Dans le cadre d’un numéro consacré à l’entraide dans une revue d’idées et de recherches sur l’anarchisme, il m’a paru intéressant de me pencher sur des « expériences d’entraide alternatives »1 actuelles. Je désigne par cette expression des expériences qui mettent en place des liens économiques et sociaux qui se veulent une alternative à ceux instaurés par les formes de l’économie néo-libérale. Je fais aussi référence à des expériences qui se sont mises en place de manière alternative à l’État et en opposition aux pouvoirs publics, qui sont le fait d’associations.
Ces expériences d’entraide relèvent de ce que l’on appelle
le tiers secteur ou l’économie sociale et solidaire.
Les anarchistes, et ce au moins depuis Proudhon, se sont intéressés à ces formes économiques d’entraide alternative.
C’est ainsi que le sociologue Pierre Ansart2 a mis en avant les homologies qui pouvaient exister entre l’oeuvre théorique de Proudhon et les formes coopératives mises en place par les canuts lyonnais. Proudhon lui-même aura essayé de créer un système de crédit gratuit, la « banque du peuple »3. Il est le théoricien de ce qu’il appelle l’idée de « mutualité » : « Le principe de mutualité a été pour la première fois exprimé […] dans cette fameuse maxime […] : “Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous
fît ; faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir.”
[…] La plupart d’entre eux [les ouvriers] sont membres de sociétés
de crédit mutuel, de secours mutuels, […] gérants de sociétés industrielles, desquelles le communisme a été banni et qui se sont
fondées sur le principe de participation, reconnu par le Code, et sur
celui de mutualité. […] Le mot français mutuel, mutualité, mutuation, qui a pour synonyme réciproque, réciprocité, vient du latin mutuum, qui signifie prêt (de consommation), et dans un sens plus large, échange.
[…] Ce qui nous intéresse est de savoir comment sur cette idée de mutualité, réciprocité, échange, justice, substituée à celles d’autorité, communauté ou charité, on en est venu, en politique et en économie politique, à construire un système de rapports qui ne tend à rien de moins qu’à changer de fond en comble l’ordre social. […] Qui dit mutualité suppose partage de la terre, division des propriétés, indépendance du travail, séparation des industries, spécialité des fonctions, responsabilité individuelle et collective, selon que le travail est individualisé ou groupé ; réduction au minimum des frais généraux, suppression du parasitisme et de la misère4. »
On retrouve le même intérêt pour les formes d’économie sociale
et solidaire chez les frères Elie et Elisée Reclus qui participent à des
coopératives et fondent une banque de crédit ouvrier. On sait par
ailleurs que le géographe Elisée Reclus, inventeur du terme
d’« entr’aide5 », initialement « mutual aid » dans les textes en anglais
de Kropotkine, reprend lui-même ce terme à son compte : « Lorsque
notre civilisation, férocement individualiste, divisant lemonde en autant
de petits États ennemis qu’il y a de propriétés privées et deménages
familiaux, aura subi sa dernière faillite et qu’il faudra bien avoir recours
à l’entr’aide pour le salut commun, lorsque la recherche de l’amitié remplacera celle du bien-être qui tôt ou tard sera suffisamment assuré,
lorsque les naturalistes enthousiastes nous auront révélé tout ce
qu’il y a de charmant, d’aimable, d’humain et souvent de plus qu’humain dans la nature des bêtes, nous songerons à toutes ces espèces attardées sur le chemin du progrès, et nous tâcherons d’en faire non des serviteurs ou des machines,mais de véritables compagnons6. »
Nous pouvons donc constater que, pour des théoriciens et des militants anarchistes comme Proudhon et Reclus, l’« entr’aide » ou
l’« aide mutuelle » sont des principes fondamentaux de l’organisation
de la société anarchiste. Ces auteurs voient dans les expériences
d’économie solidaire des moyens de mettre en place immédiatement des formes d’entr’aide dont la portée peut être plus ou moins révolutionnaire. Gaetano Manfredonia parle à propos de Proudhon d’« éducationnisme-réalisateur » pour désigner cette conception de la transformation révolutionnaire de la société qui passe par la mise en place à grande échelle d’une forme d’économie alternative à l’économie capitaliste et à l’État7.
Ces formes d’expériences alternatives aujourd’hui sont multiples :
coopératives d’achat ou de production, épiceries sociales, SEL (systèmes d’échanges locaux)…Dans le domaine de l’écologie et de l’agriculture, on trouve une multitude d’expériences déjà évoquées par
Pablo Servigne dans cette même revue8. Je vais dans cet article m’intéresser plus particulièrement à l’exemple des jardins partagés. Il
s’agit de jardins de proximité, créés à l’initiative d’habitants qui désirent se retrouver pour jardiner.
