Pour qui s’informe des conditions
d’existence des populations
humaines sur la planète Terre en ce début de
XXIe siècle, il ne fait
aucun doute que le bilan est largement négatif.
Les unes
s’accaparent la majeure partie des ressources naturelles et des produits du
travail, se gavent d’hyper-consommation et vivent dans la peur de perdre
le revenu qui leur donne accès à toujours plus de marchandises inutiles
voire nuisibles. Les autres sont décimées par les famines et les guerres
causées par les volontés rivales d’hégémonie sur les ressources naturelles
et humaines.
Les unes et les autres sont dominées par l’idéologie selon
laquelle la croissance et les investissements, les dépenses des riches et
l’austérité des pauvres finiront par réaliser le meilleur des mondes
possibles,
car il n’est pas de salut en dehors du système capitaliste.
Cette
ritournelle est du moins entonnée par tous les moyens de diffusion qui se
trouvent aux mains soit des États soit des groupes économiques.
Un peu
partout des voix s’y opposent,
et l’on peut maintenant trouver dans l’info-
sphère mondiale toutes les informations et analyses sur la nuisance
suicidaire
du système et sur des manières possibles de le remplacer par un
meilleur. Cependant, ces voix diffusées sur des canaux alternatifs
rencontrent peu d’audience tant sont puissantes la foi et l’espérance dans
la jouissance de l’abondance industrielle.
Comprendre l’adhésion toujours
massive des populations à l’institution économique et politique dominante
demande de rassembler une multiplicité d’éléments d’explication, en
n’excluant a priori ni l’explication par l’aliénation et la propagande, ni celle
par les engrenages d’un système qui s’emballe sans que plus personne ne
le maîtrise, ni celle par la somme fortuite des multiples lâchetés et égoïsmes
individuels.
Cependant,
ces diverses explications entrent parfois en contradiction,
principalement du fait que les unes supposent l’action de sujets conscients,
les autres l’action de forces non subjectives et non conscientes. Si ces 58
dernières devaient s’avérer exclusivement
vraies, il deviendrait inutile de s’interroger
sur le sujet révolutionnaire, comme sur tout
sujet d’action en général. Je reviendrai sur
cette question, pour tenter de montrer
qu’une explication satisfaisante de la
marche du monde ne peut se passer ni
de l’élément subjectif conscient (ou
susceptible de devenir conscient), ni de
l’élément objectif constitué par des
conséquences non visées, non prévues et
non maîtrisables, des actions des sujets.
Comment caractériser l’Empire ?
Il y a une dizaine d’années, un ouvrage
ambitieux se proposait de renouveler
radicalement la vision des rapports de
forces géopolitiques, en décrivant un
nouvel état du monde et de nouveaux
sujets de sa transformation possible.
Par la
somme de données historiques et actuelles
qu’il rassemble et par l’acuité de ses ana-
lyses,
même si certaines ont pu être
à
juste
titre critiquées,
Empire
de Michaël Hardt et
Antonio Negri
constitue une excellente
base de discussion et d’évaluation.
On
peut résumer la thèse des deux
auteurs en quelques points :
•
La situation géopolitique n’est plus
impérialiste au sens où certains États en
dominent d’autr
es par une forme ou l’autr
e
de colonisation,
mais la mondialisation
économique se double dorénavant d’un
pouvoir politique supr
anational, à travers
certaines institutions comme l’ONU et
surtout en vertu d’un nouveau droit
international qui justifie les guerr
es
d’intervention soi-disant « justes » ou
« humanitaires » de la part d’une véritable
police internationale. (L’attentat du
11
septembre
2001 et la croisade anti-
terroriste mondiale qui l’a suivi, loin de
rendre obsolète cette analyse, lui donnent
rétr
ospectivement r
aison.
• Le pouvoir ne s’exerce plus sur la
population comme un contrôle venant de
l’extérieur mais a été intériorisé et influence
directement tous les aspects de la vie
(reprise du concept foucaldien de
biopouvoir).
•
Le pouvoir à la fois politique, militaire
et économique, diffusé partout et qui n’a
plus de centre ni de périphérie, est appelé
l’Empire.
•
L’Empire ne promeut plus la
domination d’une race, d’un genre et d’une
culture, mais bien l’hybridation généralisée
et un « libre jeu des différences à travers les
frontières » (p. 185). Sa stratégie, en effet,
est la récupération à son profit des
avancées sociales nées contre lui.
•
Cette tendance à l’absorption et à la
récupér
ation est tellement constitutive de
l’Empire qu’il faut considérer sa naissance
comme une réponse des États à la mondialisation des luttes, celle-ci ayant précédé
la mondialisation de la domination.
De cette description de la situation,
il
s’ensuit que :
•
Les luttes contre l’Empire ne doivent
plus prendre
pour ennemi l’État-nation,
pas davantage qu’elles ne doivent appeler
celui-ci à l’aide comme contre-pouvoir à la
mondialisation capitaliste,
ce qui serait une
régression à la forme précédente de
domination dont le dépassement est en soi
une bonne chose.
De même, les critiques
postmodernes des dominations binaires
visent un ennemi déjà dépassé,
et c’est le
cas aussi des critiques contre l’impérialisme
du Nord sur le Sud : les inégalités se
cr
eusent dans toutes les régions du monde,
avec seulement certaines différences de
degré. Lire la suite