Les périodiques Courant alternatif (hors série, n° 17) et Offensive libertaire et
sociale (n° 30), de juin 2011, se sont associés pour publier un numéro commun
qui a pour titre « Luttes de libération nationale. Une révolution possible ? ».
Les périodiques Courant alternatif (hors série, n° 17) et Offensive libertaire et sociale (n° 30), de juin 2011, se sont associés pour publier un numéro commun qui a pour titre « Luttes de libération nationale. Une révolution possible ? ».
Ce numéro, fort bien mis en page, se décline en trois parties, peut-être divisées un peu arbitrairement : décoloniser nos esprits, décoloniser nos luttes, décoloniser le monde. Il faut rappeler que les anarchistes, dans leur ensemble, ont souvent été méfiants, sinon hostiles, envers les luttes d’indépendance nationale, chargées naturellement de nationalisme et surtout vues comme réactionnaires car détournant les militants de l’essentiel : la révolution sociale. Mais certains anarchistes ont participé à ces luttes. Ce dossier, qui n’est pas une simple recension, se propose de continuer une réflexion, un débat déjà ancien qui a déjà fait couler beaucoup d’encre. Il ne s’agit pas ici de seulement discuter des articles publiés mais de se poser aussi la question de la nature des moyens employés au cours de ces luttes. Deux membres du collectif de rédaction de Réfractions ont lu indépendamment l’un de l’autre cette publication et donnent ici leurs impressions, différentes mais quelquefois convergentes.
André Bernard : Décoloniser nos esprits, c’est rechercher une vision nouvelle par rapport à la défense des cultures minoritaires, quant à la langue, à l’histoire, à la musique, aux coutumes, etc. ; sans sombrer pour autant dans le folklore, car il est proposé de réconcilier « revendications culturelles et revendications sociales » et de s’opposer à l’uniformisation générale engendrée par la mondialisation, la « modernité » et le mode de production capitaliste qui désagrègent le sentiment d’appartenance, de particularisme et d’identité à la source de ces luttes ; le tout associé à l’injustice économique.
« L’ancrage sur un territoire et le sentiment d’appartenance ne sont pourtant pas l’apanage des seules luttes de libération nationale, ils font partie intégrante de toute lutte sociale », pouvait-on lire déjà dans l’édito.
Ainsi, ce sentiment d’identité, d’appartenance semble être double : à la fois aliénation, obéissance et soumission, mais aussi recherche de liberté, de créativité dans une collectivité humaine particulière. Le mouvement ouvrier, à l’origine, n’était pas autre chose. Mais, lors des luttes de libération nationale, la question sociale s’efface quasiment toujours devant le nationalisme, de même que le religieux empiète sur le politique.
Une des caractéristiques des luttes de libération nationale, c’est leur caractère « frontiste », c’est-à-dire d’alliance entre les classes ; en particulier l’alliance avec la bourgeoisie (en formation ou pas), qui entraîne une subordination des classes ouvrières et paysannes exploitées. Cependant :
« Il est certes fort peu probable qu’une lutte de libération nationale débouche à l’heure actuelle sur une société sans État, tout comme la lutte ouvrière pour de meilleures conditions de travail ne débouche que rarement sur… l’abolition du salariat ! Est-ce une raison pour ne pas y participer ? »
Cette dernière expression sera répétée : « Un peu comme si on refusait de participer à un mouvement revendicatif sous le prétexte qu’il n’y avait que très peu de chances qu’il débouche sur l’abolition du salariat ! »
Donc, il faudrait participer tout en préservant autant que faire se peut les structures de contre-pouvoir. Par ailleurs : « Maintenir à la lutte armée, quand elle existe, le rôle qui lui convient, c’est-à-dire de prolongation des luttes sociales, politiques ou culturelles, et veiller à ce qu’elle n’acquière pas un rôle de direction. »
Il n’empêche que, sur ce dernier point, nous pensons que celui qui tient le fusil a tendance à vouloir le garder pour assurer son pouvoir ; et qu’il a, de ce fait, les outils pour l’imposer. En Algérie, lors de la lutte pour l’indépendance – et bien que la primauté du civil sur le militaire ait été affirmée au congrès de la Soummam –, dès 1957, ce sont les militaires qui prirent le dessus ; la branche armée confisqua le débat politique avec ses conséquences jusqu’à nos jours.