À travers l’exemple des jardins partagés, je désirem’interroger plus
largement sur les points communs et les différences qui peuvent exister entre ces initiatives et les formes d’entraide économique imaginées et expérimentées par les théoriciens de l’anarchisme. Il s’agit de voir en quoi ces alternatives peuvent être considérées
comme des expériences libertaires au sens large.
Pour mener à bien cette réflexion, je vais m’appuyer sur un entretien
que j’ai mené avec Laurence Baudelet. Cette dernière a une double
formation en ethnologie urbaine et en urbanisme. Elle milite depuis
plus de dix ans au sein du réseau national du « Jardin dans Tous Ses
États »9 dont elle est un membre fondateur. Elle a rédigé l’étude qui
a servi à la mise en place du programme « Main verte » pour la Ville
de Paris. Elle est actuellement responsable de l’association Graine de
jardins qui accompagne la création de jardins partagés en Ile-de-France.
Laurence Baudelet est également l’auteure, avec Frédérique Basset et
Alice Le Roy, d’un ouvrage sur le mouvement des jardins partagés10
en France.
Des expériences à l’origine contre-culturelle
Il existe plusieurs catégories de jardins collectifs qui n’ont pas tous la
même origine : jardins familiaux et ouvriers, jardins d’insertion, jardins
partagés. Alors que les jardins ouvriers trouvent leur origine dans le
catholicisme social et la philanthropie patronale du XIXe siècle, les
« community gardens » apparaissent en Amérique du Nord dans les
années 70. « Les racines des jardins partagés se trouvent de l’autre côté de l’Atlantique, dans le modèle des community gardens des villes nord américaines11. »
Voici comment l’histoire débute à New York selon Laurence Baudelet :
C’est une artiste, Liz Chrisy, qui au début des années 70 a végétalisé des friches avec des « bombes de graines », des poches en papier remplies de semences et jetées par-dessus le grillage.
C’était une façon pour elle d’investir la ville. Le printemps d’après, les graines avaient poussé, transformant des terrains abandonnés, jonchés de débris de construction, en jardin. Ces premières tentatives réussies l’incitent à prolonger l’expérience avec des habitants qui l’accompagnent dans ses interventions in situ.
Très rapidement le mouvement prend de l’ampleur. Des groupes d’habitants se forment pour nettoyer des terrains vagues de leur quartier—et il y en a beaucoup à l’époque dans tout New York—, et en
faire des jardins collectifs.
Liz Christy fonde en 1973 l’association Green Guerillas12 pour aider ces jardins à se mettre en place partout dans la ville. Ils deviennent avec le temps le centre d’activités qui dépassent le jardinage.
Ils accueillent, entre autres, des fêtes de quartier, des manifestations culturelles gratuites, des ateliers d’éducation à l’environnement et ont des jours d’ouverture au public, ce qui les rend accessibles à tous.
La différence d’origine entre les jardins ouvriers et les jardins partagés
semble rejoindre les travaux autour des différences sociologiques
entre mouvement ouvrier et nouveaux mouvements sociaux13. Les
jardins partagés apparaissent à leur début, dans le geste de Liz Christy, comme une expérience artistique contre-culturelle qui se situe dans le cadre des expériences alternatives menées dans les années 70 par des jeunes contestataires issus des classes moyennes urbaines et influencés par le début de l’écologie politique.
J’ai montré dans un article précédent14 que les nouveaux mouvements
sociaux des années 1970 mettaient en oeuvre une grammaire15
contre-culturelle qui présente des homologies avec l’anarchisme individualiste américain.
La question du rapport aux institutions étatiques
L’un des critères décisifs, selon moi, d’une expérience anarchiste est la
question de son rapport aux institutions étatiques. En effet, l’anarchisme sert à désigner bien souvent de manière minimale des théories politiques qui se donnent pour objectif la destruction de l’État ou l’édification d’un ordre social qui se passe de l’État. Gaetano Manfredonia a rappelé récemment16 que la transformation sociale anarchiste pouvait prendre des formes diverses qui peuvent être pacifiques ou violentes. Par exemple, la transformation révolutionnaire pour Proudhon s’effectue graduellement et pacifiquement, mais elle suppose la mise en place d’une organisation politique alternative, le fédéralisme, et d’une organisation économique alternative, le mutualisme17.
Regardons le rapport que les expériences
de jardins partagés entretiennent
avec les institutions étatiques.
Réformisme, zone d’autonomie temporaire ou contre-pouvoir
Aux États-Unis, si les jardins partagés se constituent au début en dehors des institutions étatiques, ils ne tardent pas à devoir composer
avec les institutions de la démocratie représentative.
