de l’intérêt de tous et non d’une seule classe, critère qui oppose les régimes corrects aux régimes déviants. [8] Traditionnellement, le régime qui réunit ces deux critères est l’aristocratie (encore une fois, au sens étymologique), et Aristote l’accepte comme le meilleur, moyennant cependant deux restrictions très importantes. Premièrement, la vertu n’est pas l’apanage d’une classe, comme le voulaient les nobles ; les qualités nécessaires à la gestion du bien commun se trouvent dans toutes les origines sociales, pourvu qu’on ait accès à l’enseignement. Deuxièmement, les citoyens vertueux ne sont pas nécessairement une minorité. De deux manières différentes, en effet, ils peuvent constituer la majorité. La première est l’effet positif de la collectivité elle-même :
« Attribuer le pouvoir souverain à la masse du peuple plutôt qu’à la minorité des citoyens les meilleurs semblerait être une solution valable et offrirait sans doute des difficultés, mais peut-être aussi quelque vérité. La majorité, en effet, dont chaque membre n’est pas un homme vertueux, peut cependant par l’union de tous être meilleure que cette élite, non pas individuellement mais collectivement, de même que les repas à frais communs sont meilleurs que ceux dont une seule personne fait la dépense. Du fait qu’ils sont plusieurs, chacun a sa part de vertu et de sagesse pratique, et de leur union naît comme un seul homme à plusieurs pieds, plusieurs mains et doué de plusieurs sens, et il en va de même pour le caractère et l’intelligence. » (Politique, III 11, 1281a 40-b 7).
Il reviendra à diverses reprises par la suite sur cette puissance de la collectivité : en ce qui concerne la délibération (législative ou judiciaire), il affirme qu’elle est meilleure quand elle est effectuée
par un grand nombre de participants ;
en outre, le meilleur juge n’est pas l’expert mais l’utilisateur ; enfin, un grand nombre de personnes est plus difficile
à corrompre. En ce qui concerne l’exécutif, un régime est meilleur quand il possède un grand nombre de magistrats,
car on accomplit mieux une seule tâche que plusieurs cumulées. La deuxième manière de permettre que les bons citoyens soient une majorité est de faire en sorte que le plus grand nombre possible de citoyens acquièrent les qualités nécessaires pour être à la fois gouvernants et gouvernés. [9] Aristote n’est pas optimiste au point de penser que tous puissent y arriver :
« Soit une multitude d’hommes libres ne faisant rien de contraire à la loi, excepté dans les cas nécessairement omis par celle-ci ; et si cette condition est difficile à remplir avec un grand nombre de gens, supposons du moins qu’on ait une majorité de personnes à la fois gens de bien et bons citoyens, [...] l’aristocratie serait alors pour les cités préférable à la royauté, que le pouvoir s’accompagne d’une force armée ou non, pourvu qu’on puisse trouver un assez grand nombre d’hommes pareils. » (Politique, III, 15, 1286 a 36-b 7).
Mais comme cette condition dépend avant tout de l’éducation, j’y reviendrai dans la section suivante.
Aristote n’est donc pas un pur démocrate au sens grec, car dans le concept antique de démocratie il n’y a aucune exigence de compétence. Cependant, il estime que le seul régime absolument juste, parce que conforme à la nature,
est celui où tous les hommes qui possèdent les capacités naturelles propres à l’homme, à savoir l’intelligence et l’action réfléchie, puissent exercer les actes conformes à leurs capacités. [10]
Au contraire, dans le Politique (292-293), Platon affirme que tout au plus un ou deux ou quelques-uns parmi tous les Grecs sont capables d’acquérir la science politique sans laquelle aucun régime n’est bon. Tous les autres critères de différenciation entre les régimes sont estimés secondaires par rapport à celui-là, par exemple le fait de gouverner de gré ou de force, en étant riche ou pauvre, avec ou sans lois. Comme toujours chez lui, c’est le paradigme technique qui justifie cette position : on ne juge pas un médecin sur de tels critères mais seulement sur sa capacité à agir pour le bien du corps ; c’est pourquoi, il faut parfois aussi, pour le bien de la cité, la purger en tuant ou en exilant les éléments malsains qui la menacent. Son affirmation d’une inégalité naturelle des capacités entre les individus est simplement basée sur l’évidence de l’observation. Non qu’il ignore à quel point l’enseignement développe ces capacités, mais il constate que certains enfants, dès leur plus jeune âge, apprennent vite tandis que d’autres arrivent difficilement à un niveau élémentaire. Je crois que nous ne devons pas, comme c’est le cas trop souvent, considérer cette question comme un tabou. Ce n’est pas en niant les différences de capacités que nous ferons accéder tous les enfants au meilleur d’eux-mêmes. L’enseignement doit être individualisé, pour s’adapter aux intérêts, aux motivations, aux efforts et aux difficultés, toutes choses différentes selon les enfants. En ce qui concerne le savoir intellectuel et manuel, que chacun s’oriente selon ses propres désirs et aptitudes ne pose aucun problème ; seul le savoir pratique (éthique et politique) doit être partagé par tous si nous voulons une vraie démocratie.