Phénomène illustré encore, avec la lutte des commandos autonomes anticapitalistes au Pays basque et avec diverses dérives. On parle également alors d’une « perception policière de l’histoire ». Mais là n’est pas l’essentiel de ce dossier dont tous les textes ne sont pas au même niveau de réflexion. On se demande, par exemple, s’il faut se justifier quand on défend des langues « régionales » comme le breton, le basque, etc.? À quoi cela peut-il bien servir ? Car « la langue du pouvoir économique l’emporte toujours », qu’on soit breton, basque, gallois, occitan, etc.
Mais, au cours des luttes, il s’agira « d’empêcher que le national l’emporte sur le social », d’empêcher des dérives vers un « discours autonomiste libéral » qui convient très bien au grand patronat international, que ce soit avec les autonomies espagnoles, dans les Länder allemands ou le confédéralisme belge.Tout cela dans le cadre d’une Union européenne, institution capitaliste s’il en est, et d’un impérialisme en formation, lieu adéquat pour l’expansion d’un néocapitalisme des multinationales avec un État européen monstrueux qui jouerait le rôle abandonné par les différentes nations. Ce que ne désavoueront pas des « identitaires » d’extrême droite dans leur tentative de récupération quand ils reprennent les mots d’ordre des mouvements de libération nationale : réappropriation de la langue, démocratie directe, décroissance, etc., pour défendre une « prétendue civilisation européenne blanche et antimusulmane ». Si un questionnement discret sur la lutte armée apparaît naturellement dans ce numéro, à propos des Basques, des Bretons, des Algériens, etc., la question de la non-violence paraît également à propos du problème kurde : mais il s’agit toujours, bien sûr, de ce que nous nommons plutôt une « absence de violence », dans le respect le plus souvent de la légalité.
Et, à ce sujet, on aurait aimé en savoir plus sur la « nouvelle position démocratique et « non violente » du PKK ». Une coquille (révélatrice de quoi ?) dans une légende au-dessous d’une photo (p. 35) illustre bien un manque de familiarité avec ce moyen d’action quand on écrit « sitting » au lieu de « sit-in ». Les mots de « non-violence » ou de « désobéissance civile », actuellement à la mode, se voient privés alors de toute radicalité. En terminant la lecture, il nous paraît que ce dossier aurait mérité un peu plus de recul et une plus grande synthèse des différentes argumentations. Transparaissent çà et là des restes de vieilles polémiques, positions historiques figées, qui auraient mérité plus de nuances, plus de hauteur. Cela dit, nous connaissons la difficulté d’un tel travail, mais, comme il est écrit dans l’édito, il s’agissait d’ouvrir des pistes de réflexion. C’est fait. D’ailleurs, de même, les lignes ci-dessus, auront été trop brèves pour tout dire ; elles n’ont pour ambition que d’informer et d’inciter le lecteur à aller y voir par lui-même. Ce numéro est sans doute sorti trop tôt pour que soit abordée la question des printemps arabes. Rien sur la Palestine ni sur les « anarchistes contre le mur » et les choix de désobéissance civile. Il y aurait des recoupements à faire. Mais l’annonce d’un camping où doit être discuté, entre autres, ce sujet, pourrait être l’occasion « contre ceux qui ont plein de certitudes […] d’essayer de voir et de comprendre ce qui se passe, ce qui change, ce qui est nouveau et ce qui perdure ». Et particulièrement au niveau des moyens.
