Ça a commencé par un vrombissement. Des bruits d’hé- licoptère dans le ciel de Strasbourg, ce n’est pas rare, mais celui-ci était exceptionnellement insistant. J’ai fini par mettre mon nez à la fenêtre. C’était un appareil plus lourd ; et il décrivait des cercles au-dessus d’un large périmè- tre de la ville, incluant mon quartier. Et le ballet a recommencé dans les jours suivants, l’appareil étant tantôt haut dans le ciel, tantôt à une centaine de mètres au-dessus des toits, alternant parcours circulaires et longues stations au-dessus d’un point.
Ce n’est que lorsque j’ai trouvé dans ma boîte aux lettres un courrier émanant des services municipaux annonçant que, dans les premiers jours d’avril, l’accès à certaines rues de mon quartier serait impossible (sauf pour les résidents dûment enregistrés et pourvus d’une autorisation à cet effet) et que le stationnement y serait interdit, que j’ai fait le rapprochement entre la visite quotidienne de l’hélicoptère et la prochaine tenue du sommet de l’Otan. Jusqu’alors, je m’en étais totale- ment désintéressé. Et j’étais bien décidé à persister dans cette attitude. La plus couramment partagée d’ailleurs par les gens de mon quartier, à en juger par les conversations nouées à l’épicerie du coin, qui remplit parfaitement sa fonction de creu- set de l’opinion publique locale.
Dans les jours précédant immédiatement le sommet en question, j’ai vu des équipes d’ouvriers municipaux encadrés par des policiers marquer toutes les bouches d’égout, boîtiers électriques, bouches d’eau, boîtes aux lettres, situés dans la rue d’à côté, de manière à pouvoir immédiatement vérifier qu’elles n’avaient pas été ouvertes : on apprendrait plus tard que ce serait un lieu de passage de participants au sommet, dont un certain Nicolas Sarkozy.
Tandis que des barrières métalliques s’entreposaient au coin des deux rues, desti- nées à obstruer le passage à partir de la veille du sommet. De l’autre côté du boulevard, dans le prolongement de ma rue, c’était un véritable mur métallique haut de plusieurs mètres qui s’édifiait, barrant toute la rue, trottoirs y compris, permettant un passage filtrant par une seule porte aménagée à cette fin.
La manifestation contre la tenue du sommet était prévue le samedi. Jeudi soir, un jeune ami genevois est arrivé pour prendre part à la mani- festation… et en profiter pour visi- ter la ville tout en logeant chez moi. Comme toute l’ellipse insulaire qui constitue l’hypercentre de la ville, rassemblant les principaux monu- ments mais aussi la plus grande partie des hôtels, devait être bouclée à partir du lendemain, je la lui ai fait visitér en soirée ; ce qui nous a per- mis d’« admirer » l’incroyable dé- ploiement de police et de gendar- merie, mais aussi de pompiers et de services de secours (un véritable hô- pital de campagne !) concentré en plein centre ville. Lequel se bouclait progressivement derrière nous ; vers 22 h 30, nous avons dû faire partie des derniers badauds « invités » à quitter le périmètre de sécurité. Je n’avais jamais vu le centre ville aussi désert.
Le surlendemain, c’est accompagné de trois amis que, en tout début d’après-midi, je me rends au point de rassemblement du départ de la manifestation, situé dans le quartier du port de Strasbourg, à côté de la frontière franco-allemande. À notre arrivée, certains membres des black blocs (BB) sont déjà à l’oeuvre : près de l’ancien poste de douane, à l’aide d’une longue corde, ils ont entrepris d’abattre une caméra fichée sur un lampadaire, en imprimant à ce der- nier une oscillation périodique du plus bel effet. Le lieu de rassemble- ment se trouve un peu plus loin, sur une vaste esplanade. Foule encore dispersée, tentant de se protéger d’un soleil qui darde déjà, écoutant distraitement les orateurs qui se succèdent sur le podium pour ex- pliquer toutes les bonnes raisons qu’il y a de se trouver ici à manifes- ter contre l’Otan. On attend l’arrivée d’un cortège de plusieurs milliers de manifestants allemands, qui doit franchir le pont de l’Europe distant de quelques centaines de mètres, avant de se mettre en mouvement. Ce cortège est actuellement bloqué par la police allemande mais devrait finir par nous rejoindre. J’en profite pour circuler parmi les différents groupes qui déjà se forment par organisations ou affinités et y saluer quelques connaissances et cama- rades.
Au bout d’un certain temps, mon regard est attiré par de grosses vo- lutes de fumée noire qui s’élèvent à la hauteur de l’ancienne douane, là où quelques minutes auparavant les BB se livraient à leur exercice gym- nique. Ces volutes vont rapidement grossissantes, signe d’un incendie important. Puis, quelques minutes plus tard encore, un deuxième foyer semble s’être déclaré, puisque une nouvelle colonne de fumée vient s’ajouter à la précédente.
Les choses s’enchaînent alors très vite. On commence par percevoir le bruit des premiers tirs de grenade, tirs qui se rapprochent le long du parc menant vers l’esplanade où la foule des manifestants, qui s’est gonflée entre-temps, attend tou- jours le signal du départ de la manifestation. Refluant vers l’espla- nade sous la charge des CRS, les BB y attirent aussi ces derniers et leurs tirs de grenade. Ceux-ci se rappro- chent de plus en plus. Brusquement, l’ordre d’ébranlement de la mani- festation est donné depuis le po- dium ; mais étant donné que la sortie de l’esplanade est désormais devenue le champ d’affrontement entre BB et CRS, la manifestation doit se diriger dans le sens inverse et s’écouler par un goulet d’étran- glement que constitue le passage sous un pont de chemin de fer, qui plus est bordé par un chantier qui obstrue en partie le chemin. On presse cependant le pas car les gre- nades lacrymogènes commencent à arroser l’esplanade. Je perds tout contact avec mes amis.
