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Libertés anarchistes et règne néolibéral de la contrainte
Jean-Christophe Angaut
Article mis en ligne le 1er mai 2011
dernière modification le 1er mai 2013

Ces dernières décennies ont vu émerger, sur le marché
des qualificatifs à la mode, celui de « libéral-libertaire » qui
désigne, semble-t-il, toute personne qui reconnaîtrait le règne
inéluctable du marché en matière économique tout en prônant une
liberté totale en matière de moeurs.Avant de discuter de la pertinence
de ce qualificatif, on peut en rappeler l’histoire. La notion de
« libéralisme libertaire » a initialement été forgée par le sociologue
Michel Clouscard dans Néofascisme et idéologie du désir [1973], livre qui
proposait une critique marxiste de certains aspects de la contestation
estudiantine en Mai 681, et elle a été récupérée (contre les intentions de
son auteur) par Alain Soral, avant d’être revendiquée par de jeunes
libéraux ou par d’anciens libertaires. Depuis, le qualificatif « libérallibertaire
 » plaît beaucoup : à tout facho qui cherche une cible avouable,
à tout homme de droite qui veut passer pour cool, et à tout homme de
gauche qui prétend faire oublier son ralliement à l’ordre du marché.

Cela pourrait, à soi seul, constituer un premier motif pour soupçonner
un tel rapprochement d’être vaseux et pour entreprendre, à tout le
moins, d’en interroger la pertinence. Mais l’usage de ce qualificatif me
semble aussi reposer sur un certain nombre de confusions aujourd’hui
assez largement répandues, et qu’il paraît important de dissiper : que le
libéralisme constituerait aujourd’hui un projet politique qu’il faudrait
promouvoir ou combattre, qu’il serait possible de rapprocher libéralisme et anarchisme autour d’un
même concept, celui de liberté, ou encore
que les exigences du capitalisme
contemporain pourraient s’énoncer dans
des mots d’ordre de libération et
d’émancipation. Ce sont ces confusions
que je vais tenter ici, avec mes modestes
moyens et dans un espace restreint, de
contribuer à dissiper : d’abord en tentant
de faire le point sur la question du
rapport que le néolibéralisme entretient
avec le libéralisme classique ; ensuite en
contestant l’idée d’une référence
commune des libéraux et des libertaires à
une même notion de liberté ; enfin en
essayant de dégager les ressources
critiques que la tradition anarchiste met à
notre disposition contre les nouvelles
formes de domination caractéristiques du
néolibéralisme.

Libéralisme et néolibéralisme

Une partie au moins de la contestation
du capitalisme au cours des deux
dernières décennies s’est énoncée dans
les termes d’une attaque contre le
libéralisme, qui était censé être le projet
politique dominant. C’est ce qui justifie,
par exemple chez Jean-Claude Michéa,
que le libéralisme soit attaqué comme le
projet politique au long cours, caractéristique
de la modernité européenne
qui a fini par s’imposer sur l’ensemble de
la planète3. Pour les contempteurs du
libéralisme, les mots d’ordre politiques en
faveur d’une libéralisation des échanges
à l’échelle planétaire, pour la fin des
monopoles d’État dans un certain
nombre de secteurs économiques, pour
les déréglementations en tous genres et
plus généralement en faveur d’un repli de l’État sur ses fonctions dites régaliennes
attesteraient du caractère
dominant de l’idéologie libérale. Dans le
mouvement altermondialiste, au début
des années 2000, la désignation de cet
ennemi commun a permis une convergence
entre militants anticapitalistes de
toutes obédiences, bureaucrates syndicaux
et nostalgiques de l’État-providence.
Rares furent alors les voix qui
soulignèrent le caractère purement
idéologique de ce libéralisme proclamé –
et plus rares encore furent celles qui
s’inquiétèrent du caractère tout aussi
purement idéologique de sa contestation.
Ce fut sans doute, à cette époque, l’un
des mérites de Noam Chomsky, que de
rappeler les points suivants4 : le discours
en faveur de la libéralisation des
échanges n’est qu’un discours à
géométrie variable qui n’a jamais servi
qu’à ouvrir des marchés pour des États
en position dominante, et il n’a jamais
porté que sur la libre circulation des
marchandises, et jamais sur celle des
personnes ; la fin des monopoles d’État a
simplement permis la reconstitution
d’oligopoles à une échelle élargie (exemplairement,
dans le secteur des télécommunications,
quelques opérateurs
internationaux à la place de dizaines
d’opérateurs nationaux) ; les discours sur
la déréglementation et sur le refus des
interventions de l’État n’ont jamais été,
de même, qu’un discours à géométrie
variable, s’accommodant parfaitement
d’une inflation réglementaire et d’interventions
massives de l’État dans les
investissements (par le biais, par
exemple, des dépenses militaires) et dans
le rachat des pertes. De telles critiques
faisaient déjà ressortir que les mots
d’ordre du libéralisme classique n’avaient
jamais relevé d’autre chose que d’un
discours idéologique, qui n’avait jamais
pu se traduire en projet politique, mais
avait simplement servi, à des moments historiques déterminés, quelques puissants
intérêts, soucieux que soit préservée
ce que Chomsky appelle leur « liberté
de voler et d’exploiter ». Pour le dire
d’une manière un peu plus brutale,
combattre le libéralisme, c’est combattre
un fantôme. J’essaierai de montrer plus
loin que ce diagnostic avait déjà été
prononcé au XIXe siècle par un certain nombre de penseurs anarchistes.

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