A. B.
Pierre Sommermeyer :
J’ai tenté de faire une lecture systématique, article par article, pour ne rien laisser échapper. Les deux premiers articles ont trait, le premier aux cultures minoritaires, le second au sentiment d’appartenance. René Fugler s’est exprimé plusieurs fois sur le sujet. Dans le n° 8 de Réfractions, il écrivait : « On réalise vite que l’idée fédéraliste ne parvient pas vraiment à prendre consistance chez les libertaires français. » Il ajoutait : « Imaginer un instant la France comme une fédération de « pays », de régions se présentant dans leur altérité, leur particularité culturelle et peut-être psychologique, apparaît comme une aberration. » Rien de particulier à ajouter au plaidoyer en faveur des régions victimes du centralisme présent dans le premier article, si ce n’est que l’on ne voit pas très bien sa relation avec les luttes de libération nationale, particulièrement en ce que les limites des cultures, qu’elles soient minoritaires ou pas, coïncident rarement si ce n’est pas du tout avec des frontières de quelque nation que ce soit.
Le second article, signé JPD, présente une tentative que l’on sent malaisée de lier luttes nationales et luttes sociales : « certain.e.s anarchistes et certain.e.s marxistes […] rejettent en bloc les mouvements de libération nationale et identitaire au nom des seules appartenances qui vaillent à leurs yeux, celles de “la classe”ou du “genre humain”, alors que ce sont précisément les contradictions de classe au sein de ces mouvements qui font que la balance penchera plutôt du côté du social que du national ».
L’auteur conteste ensuite le sentiment d’appartenance réduit à ces seules deux grandes catégories. Pour lui, ce sentiment ne peut être que multiple et est indispensable. Nous ne pouvons être que d’accord avec le fait qu’une appartenance soit nécessaire, d’autant plus que devant le rouleau compresseur de l’anonymisation mondialisante cela relève de l’instinct de survie. Pour autant, toute une partie de ce numéro démontre que chaque fois la balance a penché au détriment du social.
Puis, sur deux pages, c’est au tour de l’identité basque d’être abordée. Surprise, pas d’allusion dans cet article à l’ETA, mais des citations de textes datant des années 1980 dont il faut retenir un slogan : « Oui à l’indépendance et non à l’État » ; et une définition de la basquitude en trois mots : Erremua, Herria et Aberria. Le premier désigne le territoire concret, le deuxième le territoire du peuple, organisé, mais « on n’a pas besoin d’analyser en fonction de quels intérêts ». La troisième définition est un concept qui tournerait le dos à la patrie pour avancer celui de « matrie », création du matrimoine à base d’amour et de compénétration magique… Un peu plus loin, un extrait de livre passionnant revient sur la lutte des libertaires, anarchistes, marxistes de conseil, autonomes, au Pays basque espagnol de 1974 à 1977, au moment de la « transition démocratique » au lendemain de la mort de Franco. Ce texte décrit comment le passage de la lutte sociale de masse au sein des entreprises et des assemblées générales vers la lutte armée sombra dans ce processus car « la lutte armée a des règles très lourdes, elle ne s’improvise pas de manière spontanée ». L’auteur expose bien comment le danger principal du combat basque ne s’incarna pas dans un frontisme quelconque, contre lequel l’article suivant nous met en garde, mais dans une organisation clandestine armée qui ne pouvait concevoir la lutte que d’une façon autoritaire et donc sous sa direction exclusive. Le prix à payer pour s’être trouvé entre les deux mâchoires de l’ETA et du pouvoir castillan fut très lourd et la lutte assembléiste disparut.
L’article suivant expose la position de l’OCL vis-à-vis des luttes de libération nationale à partir d’un livre édité en 1986 ( État des lieux : et la politique bordel !, Acratie, 1986.). Hormis deux références, rituelles, à l’Espagne de 36 et à la Russie de Makhno, rien par rapport à tous les combats pour l’indépendance nationale qui avaient rythmé les quarante années précédentes. On y trouve un curieux parallèle entre ce type de combat et les luttes ouvrières. C’est, en fait, un texte complètement idéologique qui ne tient aucun compte de ce qui s’est passé ; on peut tenter de le comprendre en le resituant dans l’époque, mais trente années plus tard, il est pour le moins obsolète. Sa mise en garde contre « le caractère frontiste d’une lutte de libération nationale » fait pour le moins sourire. On sait que ce genre de stratégie avait été mise au point à Moscou lors de la lutte antifasciste, puis utilisé à chaque fois par les tendances autoritaires au nom de l’union nationale pour mieux asseoir leur emprise. Le danger ne venait pas des « bourgeois » mais des tenants de la lutte armée. On peut, certes, exprimer le voeu de « maintenir à la lutte armée […] le rôle qui lui convient, c’est-à-dire de prolongation des luttes sociales, politiques ou culturelles, et veiller à ce qu’elle n’acquière pas un rôle de direction ». C’est quand même faire preuve de naïveté de ne pas se poser le problème de l’accès aux armes et à leurs munitions, comme de ne pas se poser la question de la logique militaire que cela implique.
