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Entretien avec Pilar, propos recueillis par Daniel Colson
« Faire le deuil d’une cohérence globale »
Article mis en ligne le 14 juin 2010
dernière modification le 14 juillet 2011

Informations recueillies en janvier 2010 auprès de Pilar, impliquée depuis sept ou huit ans dans des dynamiques anarcha-féministes (ou féministes libertaires) à Grenoble.

Féministes radicales, groupes de femmes, lesbiennes et personnes transgenres sont une composante importante des dynamiques libertaires sur l’agglomération grenobloise. Pour donner une idée numérique de cette importance, on peut signaler la manifestation de nuit organisée le 25 novembre 2009 à Grenoble, à l’occasion de la dernière journée contre les violences faites aux femmes. Non mixte, cette manifestation a rassemblé près de deux cent cinquante personnes. Mais surtout on compte sur Grenoble de très nombreuses activités et actions anarchaféministes et une part importante des initiatives libertaires, sur des terrains moins systématiquement associés aux thématiques féministes,
présentent une dimension féministe. Celle-ci s’exprime, d’une part, à
travers l’usage fréquent de la non-mixité entre « femmes », entre « trans, pédés, gouines » ou encore entre « femmes, lesbiennes, trans » (pour être plus précis, on pourrait parler de « mixités choisies »), d’autre part, par les contenus et les terrains investis.

D’après Pilar, cette tendance s’explique en grande partie par la forte présence de femmes et de groupes de femmes. Les femmes et toutes les personnes partageant une culture politique féministe sont nettement majoritaires sur plusieurs terrains de luttes composant le mouvement alternatif et libertaire grenoblois et en tout cas bien présentes dans la plupart d’entre eux.

On peut ainsi répertorier, pour ces seules huit dernières années, de nombreuses activités, le plus souvent en non-mixité, voulue ou de fait : une série de squats d’habitation et d’activité ; des ateliers d’échange de savoirs variés, tels que mécanique auto, soudure, auto-examen gynéco ou actuellement un atelier vélo, ce dernier étant mixte ou non mixte selon le jour ; une bibliothèque féministe ; l’édition régulière de brochures féministes1 ; deux émissions de radio, avec depuis sept ans DégenréE, l’émission pour déranger2 et, depuis peu, une émission (mixte cette fois) en libre antenne, Cas-libres3, portant sur les questions de corps, d’amours et de sexualités ; les Enrageuses, un collectif travaillant sur la prise en charge collective des violences sexuelles et de genre ; le groupe femmes du collectif « Défends-Toit », autour des luttes pour le logement ; la projection de films sur les thématiques pédé ; un club de SF entre femmes ; des groupes de théâtre-rencontre, notamment autour des Monologues du Vagin et de la vie et des pensées d’Emma Goldman ; un groupe mixte d’intervention dans les lycées autour des genres et des sexualités ; l’organisation d’exposés en public sur des écrits féministes ; des formations et des groupes autogérés d’autodéfense féministe ; de nombreuses initiatives en non-mixité choisie ou de fait, au sein de dynamiques activistes mixtes, etc. On peut pour finir citer le collectif des FRASC, Féministes pour la réappropriation de l’avortement, des sexualités et de la contraception (dont le nom est un clin d’oeil au MLAC, Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), qui s’est constitué contre la restructuration de l’hôpital « couple-enfant » et la dégradation des conditions d’avortement4, et qui a depuis élargi son champ d’action.

Les mouvements de femmes à Grenoble s’inscrivent dans une longue histoire, depuis le MLAC, le lancement du Mouvement français pour le planning familial, (avec le premier planning familial en France) et les nombreux mouvements de femmes des débuts, jusqu’aux initiatives féministes radicales dont il est question dans ce texte. Celles-ci prennent bien sûr des formes variées, au sein d’un milieu multiple et ramifié, complexe et changeant, également relié à des dynamiques féministes qui ne se définissent pas spécifiquement comme libertaires.
Pilar distingue, à la base de son anarcha-féminisme, des positions anticapitalistes et antiautoritaires ainsi qu’une analyse de la société de classes. La critique du patriarcat articule, dans et hors de la famille, l’analyse de l’exploitation économique des femmes et la politisation du privé et de l’intimité comme terrain de l’oppression sexiste. Mais pour Pilar les influences sont aussi venues d’ailleurs, et notamment dans les années 90 de Lyon, où les expériences et analyses du féminisme radical et de l’antispécisme ont connu un essor important.
Pour ces dynamiques grenobloises (féministes, lesbiennes, transgenres), il ne s’agit pas seulement de lutter contre un
processus général d’aliénation, mais d’entreprendre partout et tout de
suite une lutte contre l’ensemble des rapports de domination, au plus près de la vie de toutes et tous et dans les interactions les plus
immédiates.
Cette démarche se traduit à la fois par la rupture et le
renforcement par rapport aux comportements et groupes sociaux
dominants, mais aussi par des pratiques de déconstruction de ces
rapports et des identités qui les accompagnent, au sein du mouvement
dans son ensemble, aussi bien que dans des cadres non mixtes.
Théoriquement ce mouvement de déconstruction (y compris des genres
et des identités sexuelles) se reconnaît dans le féminisme matérialiste
(en particulier les analyses de Delphy et de Guillaumin), mais aussi dans les analyses de Foucault. Une des bases de cette pensée est le refus de l’idée de « nature » avec ses déterminismes et ses lois nécessaires et incontournables.
S’appuyer sur le parti pris qu’il n’y a pas de nature mais des réalités socialement construites permet de s’employer à les ébranler, à les déconstruire et à les réagencer. Cela encourage aussi à cultiver prudence et autocritique, partant de l’idée qu’il ne s’agit pas de se libérer intégralement des normes sociales (si l’on considère qu’être en société signifie toujours être construit-e par ses normes – quelle qu’elles soient –, fortement intériorisées et incorporées en chacun-e de nous), mais que l’on peut oeuvrer à les ouvrir et à les remplacer.

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