Surprise : de l’autre côté de la voie, les manifestants tombent sur une colonne de cars de CRS en sta- tionnement, presque vides (il ne reste que les chauffeurs) et gardés en tout et pour tout par quelques CRS armés… de bombes lacrymo- gènes. Face à face insolite et tendu, où à la surprise des uns répond le regard visiblement inquiet des au- tres. Quelques BB s’en prennent im- médiatement aux cars à coups de pierres, obligeant les CRS en faction à y remonter dare-dare. Je vois l’un des BB forcer l’ouverture d’un des cars avant que les CRS ne parvien- nent à le refermer. Me revient alors à l’esprit la scène similaire qui s’est jouée lors du sommet de Gênes en 2001 qui a abouti à l’assassinat d’un manifestant…
Au-delà, la manifestation reprend sa forme classique et s’engage dans un parcours à travers le port du Rhin, qui la ramène au bout d’une heure vers son point de dé- part. En queue de manif, les affron- tements entre BB et CRS ont repris de plus belle. La tête de la manif, dans laquelle je me trouve à ce mo- ment-là, se heurte pour sa part à un cordon de CRS : on nous demande d’attendre un quart d’heure sans ex- plication. Et, en effet, les CRS plient bagage dans les temps… pour re- former leur barrage un peu plus loin, au-delà d’un nouveau pont de chemin de fer. Là, aucun délai ne nous est fixé : la rue que la manif doit emprunter donne droit sur un Novotel auquel les BB ont mis le feu – c’était donc là l’un des deux foyers aperçus depuis l’esplanade de dé- part –, et les pompiers sont en pleine action. On ne pourra passer que quand ils auront maîtrisé l’incendie.
À l’arrêt, tendant tant bien que mal de se protéger d’un soleil de- venu plus brûlant encore, les mani- festants prennent leur mal en patience. Les minutes passant, la manifestation se densifie et forme désormais une foule compacte. En fait, elle est alors dans une souri- cière. Dans une rue entièrement bordée de maisons et d’entrepôts, elle ne peut plus ni reculer (en se re- tirant face aux CRS, les BB ont mis en travers de la rue deux wagons de chemin de fer) ni avancer. Seule issue possible : une petite ruelle sur la gauche.
Pendant ce temps, les BB ont remonté la manif sur ses deux flancs, discrètement, par petits paquets. Ils prennent position sur la voie de chemin de fer, en surplomb de la manif et des CRS, et se mettent à bombarder copieusement ces der- niers avec les cailloux de la voie : ils sont sûrs de ne pas manquer de munition ! Évidemment, les flics répli- quent à coups de grenades ; et une première charge déloge les BB de la voie. Curieusement, les CRS ne s’y maintiennent pas et s’en retirent. Les BB la réoccupent immédiate- ment et rééditent le scénario précé- dent. Cette fois-ci, les CRS sont décidés à mettre le paquet : les tirs de grenades sont nourris et pour- suivent les BB qui refluent dans la manif. Ce sont donc les premiers rangs de cette dernière qui se trou- vent rapidement noyés sous les gaz lacrymogènes et les tirs de grenades assourdissantes. Début de panique : la manifestation s’engouffre, dans la précipitation et le désordre, dans la seule petite rue qui permet de s’échapper. Or il y a parmi les ma- nifestants de jeunes enfants, certains en poussette, ainsi que de vieux mi- litants du Mouvement de la paix. Si la panique se généralise et s’intensi- fie, ce sera le drame : des personnes vont être renversées et piétinées. Nous sommes alors plusieurs, spontanément, sans concertation entre nous, à courir au devant des CRS, en agitant les bras, et en leur criant de cesser leurs tirs sur une manif qui se retire pacifiquement. Réplique d’un des flics qui se trouve alors à une quinzaine de mètres de moi : « Tant qu’on nous caillassera, on tirera ! » Nous rentrons dans la manif qui, en s’étirant à nouveau, a repris un mouvement plus régulier et moins dangereux. Pendant ce temps-là, les CRS coursent les BB le long de la voie de chemin de fer ; les BB trouvent leur salut soit dans la manif soit dans des petits bois avoisinants.
Retour désabusé de la manif. Nouveau barrage de CRS empê- chant le passage vers le centre ville : ordre nous est donné de nous diri- ger vers l’autre bout du port du Rhin. Cela représente un détour de plusieurs kilomètres. Nous sommes un certain nombre à trouver immé- diatement un raccourci à travers des voies de chemin de fer abandonnées et des jardins ouvriers. Mais les flics ont prévu le coup : ils nous atten- dent au débouché, à l’orée des pre- mières maisons. Heureusement, il ne s’agit que d’un barrage filtrant. Après examen du contenu de nos sacs à dos, ils nous laissent passer. Au scandale d’un riverain qui s’en étonne auprès du CRS qui vient de me contrôler. Je lui lance : « On a quand même le droit de rentrer chez nous, non ? » « Je ne vous par- lais pas, me répond-il. Je parlais au policier. » Sourire de ce dernier.
Alain Bihr