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Pierre Jouventin
Kropotkine, fondateur de la gauche darwinienne
Article mis en ligne le 4 novembre 2009
dernière modification le 5 novembre 2011

« La gauche peut-elle accepter une vision darwinienne
de la nature humaine ?…Les êtres humains sont des coopérateurs-nés.Alors pourquoi la gauche a-t-elle accordé si peu d’attention aux théories biologiques du comportement, laissant la droite revendiquer
le darwinisme et la ‘lutte pour la vie’ ? »
Peter Singer

Darwinisme et biologisme

Dans les trois religions monothéistes et le scientisme
de Descartes, l’homme est séparé de la nature qui doit être exploitée. De nos jours, l’homme n’est plus considéré par les biologistes comme un être à part, bien qu’il conserve son originalité. Sa place dans le monde vivant a été reconnue en cette année Darwin et acceptée même par les croyants non intégristes. L’évolution a bien fait avancer les choses mais il est tabou, surtout dans notre pays, d’en tirer
toutes les conséquences.

Parmi les intellectuels de gauche hormis des exceptions
comme Edgar Morin, il est très mal perçu de lancer des passerelles
entre biologie et philosophie. Peu ont étudié et intégré la révolution darwinienne. Souvent, ils confondent « darwinisme », synthèse scientifique permettant enfin de se passer de Dieu pour expliquer le monde vivant ainsi que l’apparition de l’homme, et « darwinisme
social », extrapolation d’Herbert Spencer pour justifier le capitalisme.

Il est vrai que beaucoup de tentatives se sont soldées par
un biologisme réductionniste qui ne prenait pas en compte la
complexité humaine. Lorsqu’en 1859 est parue L’origine des
espèces
, le livre majeur de Darwin, chaque penseur a essayé d’intégrer cette nouvelle vision du monde vivant et donc de l’homme
dans son système de pensée. Freud en a été fortement marqué et il s’y réfère constamment pour justifier, sur un plan biologique, certains de ses concepts analytiques et ses théories pseudoanthropologiques.Marx et Engels ont aussi été très impressionnés par cette explication enfin matérialiste du monde vivant, puis ils ont été choqués par cette lutte de tous contre tous qui, si elle est facile à appliquer au monde de l’économie, s’oppose en tout à l’idéal socialiste.
Ils ont reproché à Darwin d’avoir transposé dans la nature les traits les plus critiquables de la société victorienne et du capitalisme
naissant, une critique sur l’influence de l’époque qui s’applique à tous les penseurs – y compris et surtout Freud – mais qui est en grande partie injuste en ce qui concerne Darwin, très en avance sur son temps. C’est d’ailleurs sur cette critique qu’en 1948 Lyssenko s’appuiera pour proposer à Staline de rebâtir une « science marxiste » de l’hérédité acquise qui stérilisera pendant trente ans la biologie russe et enverra les généticiens au goulag…

L’entraide, un programme socialiste et darwiniste

Plus constructives et novatrices sont les critiques des meilleurs penseurs libertaires de l’époque. Ils ne s’opposent
pas à cette première rencontre de la biologie et de la philosophie
sociale, mais au contraire ils jouent le jeu et proposent de compléter la
théorie darwinienne basée sur la compétition par un autre moteur
d’évolution des êtres vivants, la coopération.

Elisée Reclus et Pierre Kropotkine, tous deux géographes,
sont exilés en Suisse avec leurs familles à cette époque. Comme leurs
frères ennemis, les communistes autoritaires, ils reconnaissent l’apport
de Darwin pour la conception matérialiste du monde et critiquent
violemment ce ‘darwinisme social’ anglo-saxon qui se dit scientifique et
qui leur paraît immoral.Mais plutôt que médire de Darwin comme l’ont
fait Marx et Engels, ils cherchent dans la biologie une autre force de
la nature que la compétition afin de rééquilibrer ce tableau incomplet et
négatif de l’évolution sociale. Fondateurs du communisme anarchiste,
ils estiment, non sans raison, que les sociétés animales et humaines
regorgent de contre-exemples altruistes de socialité, de dévouement et de sacrifice qui s’inscrivent en faux contre une vision
uniquement compétitive de la vie, ‘la loi du plus fort’.

Il se trouve que Kropotkine connaît l’argumentation alternative de certains scientifiques russes et, naturaliste lui-même, il a eu l’occasion d’observer les stratégies sociales de survie des animaux sibériens. Il consacre à cette nouvelle force coopérative un livre publié en 1902 qui est le premier à compléter le tableau incomplet de l’évolution biologique et dont le titre affiche à la fois un programme socialiste et darwiniste : L’Entraide, un facteur de l’évolution. Au lieu de s’opposer à Darwin, il s’en revendique et se place dans son prolongement. Il minimise même sa propre contribution en affirmant que, loin de faire de la compétition le seul facteur de régulation des populations animales et humaines, Darwin avait en projet un livre sur les limites naturelles à la surpopulation comme le froid hivernal.
Le collaborateur le plus proche de Darwin, William Bates, y confirme dans une lettre que les disciples ont trahi leur maître par cette focalisation sur un seul facteur.