En ce qui concerne les valeurs revendiquées par la démocratie, la tirade de Platon contre les excès de la liberté (République, 562-564) est pour nous plutôt ridicule et révèle surtout son extrême conservatisme social et moral. Certaines de ses descriptions, cependant, évoquent des travers de la démocratie telle que nous la vivons aujourd’hui. Par exemple, le fait de ne plus accepter la moindre contrainte, ou le fait que les maîtres d’école se mettent à craindre leurs élèves et donc à les flatter. Ces dérives sont typiques d’un système exclusivement libéral, dépourvu de toute autre valeur que la liberté individuelle. De même, sa dénonciation de l’égalité a quelque chose de pertinent quand elle quitte le terrain strictement politique et s’attache au modèle de l’homme démocratique, pour lequel toutes les activités, toutes les jouissances sont égales, qui passe de l’une à l’autre sans avoir aucune ligne directrice dans sa vie. L’obsession de l’égalité a été à l’origine d’une grave dérive à Athènes, celle qui consista à ostraciser, c’est-à-dire à voter le bannissement de tout citoyen qui semblait prendre trop d’influence sur la vie publique. Outre que ce fut souvent un prétexte commode pour se débarrasser d’un adversaire politique, la mesure confond évidemment égalité et nivellement, influence et domination.
3. Les conditions d’application de la démocratie directe
Les critiques les plus récurrentes contre la démocratie dans les textes anciens (chez les dramaturges et les historiens autant que chez les philosophes) sont celle de la démagogie et celle du tirage au sort des magistrats. En ce qui concerne celui-ci, les dangers signalés étaient que la personne désignée par le hasard soit complètement incompétente ou qu’elle soit opposée au régime. Une organisation anarchiste évite ce dernier danger en choisissant les mandatés sur base volontaire et avec l’accord de l’assemblée. En revanche, le problème de la démagogie, lié à celui de la compétence, nous concerne au plus haut point. Nous connaissons le pouvoir de la parole, nous savons qu’une opinion habilement exprimée peut persuader mieux qu’une autre, même meilleure. Nous savons que pour évaluer correctement une situation et prendre une décision en connaissance de cause, il faut savoir discerner quels sont vraiment les meilleurs arguments, dans un sens et dans l’autre, et prévoir autant que possible leurs conséquences. Cela demande une formation spécifique, que les sophistes avaient commencé à dispenser, et qui est totalement absente de notre système scolaire.
Avant de revenir sur ces conditions, je propose d’examiner d’abord les exigences matérielles d’une démocratie directe, sur lesquelles nous sommes si souvent interrogés.
Conditions matérielles
Tous les textes théoriques concernant la cité la considèrent comme l’entité la plus capable de répondre à tous les besoins humains, parce qu’elle est assez grande pour comprendre tous les types d’activité, mais pas trop grande au point de manquer d’unité. En outre, dans les cités démocratiques, pour réunir tous les citoyens en une seule assemblée, il ne fallait pas dépasser un certain nombre. Jusque-là, pas trop de difficultés, ni pour eux, chez qui les cités étaient indépendantes et territorialement séparées, ni pour nous, puisque le fédéralisme permet de coordonner des assemblées de taille maniable. Ce qui pose plus de
problèmes, c’est la compatibilité entre l’activité politique et les autres activités, notamment économiques. On lit souvent que la démocratie athénienne aurait été impossible sans l’esclavage. En fait, à Athènes, l’esclavage ne jouait pas un grand rôle dans la production économique, il était plutôt domestique. Et c’est précisément la raison pour laquelle Athènes dut prendre des mesures pour attirer les citoyens à l’assemblée. En effet, la plupart d’entre eux étaient de petits propriétaires terriens travaillant eux-mêmes, ou des artisans libres. Comme une journée d’assemblée en ville représentait pour eux une perte économique importante, on décida de verser un dédommagement à ceux qui y assistaient. La mesure aurait pu suffire à remplir les assemblées, si le problème avait été exclusivement économique. Or, manifestement, il était dû aussi à un manque d’intérêt, de sorte que ces citoyens, motivés seulement par le jeton de présence, se laissaient entraîner par le premier démagogue venu. Je ne crois pas que nous ayons beaucoup progressé sur la question de la motivation ; j’y reviendrai à propos de l’éducation.