L. B. : De 1973 à 1978, ça se fait de manière spontanée. Il y a peu de contrôle de la Ville de New York. En 1978, se crée le programme municipal « pouce vert » 18 destiné à soutenir le développement de ces jardins associatifs. Ces jardins sont perçus comme permettant de faire de la mixité sociale. Le programme
régularise l’occupation du foncier, les habitants en sont occupants
sans titre. Il y aura jusqu’à 1000 « community gardens » dans les années 90 à New York. Tout va changer sous la mandature de Rudolph Giuliani, maire républicain de la Grosse Pomme de 1994 à 2001. Celui-ci veut revaloriser la ville et y attirer les classes moyennes. Il engage de nombreuses opérations immobilières qui nécessitent des terrains. Plus de trois cents jardins voient leurs baux non reconduits
et promis à la destruction, notamment à Manhattan, Brooklyn et
dans le Bronx. Beaucoup soupçonnent le maire de vouloir se débarrasser dans le même temps d’associations qui ne soutiennent pas sa politique. S’ensuit une très forte mobilisation citoyenne
qui recevra le soutien d’artistes, de journalistes (le New York Times appuiera le mouvement), et de fondations privées qui rachètent des
terrains pour maintenir ces petites oasis de verdure. Un compromis est finalement trouvé avec la Ville de New York, qui permet de conserver 650 jardins communautaires19 des associations.
La même question du rapport aux institutions se pose en France à
propos des jardins partagés :
L. B. : À l’origine, la Fondation de France a réuni en 1996 des associations qui créent des jardins collectifs (familiaux, d’insertion, pédagogiques…) et a subventionné un voyage à Montréal où ces organisations ont découvert les jardins communautaires.
Le groupe va constituer l’embryon du réseau national du « Jardin dans
Tous Ses États ». Les échanges entre les membres du réseau et la connaissance d’expériences européennes et nord-américaines témoignent d’un foisonnement d’initiatives. Un premier forum se tient à Lille en 1997. Des associations américaines et canadiennes
y sont invitées à présenter les « community gardens ». Dans la foulée
se crée le premier jardin communautaire (ce qui deviendra en France
par la suite les jardins partagés) à Lille, le « Jardin des (Re)trouvailles », qui existe toujours21.
Lorsque des habitants sont à l’origine de la constitution du jardin, ils
commencent généralement par repérer des terrains. Puis ils vont voir des élus pour identifier une parcelle disponible. Après, il y a une phase de mobilisation plus large qui consiste à informer les habitants du projet de jardin partagé et à susciter une dynamique autour. Les élus sont présents à la première réunion d’information, s’ils sont partenaires du projet.
Selon Laurence Baudelet, le jardin ne peut se maintenir sans l’aide
des élus :
L’exemple du Jardin Solidaire22, situé dans le XXe arrondissement de Paris, est éclairant. Ce jardin partagé a été initié par un artiste qui a créé une association.
Le terrain, appartenant à la Ville, a été peu à peu défriché et nettoyé
par les membres de l’association et des habitants du quartier.
Il n’y avait pas de convention d’occupation du terrain signée entre l’association et la municipalité qui, par ailleurs, avait un projet de gymnase sur cette parcelle.
Le terrain était squatté. Le jardin a très bien fonctionné en termes de
mixité sociale. Il proposait de nombreuses activités, notamment aux enfants du quartier. Pourtant, il a été rasé deux fois. Il y avait un conflit de légitimité qui s’est durci au fur et à mesure qu’approchait l’échéance du démarrage du chantier pour la construction
du gymnase.
Une partie des habitants, des élus, soutenait le jardin, et une autre le gymnase qui se trouvait remis en question par la fréquentation très
importante du jardin. La défiance était importante des deux côtés. Pour sortir de ce dilemme, il a été convenu de régulariser l’occupation du terrain jusqu’au début du chantier. Sans le soutien de certains élus, le jardin aurait disparu avant même la construction du gymnase, qui a finalement été maintenue.
L’association, de son côté, a joué le jeu en remettant les clés du
terrain au jour dit. Le Jardin Solidaire a fait des petits. Un jardin partagé a depuis été aménagé dans le square le plus proche et sur le toit du gymnase ! Il vient tout juste de démarrer…
Ma conclusion de cette expérience, c’est qu’un jardin pour se pérenniser a besoin du soutien des élus. Sans ce soutien, le foncier sert à autre chose qu’à faire des jardins. D’où l’importance de politiques publiques qui encouragent ce type d’initiatives, comme
le programme Main Verte à Paris.
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