Réfractions, recherches et expressions anarchistes
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Marianne Enckell
Note sur l’histoire d’un mot
Article mis en ligne le 7 novembre 2009
dernière modification le 21 novembre 2011

Une note du traducteur ouvre la première édition de L’Entraide en français : « Quand, sur le conseil d’Élisée Reclus, l’auteur nous proposa le titre de l’Entr’aide, le mot nous surprit tout d’abord. A la réflexion, il nous plut davantage.
Le terme est bien formé et exprime l’idée développée dans ce volume. La loi de la nature dont traite le présent ouvrage n’avait pas encore été formulée aussi nettement. C’est un point de vue nouveau de la théorie darwinienne ; il n’était pas inutile de trouver un vocable clair et significatif. »

Contrairement à ce que laisse penser l’intitulé, le traducteur de Mutual Aid de Kropotkine était une traductrice. Louise Guieysse-Bréal (1872-1954) était sœur et épouse de linguistes ;
elle fut par la suite une collaboratrice de La Nouvelle Éducation,
puis la fondatrice des Amis de Gandhi en France. Les questions de langue et de solidarité n’étaient donc pas pour elle terrain étranger.

Le verbe s’entraider, ou s’entr’aider, est commun en français depuis
le XVIIe siècle ; le mot entraide, avec ou sans apostrophe, est bien plus récent dans son acception moderne. On peut même penser qu’il se répand surtout après la publication du livre de Kropotkine chez HacheSe, en 1906. Si on trouve sur la Toile quelques milliers d’ouvrages en français contenant ce mot, il n’y en a quasiment pas avant 1906, malgré les innombrables fausses pistes proposées par les moteurs de recherche.
Peut-être une référence m’aura-t-elle échappé, tout le savoir du monde et tous les mots français n’étant pas encore repérables en ligne…

C’est en 1890 que Pierre Kropotkine commence à publier en anglais, dans une revue scientifique, des articles sur le sujet ; les premiers seront rapidement traduits en français en revue, choisissant
d’abord les expressions « appui mutuel », « assistance mutuelle »
ou « aidemutuelle ». Les traducteurs se réfèrent probablement à la notion de secours mutuels ou du mutuellisme, pratique des premières sociétés ouvrières, reprise et théorisée par Proudhon au milieu du siècle.
En 1895, le mot entr’aide apparaît pour la première fois semble-t-il
dans une traduction publiée par La Société nouvelle, « L’inévitable
anarchie », un article de Kropotkine d’ailleurs peu connu en français :

« Il fut un temps où une famille d’agriculteurs, s’occupant également
de petites industries domestiques, considéraient non sans raison le blé qu’ils récoltaient et le gros drap qu’ils tissaient comme le produit de leur labeur exclusivement personnel. Même alors ce point de vue n’était pas absolument juste : on se réunissait entre voisins pour abattre les forêts et pour frayer les routes ; même alors la famille devait, comme aujourd’hui, faire souvent appel à l’entr’aide communale [NDE : communal help]. »

La Société nouvelle est une belle revue mensuelle, « cosmopolite
et pluraliste », publiée à Bruxelles pendant douze ans, d’abord pour diffuser les idées du « socialisme rationnel » de Colins de Ham ; elle s’ouvre bientôt aux courants anarchistes, à la littérature symboliste, aux idées progressistes. Augustin Hamon poursuit dans cette direction lorsqu’il prend la direction de la revue, devenue L’Humanité nouvelle à Paris, à laquelle collabore un éventail d’auteurs encore plus international. Comme il est d’usage alors, les traducteurs sont rarement mentionnés.

Bientôt Reclus va s’inspirer des articles de Kropotkine et adopter
le mot d’entraide qui doit lui sembler plus adéquat. En 1897, dans
La Grande Famille, il se réfère toujours à la solidarité chez les espèces animales pour en tirer une analogie :

« Lorsque notre civilisation, férocement individualiste, divisant le
monde en autant de petits États ennemis qu’il y a de propriétés privées et de ménages familiaux, aura subi sa dernière faillite et qu’il faudra bien avoir recours à l’entr’aide pour le salut commun, lorsque la recherche de l’amitié remplacera celle du bien-être qui tôt ou tard sera suffisamment assuré, lorsque les naturalistes enthousiastes nous auront révélé tout ce qu’il y a de charmant, d’aimable, d’humain et souvent de plus qu’humain dans la nature des bêtes, nous songerons à toutes ces espèces aSardées sur le chemin du progrès, et nous tâcherons d’en faire non des serviteurs ou des machines, mais de véritables compagnons.
L’étude des primitifs a singulièrement contribué à nous faire comprendre l’homme policé de nos jours ; la pratique des animaux nous fera pénétrer plus avant dans la science de la vie, élargira notre
connaissance des choses et notre amour. »

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