Quittons ce genre de problématique pour aller faire un tour du côté des Bretons. C’est le sujet des deux articles suivants. Ils défendent le principe d’une culture, donc aussi d’une langue bretonne écrasée par la langue française économiquement triomphante. Ce constat est évident, non contestable, et se retrouve partout où le capitalisme industriel a jugé bon de s’installer. Les choses changent quand on arrive au texte intitulé « Pour une Bretagne libertaire ». Il montre les limites de la revendication de l’appartenance à la nation bretonne, particulièrement dans son passage à la lutte armée, ce qui a bloqué « le débat sur la stratégie politique en Bretagne pour très longtemps ».
Passons maintenant à la Corse. Voici une incontestable réussite, une interview passionnante loin du discours revendicatif et souvent caricatural des nationalistes corses. Il y manque pourtant une analyse de ces milieux, comme aussi de ces règlements de compte sanglants qui donnent de la Corse une image déformée. Presque en contrechant, l’article suivant expose les idées d’un groupe radical corse, Scelta Para. Il rompt avec l’admiration habituelle des nationalistes organisés. Pour ce groupe, FLNC et autres appellations ne sont que les fourriers du système gestionnaire : « L’autonomisme sert au mieux les intérêts du grand patronat. » Scelta Para affirme par ailleurs « la nécessité du départ de cet État, de ses institutions […], de son école, de son armée, de sa police, de son administration », après avoir reconnu plus avant que 30 % des emplois îliens étaient d’origine étatique. Cette contradiction ne sera-t-elle pas difficile à gérer ?
Allons vers une autre île, plutôt un ensemble d’îles, la Nouvelle Calédonie. Surprise, ce texte date de 1985. Il témoigne de l’implication de militants libertaires à une époque qui paraît bien lointaine. Il aurait été intéressant de savoir comment les Kanaks vivent leur situation politique aujourd’hui. Je note en passant cette remarque concernant la signature de l’accord suite au massacre d’Ouvéa qui « divise profondément le mouvement Kanak ». Il eût été bon de rappeler que J.-M. Tjibaou, le leader signataire du côté kanak, a été assassiné par un des siens qui l’accusait de trahison.
Passons ensuite à l’article qui pose le problème de l’attitude des révolutionnaires et en particulier des anarchistes par rapport au problème colonial. Une première impression ressort de sa lecture, c’est le reproche fait aux libertaires de ne pas s’être faits les défenseurs de la mise en place d’États excoloniaux. Cela pourrait être comique si le problème n’était pas aussi tragique. Cela dit, l’article est un peu rapide. Il ne rappelle pas les réactions de Louise Michel et de son accompagnateur lors de leur voyage en Algérie, pas plus que les déclarations anticolonialistes radicales au début du XXe siècle en Italie contre la conquête de l’Éthiopie. Pour l’Espagne, l’auteur aurait pu rappeler la position de Berneri qui déclarait : « Il faut imposer à Madrid des déclarations sans équivoque annonçant l’abandon du Maroc et la protection de l’autonomie marocaine. »
Ou, en ce qui concerne l’Algérie, le texte du Libertaire de juin 1945 sur le colonialisme qui parlait d’« accumulation primitive […], de véritables expropriations accompagnées de crimes individuels, de massacres, d’atrocités collectives où ne manquent ni les Oradours coloniaux ni les enfumades dans des cavernes, première édition des chambres à gaz ».