Sur la question économique, nous avons à la fois progressé et régressé. Nous sommes capables, grâce au développement des techniques, de diminuer considérablement la durée du temps de travail nécessaire à la satisfaction de tous les besoins, et nous ne le faisons pas. La réflexion sur ce thème n’est pas propre aux anarchistes ; plusieurs livres récents montrent à quel point on pourrait s’affranchir de cet esclavage moderne. Ce qui est plus redoutable, encore une fois, c’est de savoir comment motiver l’ensemble de la population à consacrer une partie du temps ainsi libéré à l’activité d’organisation collective.
Conditions intellectuelles
Dans sa Rhétorique, Aristote récapitule toutes les questions sur lesquelles l’Assemblée délibère : richesses, guerre et paix, protection du territoire, importations et exportations, législation ; et ensuite il énumère toutes les connaissances qui sont, par conséquent, nécessaires pour conseiller correctement sur ces matières : expériences historiques, connaissance précise des situations économiques, conceptions des autres peuples, connaissance des Constitutions,
des conditions de leur sauvegarde ou de leur perte - tout cela est l’objet de la
politique, donc tout cela doit être connu de chaque citoyen. C’est pourquoi, l’enseignement doit être public et former tous les jeunes dans ces domaines. À
côté de ces connaissances théoriques, l’enseignement doit aussi et surtout développer chez chacun la faculté pratique appelée phronèsis, qui permet de juger une situation, de délibérer et d’agir selon la meilleure option. Aristote fait preuve indiscutablement d’un certain optimisme sur les capacités naturelles des hommes à juger les opinions [11] ; il semble que ses doutes concernent beaucoup plus les qualités morales qui doivent garantir le respect des lois et surtout le souci de l’intérêt commun plutôt que du sien propre. [12]
En revanche, chez Platon, puisque la politique est le plus haut savoir théorique, seuls les jeunes les plus brillants intellectuellement pourront y accéder C’est le niveau d’enseignement qui détermine la classe sociale à laquelle on appartient, et non la naissance : les éducateurs observent les jeunes enfants, repèrent ceux qui ont une nature docile à l’éducation et apte à l’étude, de sorte qu’ils les sélectionnent et les font progresser le plus loin possible (République, VII, 537). En effet, pour lui, la science politique se confond avec la philosophie dans la mesure où seule la connaissance du Bien en soi, principe ultime de l’être, permet la connaissance des biens partiels dans tous les domaines. Cette prédominance du théorique sur le pratique explique que la sélection des dirigeants soit extrêmement restrictive. Il y a cependant une très grande liberté de pensée entre les étudiants privilégiés car la pratique de la dialectique est une recherche ouverte et collective : la vérité est approchée de manière toujours plus subtile, mais nécessairement, parce que nous sommes des humains et non des dieux, nous ne pouvons jamais l’atteindre absolument. Une autre recommandation de Platon intéressante en cette matière est que, même chez les jeunes enfants, l’enseignement ne peut se faire par contrainte, car « l’homme libre ne doit rien apprendre en esclave » et parce que « les leçons qu’on fait entrer de force dans l’âme n’y demeurent pas » (République, VII, 536). En somme, la vie que propose Platon est très enviable pour l’élite, réduite à une vie de troupeaux pour les autres. C’est une véritable aristocratie, fondée sur la certitude d’une inégalité innée entre les hommes.
