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De la liberté en amour
Luce Turquier

Réflexions et pratiques anarchistes sur le mariage, la liberté en amour et la liberté sexuelle

Article mis en ligne le 20 mars 2013
dernière modification le 20 novembre 2013

Réflexions et pratiques anarchistes sur le mariage, la liberté en amour et la liberté sexuelle

UN DES MOYENS COMMODES POUR DISCRÉDITER LES communistes de tout poil fut de prétendre qu’ils voulaient s’attaquer au mariage et par- tager les femmes, suscitant ainsi de nombreuses railleries ou frayeurs. Ne s’agissait-il pas de
troubler les hommes mariés en ravivant leur sentiment de pro- priété sur « leurs » femmes ? Ces propos sont, bien sûr, une défor- mation de certaines critiques émises à l’encontre de la famille et du mariage, comme support et expression à modèle réduit du système de propriété, d’exploitation et de domination. La Cecilia, cette colonie anarchiste fondée au Brésil, « tentative la plus sérieuse de réa- lisation des idées anarchistes »1, dira Nettlau en 1897, avait donc, entre autres objectifs, celui de pratiquer l’amour libre pour lutter contre l’institution familiale. Mais il en fut aussi question pour pallier au manque de femmes au sein du projet2... Il n’en faut pas plus à de nombreux journaux de l’époque, moquant les articles relatifs aux difficultés d’une telle entreprise, pour réduire l’idéal anarchiste à une mise en commun des femmes. Entendons-nous, ces articles permettaient de renforcer et d‘entériner le statu quo et non pas d’ouvrir la voie à une remise en cause de cette appropriation du corps des femmes par les hommes. Cette question émergera pourtant dans les groupes anarchistes qui poursuivront, les années suivantes, leur critique du mariage, de l’amour légalisé, critique théorique, mais aussi critique en acte.

Les textes portant spécifiquement sur cette question, en France, ne sont pas si nombreux. Le mariage, l’amour, les rapports hommes-femmes apparaissent évidemment dans les fictions ou les théories. On trouve également des articles dans la presse libertaire, mais seulement un livre et quelques brochures pour la période précédent la Première Guerre mondiale. C’est en 1898 que paraissent deux textes : le livre de Charles Albert, L’Amour libre3, amplement diffusé en France et à l’étranger, ainsi que la brochure de René Chaughi, Immoralité du mariage4, très diffusée et rééditée de nombreuses fois.

À partir de 1900, une critique du mariage, en faveur de l’union libre, s’engage dans le journal L’Ère nouvelle, publication origi- nale issue du christianisme social, évoluant vers le christianisme libertaire, pour abandonner peu à peu toute référence religieuse. Outre le débat en lui-même, le positionnement de ce journal nous intéresse, car il est publié par E. Armand et Marie Kügel. C’est cette dernière qui engage la discussion. Armand poursuivra sa réflexion, pendant l’entre-deux-guerres, en s’illustrant par ses positions en faveur de la camaraderie amoureuse . Et, tandis qu’un
article de 1902 prônant non plus l’union libre, mais la polygamie redonne vigueur au débat, L’Ère nouvelle s’engage au côté d’un projet de milieu libre, à Vaux dans l’Aisne, décidé à mettre en pratique le communisme. D’autres projets suivront et leurs écrits prennent nécessairement en compte ces questions d’union et d’amour libres. Quelques feuilles éphémères, pour le milieu de Vaux par exemple, quelques brochures, celles des colonies de Saint-Germain-en-Laye ou d’Aiglemont et également quelques pièces de théâtre comme La Nouvelle clairière 6.

Après 1905, le journal l’anarchie apporte aussi sa pierre au modeste édifice, par ses écrits, mais également par la réputation d’un de ses rédacteurs, Libertad. Que ce soient les policiers qui le surveillent, ou Jean Grave, qui avait une conception de l’anarchisme différente de la sienne, ils lui attribuent des amours multiples, parfois pluraux, qu’ils confondent avec une sexualité.

En 1907, l’anarchie édite ainsi, en collaboration avec La Guerre sociale, une brochure écrite par Madeleine Vernet,
L’Amour libre7, et en discute dans ses colonnes.
Cette même année, Armand rédige De la
liberté sexuelle8, tandis qu’un texte d’Élie
Reclus connaît une parution restreinte sur au cœur du quotidien et la Le Mariage tel qu’il fut et tel qu’il est9 . En 1911, recherche d’une émancipation certains de ces textes sont de nouveau édités.
individuelle et collective”

Signalons encore la parution en épisodes,
dans l’anarchie, d’une pièce de théâtre, Le Déshonneur de Mme Lemoine10, écrite par Émilie Lamotte, reprenant le thème classique du mariage forcé face au mariage d’amour11.

Cette liste de sources n’est pas exhaustive, d’autres publica- tions abordent certainement la question dans cette première décennie du XXe siècle. Cette sélection d’écrits, les groupes anar- chistes dont ils émanent, les pratiques qui leurs sont liées, ont en commun de se revendiquer, ou se revendiqueront un peu plus tard, de l’anarchisme individualiste. Leurs réflexions oscillent entre la volonté de porter leur révolte au cœur du quotidien et la recherche d’une émancipation individuelle et collective. De là émergent des remises en cause du mariage en faveur de l’amour libre : critique des chaînes conjugales face à la revendication d’une union libre et d’une libre détermination en matière d’amour et de sexualité, en particulier pour les femmes ; mais également critique de l’exclusivisme et du propriétarisme de la monogamie maritale, qui mène à des revendications d’amour pluraux et à la libre satisfaction des désirs.


CRITIQUES DU MARIAGE : SUJÉTION, PROSTITUTION ET VOYEURISME

La critique du mariage n’est pas propre aux anarchistes : les féministes s’opposent à cette sujétion des femmes. Mais la bataille pour le droit de vote des féministes rebute les anarchistes tandis que la propagande néo-malthusienne est mal perçue par celles qui préfèrent mettre en avant la maternité. Quelques femmes font néanmoins exception. Nelly Roussel et Madeleine Pelletier se lient aux néomalthusiens sur la revendication des femmes à disposer de leur corps et donc le droit à la contraception et l’avortement. Madeleine Vernet trouve chez les libertaires des appuis à son projet d’orphelinat, l’Avenir social, fondé hors de
la tutelle de l’État. Ces féministes, avec certaines femmes anarchistes, comme Marie Kügel, Sophia Zaïkowska ou Émilie Lamotte, confèrent un autre son de cloche aux réflexions anarchistes.

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