De la même façon, même si l’auteur rappelle les positions d’un certain nombre de groupes anarchistes comme l’UGAC (Union des groupes anarchistes-communistes) ou de Noir et Rouge, il ne mentionne pas ce que ce dernier groupe écrivait en 1957 : « Il y a un impérialisme aussi dangereux que le colonialisme. C’est celui du pouvoir qui se dit “révolutionnaire”et veut forcer les peuples à faire la révolution selon sa conception. » Comme il oublie de mentionner les militants qui rejoignirent les réseaux d’aide au FLN alors que d’autres refusaient de partir en Algérie.
À l’autre bout de cette revue, il y a un article spécifique sur l’Algérie. Dois-je dire que je n’ai jamais lu quoi que ce soit d’équivalent ? C’est un texte absolument surprenant. Il détruit toute la thèse que ce numéro voudrait faire passer. Il justifie l’attitude de ceux qui, refusant de partir de l’autre côté de la Méditerranée, refusèrent aussi de rejoindre les combattants algériens. L’échec de la révolution algérienne était écrit manifestement bien avant le début des combats.
J’aimerais ajouter une information à tout ce qui est écrit et décrit. Fin des années 1960 ou début des années 1970, j’assiste à une projection plus ou moins sauvage du film Octobre à Paris relatant les massacres, en octobre 1961, des manifestants algériens désarmés. À l’issue du film, je prends la parole et je mets en doute non pas les faits mais leur signification. Il m’était alors apparu évident que le FLN avait envoyé au massacre ces hommes et ces femmes. Il faut se remettre dans l’atmosphère de ce temps-là où à chaque coin de couloir de métro, de rue, devant chaque commissariat, il y avait des policiers armés de mitraillettes, et qui avaient peur. La question que je posais alors était de savoir pourquoi le Front n’avait pas demandé à des Français de gauche, aux groupes non-violents qui étaient intervenus avec succès dans le bidonville de Nanterre, de manifester avec eux. Il m’apparaissait évident qu’il s’était agi d’une opération militaire qui nécessitait des morts assez nombreux pour peser sur le cours des négociations en cours. Et cela marcha.
En 2001, je participai au quarantième anniversaire de ce massacre, anniversaire organisé par des groupes algériens locaux dirigés par des jeunes femmes dynamiques. Non seulement ce que je subodorais s’avérait exact mais, en plus, des témoignages recueillis plus tard faisaient état des violences extrêmes pratiquées par des militants du Front pour obliger la population du bidonville à participer. La logique militaire avait gagné.
La page qui suit cet article fondamental est consacrée au problème kabyle et enfonce le clou. Il est intéressant de noter que cet antagonisme entre Kabyles et Arabes, vieux de plus de mille ans, n’est, à ma connaissance, jamais commenté par les groupes qui, en France, prétendant parler au nom des populations, luttent contre l’islamophobie.
L’Europe ou le nouvel impérialisme en devenir : c’est ce que veut démontrer – et il le fait brillamment – son auteur, Philippe Marcolini. Cette charge radicale me dérange cependant dans la mesure où nulle contradiction n’apparaît dans le processus ainsi décrit. S’il est difficile de douter de « la nature intrinsèquement capitaliste du processus de construction européenne », il est contestable d’englober toute la population européenne dans ce qui serait « la partition du monde en deux camps, celui des profiteurs et celui des exploités ».
Car dans ce cas il n’y a plus de place pour examiner sans parti pris des phénomènes plus ou moins souterrains qui se passent au cours de ce processus. On sort alors de la prise en compte des luttes de classe au profit d’un discours culpabilisant (Européen = exploiteur) et nationaliste (abolition des différences de classes).
L’appel à l’internationalisme qui clôt cet article, tout bien intentionné qu’il soit, oublie qu’en d’autres circonstances ce cri fut déjà poussé avec les conséquences que l’on sait, ou plutôt l’absence de conséquences. On sait depuis longtemps que : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » ne fonctionne qu’avec l’adjonction « Désobéissez ! » et que ceux qui poussent le premier cri oublient le deuxième.