4. Comment instaurer une démocratie directe ?
La dernière difficulté à laquelle nous sommes constamment confrontés et qu’il nous faut absolument résoudre, est la question de savoir comment arriver à la société que nous désirons, à partir de l’état actuel. Les Grecs nous fournissent à ce sujet deux pistes de réflexion, qu’il nous faut évidemment adapter aux conditions de notre époque. La première est l’observation de l’avènement historique des cités démocratiques, considéré par les philosophes comme une évolution nécessaire en vertu du caractère même des régimes antérieurs. Dans la République, Platon retrace une dégradation successive depuis l’aristocratie (les nobles étant, d’après lui, à une certaine époque, véritablement meilleurs) vers la timocratie (régime caractérisé par l’ambition guerrière, et illustré à l’époque
par Sparte), puis vers l’oligarchie (pouvoir des riches, au prix de la plus grande misère des pauvres, ce qui était interdit dans les deux régimes précédents). À ce stade, les gouvernants écrasent tellement les gouvernés et sont tellement affaiblis par leur vie dissolue qu’ils finissent par être renversés par les pauvres, éventuellement aidés par une autre cité. Quant à l’évolution qui menace la démocratie, c’est la tyrannie qui s’installe lorsque, épuisé par la rivalité incessante entre ceux qui cherchent à s’approprier tout le pouvoir et ceux qui cherchent à s’approprier toutes les richesses, le peuple se réfugie dans les bras d’un protecteur qui commence par le favoriser puis installe progressivement un pouvoir absolu. [13] Selon cette reconstitution historique, l’avènement de la démocratie nécessite le renversement par la force de la classe dominante, et c’est ce qui se passa effectivement dans certaines des cités dont nous connaissons l’histoire.
La deuxième piste de réflexion concerne en quelque sorte la force paradigmatique de l’utopie. Il est commun
à Platon et à Aristote de ne pas considérer la Constitution la meilleure comme impossible par essence, mais comme très difficile et nulle part encore réalisée ; cependant, c’est elle qu’il faut viser ultimement et c’est à ses lois qu’il faut
adapter sa conduite privée. On peut donc appliquer une telle organisation partout où les lois présentes ne l’interdisent pas. Et, en attendant, tant que les conditions nécessaires au changement radical ne seront pas réunies, on s’efforcera seulement d’améliorer le régime en place. C’est pourquoi, lorsqu’Aristote entreprend d’examiner les causes de la chute des régimes et de donner des conseils aux gouvernants pour les sauvegarder, c’est dans le but de rendre chaque Constitution moins mauvaise, plus épanouissante pour les citoyens, ce qui aura pour effet secondaire de limiter les révoltes. Car, pas plus que Platon, il n’estime que la Constitution absolument meilleure
soit réalisable partout, mais, en partant d’exemples réels, il montre comment définir le meilleur type de régime relativement à chaque population (selon sa propre notion de l’égalité, son degré d’acceptation de la soumission, la répartition de l’excellence entre ses membres, etc.) et, si ce n’est pas celui-là qui est réalisé, comment inciter des législateurs à changer la Constitution, soit entièrement soit partiellement.
Réforme ou révolution : pour Aristote, tout dépend des circonstances. Si les conditions sont insupportables, le peuple se soulèvera. Dans tous les autres cas, le changement radical doit être acquis petit à petit, par des réformes de plus en plus importantes obtenues par pression sur les législateurs. Pendant ce temps, ne jamais perdre de vue la visée ultime et la réaliser à petite échelle partout où c’est possible.
Ce programme me semble constituer une étonnante synthèse des opinions qui sont discutées en ce moment entre les anarchistes. Il nous encourage en tout cas à continuer à lutter sur tous les fronts à la fois, en équilibrant le travail de revendication et de pression, d’une part, d’expérimentation en petits groupes d’autre part. Une difficulté supplémentaire de notre époque comparée à la leur, est que l’idéologie dominante est arrivée à faire croire à la plupart des gens qu’il n’y a
pas de meilleur régime que la particratie de marché qu’on appelle démocratie. Montrer qu’au contraire la démocratie directe est à la fois possible et bien plus enviable est une étape sur le chemin de l’anarchie. En tout cas, l’argument qu’on nous oppose souvent, que la société anarchiste est bien sympathique mais irréalisable étant donné la nature humaine,
a déjà été invalidé par les réflexions des philosophes grecs sur cette nature. En effet, tant Aristote et les sophistes que Platon, malgré leurs conclusions diamétralement opposées, montrent qu’on ne peut parler de nature humaine qu’en termes de potentiels. L’homme n’est pas plus égoïste qu’altruiste, pas plus borné qu’intelligent, il a toutes les tendances innées, et à un degré différent selon les individus. À partir de là, ce qui se développera sera ce sur quoi l’environnement social et culturel agira. Un programme scolaire qui accentuerait l’aptitude à l’agir délibératif plutôt qu’à la seule ingestion de matières théoriques serait révolutionnaire ; c’est bien pourquoi les ministères de l’éducation ne le proposeront jamais.
À nous de l’imposer.
Annick Stevens