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Être libres pour la libération ?
Anselm Jappe
Article mis en ligne le 15 novembre 2012
dernière modification le 15 novembre 2013

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IL Y A DEUX NOUVELLES. LA BONNE
nouvelle est que notre vieil ennemi,
le capitalisme, semble se trouver
dans une crise gravissime. La mauvaise
nouvelle est que pour le moment
aucune forme d’émancipation sociale
ne semble vraiment à portée de main et
que rien ne garantit que la fin possible
du capitalisme débouchera sur une
société meilleure. C’est comme si l’on constatait que la prison
où l’on est enfermé depuis longtemps a pris feu et que la panique
se diffusait parmi les gardiens, mais que les portes restaient
verrouillées…

Je voudrais commencer par un souvenir personnel qui
concerne le Mexique. J’ai visité votre pays en 1982, quand
j’avais 19 ans, sac à dos. Je vivais alors en Allemagne.Malgré le
fait qu’on parlait à l’époque du « Tiers-monde » et de sa misère,
c’était autre chose de le connaître réellement et d’être confronté
aux enfants qui mendiaient pieds nus dans la rue. À Mexico je
logeais dans une espèce d’auberge de jeunesse gérée par des
Suisses, et un soir en rentrant, accablé par la vision de la pauvreté
en ville, je me mis à lire un exemplaire de l’hebdomadaire
allemand Der Spiegel qui y traînait. Je tombai sur un grand
reportage consacré à l’état de la société allemande,
qui semblait alors à son apogée. La description
était désolante au plus haut degré : rien
que des dépressions et de la pharmacodépendance,
des familles déstructurées, des jeunes
démotivés et du délabrement social. Je me sentais
plongé moi-même dans un abîme. J’avais
déjà une longue expérience de la critique théorique
et pratique du capitalisme, dont je pensais
tout le mal possible. Mais jamais avant je
n’avais senti avec une telle force en quelmonde
nous vivons, un monde où les uns crèvent de
faim et où les autres, ceux qui sont censés se
trouver au bon bout de la chaîne, sont également
si malheureux qu’ils se bourrent de
médicaments ou se tuent. (D’ailleurs, mes souvenirs
de la vie en Allemagne confirmaient pleinement
ce reportage). Où je ressentais que les pauvres sont
malheureux et les « riches » également, et que le capitalisme
est donc un malheur pour tous. Je compris que ce système ne
profite, en dernière instance, à personne, que faire « se développer
 » les pauvres pour les faire devenir comme les riches ne
servirait à rien, et que la société marchande était l’ennemi du
genre humain.

Mais en même temps, ce système semblait être fort, très fort,
en 1982, et on ne pouvait que se déprimer on considérant le
rapport des forces entre ceux qui voulaient, d’une manière ou
d’une autre, changer ce système, et les forces dont disposait
ledit système, y compris le consensus qu’il suscitait malgré tout
et les bénéfices matériels qu’il pouvait encore distribuer.

Aujourd’hui, on dirait que la situation a radicalement
changé. Ces jours-ci on évoque en Europe, dans les instances
politiques et dans les grands médias, des scénarios catastrophiques,
du genre argentin. Il n’est pas nécessaire que je m’étale
davantage ici sur le fait qu’on ressent partout une très grave
crise du capitalisme, permanente au moins depuis 2008. Vous
avez peut-être lu la traduction de mon article où je tente d’imaginer
ce qui arrivera dans les sociétés européennes si l’argent,
tout argent, perd son rôle après un effondrement financier
et économique1. Le journal Le Monde l’a publié et de très
nombreux lecteurs l’ont commenté ; cependant, je pense qu’il
y a quelques années encore, on m’aurait classé dans la même
catégorie que ceux qui voient des ovnis…

Cependant, et c’est un premier constat important à faire,
cette crise du capitalisme n’est pas due aux actions de ses
adversaires. Tous les mouvements révolutionnaires modernes
et presque toute la critique sociale ont toujours imaginé que le
capitalisme disparaîtra parce que vaincu par des forces organisées
décidées à l’abolir et à le remplacer par quelque chose
de meilleur. La difficulté était de battre en brèche l’immense
pouvoir du capitalisme, qui se trouvait autant au bout du fusil
qu’il était ancré dans les têtes mêmes ; mais si l’on y parvenait,
la solution de rechange était déjà à portée de main : en effet,
c’était l’existence même d’un projet alternatif de société qui causait,
en dernière instance, les révolutions.

Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est l’effondrement du
système, son autodestruction, son épuisement, son sabordage.
Il a rencontré finalement ses limites, les limites de la valorisation
de la valeur qu’il portait dans son noyau depuis le début.
Le capitalisme est essentiellement une production de valeur,
qui se représente dans l’argent. Seul ce qui donne de l’argent
intéresse dans la production capitaliste. Cela n’est pas dû essentiellement
à l’avidité des méchants capitalistes. C’est le fait que
seul le travail attribue de la « valeur » aux marchandises.
Et cela veut dire aussi que les technologies n’ajoutent pas de
valeur supplémentaire aux marchandises. Plus on utilise de
machines et d’autres technologies, moins il y a de la valeur
dans chaque marchandise. Mais la concurrence pousse sans
cesse les propriétaires de capital à utiliser des technologies qui
remplacent le travail.Ainsi, le système capitaliste sape ses propres
bases, et il le fait depuis le début. Seule l’augmentation
continuelle de la production des marchandises peut contrecarrer
le fait que chaque marchandise contient toujours moins
de « valeur », et donc de sur-valeur, traduisible en argent2. On
connaît les conséquences écologiques et sociales de cette course
folle à la productivité.Mais il est également important de souligner
que cette chute de la masse de valeur ne peut pas être
compensée éternellement et qu’elle entraîne finalement une
crise de l’accumulation du capital même. Dans les derniers décennies,
l’accumulation défaillante a largement été remplacée
par la simulation à travers les finances et le crédit.Maintenant,
cette vie « sous perfusion » du capital a également rencontré
ses limites, et la crise du mécanisme de la valorisation semble
désormais irréversible.

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