Après "Au-delà de l’économie : quelles alternatives ? " (n° 9), nous abordons un nouveau dossier d’actualité, et cette fois-ci encore dans un secteur de la connaissance qui a été peu exploré dans son ensemble par l’anarchisme contemporain : la sociologie de l’information et de la communication. Ce qui est d’autant plus étonnant que les libertaires portent en général un œil critique sur la presse et les médias, et que l’activité de publication a toujours occupé beaucoup d’entre nous.
L’expansion de l’Internet a suscité rapidement le même attrait, et dans une proportion encore accrue, puisque le développement de la microinformatique et des réseaux permettait à des coûts plus réduits, et même sur des initiatives solitaires, de diffuser idées et informations. La mouvance libertaire s’est donc précipitée dans la « toile » avec enthousiasme, convaincue d’y trouver un espace de liberté d’expression et de circulation difficile à placer sous contrôle.
Avec la satisfaction aussi de constater l’efficacité du courrier électronique dans l’organisation et la coordination d’interventions publiques et de manifestations. Les internautes libertaires percevaient bien, par la force des choses, l’envahissement progressif des réseaux par la publicité et le commerce, mais ne s’interrogeaient guère sur l’outil même qu’ils utilisaient, sur les structures intellectuelles qui le portaient, les valeurs et les croyances que celles-ci véhiculaient, ni sur les attitudes mentales et les comportements que l’usage de l’Internet pouvait générer et généraliser à plus ou moins longue échéance.
Nous partions donc à l’aventure sans appui disponible sur un acquis d’analyses anarchistes qui auraient pu nous orienter ou que nous aurions pu mettre à l’épreuve. Cela nous entraîne sans doute à des errances, à des contradictions - le respect des points de vue divergents est une des règles de la revue - et aussi au recours quelque peu massif à des études menées hors du champ intellectuel de l’anarchisme. Mais c’est une de nos tâches d’examiner et d’assimiler les analyses développées sur des sujets pour lesquels nous manquons de recherches spécifiques. Nous ne nous embarquions cependant pas sans biscuits.
Il existe quelques textes fondateurs sur l’usage libertaire de l’Internet, dont la mythique TAZ, ou « la mythologie du terrorisme sur le Net » que nous publions en archives. Surtout, certains d’entre nous sont des internautes expérimentés, soit qu’ils se servent d’Internet pour un usage professionnel, soit qu’ils animent eux-mêmes - parfois en parallèle - des sites de « ressources » libertaires. C’est le cas, dans la commission même chargée de ce numéro, de Ronald Creagh et de Pierre Sommermeyer : ils exposent leur témoignage sur leur parcours personnel dans la toile et les conclusions qu’ils tirent d’une fréquentation suivie. I
ls viennent tempérer ainsi les considérations très critiques du texte, des textes de Jean-Manuel Traimond qui ont donné son impulsion à ce dossier. Prenant le contre-pied des nombreux anarchistes qui ont vu avant tout dans l’Internet une libération, une possibilité sans limites de s’exprimer et le moyen de sortir du ghetto, ces articles attirent l’attention sur les risques d’aliénation que recèle l’Internet sous l’effet des logiques et des valeurs du monde informatique qui l’a produit et mis au point.
Ils critiquent l’illusion d’un monde devenu transparent et rationnel dans son fonctionnement par l’application de règles cohérentes, les espoirs quasi religieux qui vibrent derrière une façade rigoureuse, le mépris du corps et du contact physique qu’induit la sécurité du contrôle exercé sur une machine, les désirs de maîtrise et de prestige qui se font jour sous l’exaltation des échanges égalitaires, et pour finir une atomisation accrue des individus dans l’euphorie de la communication incessante... à distance.
Certaines des questions que posent ces textes sont reprises d’un point de vue plus particulièrement psychanalytique par Philippe Garnier, qui s’interroge sur ce que deviennent le sujet et sa parole dans la « communication » à travers la toile. Il nous est apparu dès le début de notre « enquête » qu’une opposition s’installait entre « usagers » et « analystes », entre ceux qui constataient dans leur pratique l’ouverture et les moyens nouveaux que leur apportait cet outil et ceux qui à partir de ses fondements théoriques et des usages qui ont cours dans les « tribus » des accros projetaient sur l’avenir une image d’engluement et de solitude multipliée.