J’aimerais cependant évoquer quelques sentiments européens que je ne peux me résoudre à dissoudre dans un anticapitalisme radical. Peut-être estce dû à ma situation personnelle. Dans cette Europe qui venait de connaître trois guerres successives dont deux mondiales, les initiateurs du processus unificateur, traumatisés par ce qui venait de se passer, avaient intelligemment, et je dirais prophétiquement, compris que la voie économique était la seule empruntable pour sortir définitivement de l’agression militaire répétée. Le fait de vivre sur la frontière fait que je suis peut-être plus sensible que d’autres à cette certitude que l’autre de l’autre côté n’est plus un ennemi potentiel. D’autre part, la région où je vis, l’Alsace, qui a probablement en France la plus grande spécificité régionale, voit enfin dans le processus européen la possibilité de conjuguer d’une façon apaisée une double fidélité conflictuelle. Ici, la monnaie européenne a eu pour conséquence l’apparition de flux de circulation d’individus et la création d’une région binationale, de fait, que les politiques n’arrivent pas à empêcher et à laquelle ils ne savent donner une existence légale. N’oublions pas non plus que, dans l’ensemble européen, on n’assassine plus légalement les gens, et que le droit français de plus en plus soumis au droit européen devient progressivement moins injuste.
L’article concernant le peuple kurde semble contredire la teneur « indépendance nationale » de ce numéro, puisque ce qui est décrit est justement l’abandon nécessaire de cette revendication pour arriver à une paix civile où les populations saignées à blanc par le conflit armé peuvent enfin panser leurs plaies et vivre.
Ce numéro se clôt sur une critique de l’anti-impérialisme à travers la situation irakienne. Son auteur Nicolas Dessau avait par ailleurs déjà décrit les contradictions à l’oeuvre dans cette région du monde (Réfractions, n° 14). Cette fois, il montre comment des groupes radicaux « refusent de pratiquer une guérilla urbaine qui fait plus de victimes civiles que militaires » et donnent « la priorité à l’action ouvrière et à l’organisation dans les quartiers ».
Tous les sujets abordés dans ce numéro sont importants, même s’ils sont souvent discutables, c’est donc à cela que je me suis employé. Ce qui est surprenant, ce sont les sujets qui n’ont pas été abordés. On pourrait en faire une liste qui serait assez longue. Bien sûr, il y a une question de place, mais enfin, on aurait pu y trouver une énumération des luttes de libération nationale qui ont émaillé les cinquante dernières années du siècle dernier et les espérances qui les ont accompagnées, de l’Inde au Kosovo, en passant par le Vietnam, le Cambodge, le Cachemire, le Kenya et, d’une certaine façon, l’Afrique du Sud. Plus surprenante est l’absence du conflit israélo-palestinien dont l’existence empoisonne en profondeur les relations dans nombre de groupes libertaires ou radicaux. Pour la partie qui concerne le régionalisme, j’ai noté plus haut l’absence de l’Alsace. Pourquoi ? Parce que les groupes libertaires qui y existent ne sont pas partie prenante dans cette affaire. Cela ne marquerait-il pas une certaine prégnance culturelle française ?
Je terminerai juste par un point : ce qui traverse ce numéro, de part en part, c’est le problème des moyens, c’est-à-dire de la violence des armes. Peut-être serait-il temps de se poser cette question que, de leur côté, Tunisiens, Égyptiens, Syriens, et à grand prix, ont résolue concrètement.
P. S.
Les luttes de libération nationale n’aboutissent pas toujours. Ainsi, pour la Corse, il est constaté que, après un certain nombre d’avancées dans les revendications, il est question maintenant de situation postcoloniale avec la mainmise d’un capitalisme largement occidental. Les revendications ayant été « digérées » par l’État, on assiste à l’heure actuelle à un développement de l’individualisme, du culte de l’argent, de l’urbanisation du territoire et du touttourisme (la « baléarisation »).