Darwin, responsable mais pas coupable

S’il y a eu une falsification de sa pensée comme le suggère gentiment Kropotkine, il n’en reste pas moins que l’oeuvre de Darwin a été d’autant plus facilement trahie qu’il a toujours mis en avant la compétition jusqu’au titre complet de son ouvrage majeur : Sur l’origine des espèces par la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées lors de la lutte pour la vie. Il n’est donc pas
surprenant qu’Huxley, son partisan le plus acharné, ait lui estimé prolonger Darwin en intitulant son ouvrage paru en 1888 La lutte pour l’existence et sa signification pour l’homme. Malgré les dénégations de ses fidèles et le fait qu’il parle de coopération dans La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle (The
Descent of Man
, 1871), Darwin n’est pas totalement étranger à cette dérive qu’il a laissée se développer par son insistance à employer les mots de ‘sélection’ et ‘compétition’. Il a été piégé par cette idée de lutte pour la vie qui est plus visible au premier abord dans la nature et en particulier sous les tropiques alors que, sous les hautes latitudes où Kropotkine avait effectué ses observations, c’est l’entraide qui paraît dominer dans ces espaces ouverts où les refuges
sont rares surtout en hiver.

Dans ses écrits, il faut cependant noter que Darwin ne limite pas, comme ses disciples trop zélés, sa conception de la sélection naturelle à une explication à court terme – la survie du plus apte – mais qu’il l’élargit à la descendance. Il a une vision plus large des mécanismes mis en oeuvre dans l’évolution des êtres vivants que celle de la seule compétition, reconnaissant la complexité des interactions entre individus et entre espèces. Mais la compétition reste pour lui le facteur majeur et il a seulement évoqué en quelques lignes l’autre moteur de l’évolution, donnant ainsi une image partiale car agressive de l’évolution des êtres vivants. Il a au moins des circonstances atténuantes, ne serait-ce qu’en tant que pionnier puisqu’il a été le premier à expliquer comment des espèces aussi différentes, des adaptations aussi parfaites peuvent être apparues par le seul effet de forces naturelles. L’oubli a été corrigé par Kropotkine, qui pourtant, loin
d’avoir l’envergure scientifique de Darwin, a mis le doigt sur l’autre
moteur de l’évolution, celui qui paraît le plus positif.

La biologie de l’altruisme

Jusque dans les années 1960, il n’y a pas eu d’écho académique à cette remise en question par Kropotkine car, au-delà
de son aspect moral et politique, il n’y avait pas d’interprétation scientifique de ces observations d’entraide dans le monde
animal, ce que l’on qualifie aujourd’hui parfois de ‘biologie de l’altruisme’. Si on comprend en effet comment peut se transmettre un
comportement avantageux pour l’individu, on voyait mal comment
un comportement bénéficiant à d’autres pouvait être sélectionné
dans le patrimoine génétique. La science de l’hérédité comme celle de
l’évolution ne connaissait alors que la compétition, c’est-à-dire l’égoïsme tel que l’a décrit Richard Dawkins dans son livre célèbre Le gène égoïste (traduit en 1978 chez Menges).

Des exemples existent pourtant en abondance dans la nature qui ne peuvent être expliqués par la seule lutte de tous contre tous et qui vont même en sens contraire. Un mâle se fait souvent tuer en défendant sa famille. Un loup ou un homme risque sa vie en protégeant son groupe. Dans ces cas fréquents, on comprend
que, dans une logique héréditaire, la mère en sauvant ses jeunes facilite la transmission de son patrimoine génétique même si elle
périt. Il est autrement plus difficile d’expliquer dans une vision étroitement darwinienne les sociétés d’insectes sociaux comme
celles d’abeilles et de fourmis. Quel avantage reproductif peut bien trouver l’évolution en rendant stériles les ouvrières d’abeille qui se sacrifient pour élever les milliers de jeunes de la seule reine ? Darwin avait frôlé la solution en cherchant à comprendre comment la sélection pouvait intervenir dans ce cas de figure et il avait proposé que « la sélection s’applique à la famille aussi bien qu’à l’individu ». Un étudiant en thèse, William Hamilton, publie dans les années 1960 une série d’articles qui expliquent, mathématiquement et simplement, l’avantage que trouve l’ouvrière à élever les enfants de sa soeur : bien que stérile, elle contribue à transmettre des milliers de fois la moitié de son génome, de la même manière que le parent défend son patrimoine génétique en protégeant ses petits. Ainsi, dans une sélection familiale (ou de ‘parentèle’), une tante peut trouver un avantage sélectif à se sacrifier pour de nombreux neveux car ils portent ses gènes et un comportement altruiste peut donc avoir une base égoïste. Cette conclusion paraît peu morale mais demeure toujours la meilleure manière d’expliquer en biologie l’apparition des insectes sociaux
depuis un demi-siècle. L’hérésie est, comme d’habitude, devenue
une vérité scientifique et cette approche a contribué à clarifier le problème jusqu’alors insoluble et toujours discuté des origines de la
socialité.