Nous ne tranchons pas, et nous ne militons pas pour un consensus optimiste. Mais le fait est que des synthèses se dégagent de l’ensemble, dans la mesure où nous avons surtout à faire avec des utilisateurs « conscients et organisés » qui ne séparent pas leur pratique de la perception qu’ils ont de la société qui les entoure, des conflits qui la déchirent et des luttes qui s’y mènent. C’est aussi dans cette perspective que s’inscrivent les constats et les réflexions d’Éric Turbine sur le débat politique dans les listes de discussion.
Pour garder néanmoins au débat sa radicalité et pour donner la parole à un représentant déterminé et offensif des usagers, nous avons emprunté un texte à un pionnier et professionnel de l’Internet, informaticien et créateur d’une start up qui a fort bien réussi : Laurent Chemla, qui peut se targuer d’avoir été en 1986 le premier Français inculpé pour avoir piraté un ordinateur... à partir d’un Minitel. Dans ce début de chapitre d’un livre qui est aussi en ligne sur le Web, il conteste avec virulence une bonne part des critiques portées contre l’Internet et s’affirme partisan inconditionnel de la liberté d’expression, hostile à toute forme de contrôle.
En ce qui concerne les pratiques, nous avons fait appel à des contributions qui mettent en valeur des secteurs où se développent concrètement une volonté d’autonomie, des usages de coopération et d’invention partagée, qui répondent à la fois aux espoirs placés dans l’Internet naissant et à une des images que nous pouvons nous faire d’une vie sociale équilibrée : le réseau, par exemple des logiciels libres ou coopératifs dont nous parle René Bastian et qu’abordent inévitablement d’autres analyses dans ce dossier.
En illustration, une brève information sur un site qui mise à fond sur le principe coopératif, l’encyclopédique Wikipedia. Le développement de ces secteurs « ouverts » constitue en lui-même une résistance contre les multinationales qui cherchent à s’assurer l’exclusivité de la technologie d’Internet. Un autre combat déjà bien engagé, sur une autre forme d’accaparement, est « la guerre des brevets » que décrit Christine Tréguier : une opération de mainmise sur le vivant, le projet de transformer en marchandises les connaissances et les savoirfaire.
Cette offensive menace aussi les logiciels coopératifs. Elle s’inscrit dans la confrontation Nord-Sud que retrouvent les questions de Victor Mfika sur le développement de l’Internet en Afrique. Logiciels libres, open source, GNU-GPL, voila des zones que certains considèrent comme les avant-gardes d’une révolution sourde, insidieuse, irrésistible. La démarche collective et non programmée de myriades d’informaticiens plus ou moins qualifiés et d’utilisateurs plus ou moins avertis pourra-t-elle mettre à bas l’un des fondements de la société dans laquelle nous vivons : la propriété ?
En permettant à tous l’utilisation gratuite de créations de l’esprit, et en empêchant par le biais de la protection des lois que ces créations ne soient vendues, un renversement du possible semble se faire jour jusque dans les entrailles de l’État central. Un vaste domaine resterait à jalonner : celui des interventions spécifiquement libertaires sur les réseaux.
Nous renvoyons au site anarweb, un annuaire de la production mondiale anarchiste en ligne, présenté par un de ses animateurs. Précision utile : la réalisation de ce dossier a largement fait appel aux ressources de la toile. C’est à travers elle que nous avons rencontré Christine Tréguier, Éric Turbine, Laurent Chemla. Leurs textes, comme tous les autres d’ailleurs, ont voyagé par l’Internet, et comme les membres de la commission de coordination se partagent entre trois villes, projets de sommaire, commentaires et retouches n’ont cessé de prendre le même chemin. Non sans quelques joyeux mélanges entre versions anciennes et nouvelles, textes revus et pas revus, qui sont un des aspects de l’instabilité de l’Internet.
Et pour donner une idée vivante des surprises et anxiétés qui guettent un pratiquant même chevronné des listes de discussion, nous avons placé en prologue une nouvelle écrite pour la circonstance par Élise Fugler. En « transversale », nous publions une partie de l’enquête menée par Valérie Minerve Marin sur la « normalisation » de Charlie Hebdo. Nous n’avons pas de comptes à régler avec ce journal, mais cette recherche nous intéresse entre autres parce qu’elle peut contribuer à combler le manque signalé au départ : l’absence d’une réflexion critique dans le domaine de l’information.
C’est cette raison qui nous a décidés, et non pas l’ambition de surfer sur les vagues lancées par Pierre Péan et Philippe Cohen autour du Monde... Il est vrai que, depuis, une nouvelle... « guerre des images » est venue nous infliger une plus rude leçon sur les techniques de « l’information ». Nous terminons par les habituelles notes de lectures, et même une critique de film. La commission