Malthus, Godwin et Darwin

Il est curieux de noter que ce problème difficile de la biologie de l’altruisme qui est aujourd’hui très à la mode dans les laboratoires de comportement animal, et qui a été mis en évidence d’abord par Kropotkine, a trouvé son point de départ dans les écrits de Godwin. Le commencement des idées de Darwin se trouve en effet dans les écrits de Malthus. L’idée de l’évolution n’était pas nouvelle car elle était défendue bien avant par Lamarck et par le propre grand-père de Darwin, Erasmus Darwin. Mais personne n’avait pu trouver le mécanisme et Malthus a découvert la loi qui a fourni à Darwin l’idée de la sélection naturelle : la tendance constante chez tous les êtres vivants à accroître leur population plus vite que ne s’accroît la quantité de nourriture disponible. Darwin – qui venait d’abandonner ses études de pasteur juste avant de partir faire son tour du monde sur le Beagle – ne voyait pas jusqu’alors comment expliquer scientifiquement l’évolution des espèces, c’est-à-dire sans faire appel à Dieu. « Le vieil argument d’une finalité dans la nature, qui me semblait autrefois si concluant, est tombé depuis la découverte de la loi de la sélection naturelle » écrit-il dans son autobiographie
(2008, éditions du Seuil). Il réalise grâce à Malthus que la sélection
naturelle oriente le processus en triant, parmi ce surplus d’êtres
vivants présentant des variations aléatoires, les plus adaptés aux
conditions ambiantes et changeantes.

On oublie souvent que l’argument massue de Malthus répondait avant tout à celui de William Godwin qu’il réfutait.
Le fondateur de l’anarchisme prédisait l’abondance universelle dans son Essai sur la justice politique et son influence sur la moralité et le bonheur. Ce paradis serait atteint par une organisation sociale qui permettrait de travailler très peu pour manger à sa faim. D’ailleurs le titre intégral du livre de Malthus, paru en 1798 et tant cité, est Un essai sur le principe de la population, dans la mesure où il affecte l’amélioration future de la société. Il y a donc deux facettes souvent confondues dans la théorie de Malthus qui correspondent à sa double identité d’économiste et de pasteur.

D’une part, l’argument économique que les populations animales et humaines augmentent plus vite que les ressources –ce qui est en train de se vérifier chez l’homme après une période d’accroissement de la productivité agricole – et qui a fourni à Darwin le mécanisme – clef de l’évolution des êtres vivants. D’autre part, une critique puritaine qui préconisait la non-assistance aux pauvres et la limitation des naissances par la chasteté. On assiste donc, avant même Darwin, à un premier chassé-croisé entre la morale et l’économie, la position socialiste mais utopique de Godwin
contre celle réaliste mais réactionnaire de Malthus.

Si Darwin a été convaincu par l’argument fondamental, sa biographie révèle qu’il n’a pas suivi les conseils moraux de Malthus.
On le sait par le registre de sa paroisse dont son épouse était, elle, une fervente et qui enregistre leurs dons aux pauvres.
Bien qu’il ait été comme tout penseur le reflet de son époque,
il était moins raciste, sexiste et colonialiste que la plupart de ses contemporains victoriens. Il s’est d’ailleurs toujours nettement tenu à
l’écart des interprétations sociales de sa théorie sur la sélection naturelle à laquelle il n’assigne aucun sens a priori. Il ne place même pas l’homme au sommet de l’évolution comme le font toujours bon nombre de nos contemporains en croyant que c’est une évidence scientifique.
Il va jusqu’à considérer que la différence entre l’homme et l’animal
n’est pas une question de nature mais de degré, ce qui demeure en
avance sur notre époque. Par contre ses plus actifs propagandistes ont débordé Darwin en l’interprétant abusivement, tant il est facile de
passer des lois de l’évolution biologique à de prétendues lois du progrès humain qui confortent le capitalisme, c’est à dire le
« darwinisme social ».

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