Avant de se conquérir, les libertés se rêvent. Pour entreprendre ce voyage hors de notre vie, et donc dans celle-ci, nous avons fait appel à quelques amis qui ont en commun le goût d’une réflexion libertaire et l’horreur de la langue de bois. Les uns nous font voyager en anarchie, les autres en démocratie, car on s’intéresse toujours à ce qu’on n’a pas.
Ronald Creagh
Espèces de libertés
Avant de se conquérir, les libertés se rêvent. Pour entreprendre ce voyage hors de notre vie, et donc dans celle-ci, nous avons fait appel à quelques amis qui ont en commun le goût d’une réflexion libertaire et l’horreur de la langue de bois. Les uns nous font voyager en anarchie, les autres en démocratie, car on s’intéresse toujours à ce qu’on n’a pas.
Nous avions songé à un projet trop ambitieux, sans doute, pour être rapidement mené à terme. La question était : les philosophies anarchistes peuvent-elles servir à remettre en cause les conceptions de vos disciplines respectives ? Nous l’avions posée à des personnes appartenant à des spécialités différentes, philosophes, historiens, économistes, psychanalystes, psychologues, sociologues, politologues, ingénieurs, agronomes, etc.
La question était sans doute piégée, car les penseurs critiques ne sont pas pour autant des esprits libres. Aussi percutante soit-elle, toute remise en cause des Princes qui nous gouvernent, qu’il s’agisse de l’État ou de l’internationale des nantis, est prise au filet de ces mêmes discours lorsqu’elle s’enferme dans l’approche politique ou économique, sans accorder à la complexité du quotidien et de l’immédiat l’attention nécessaire.
Les personnes sollicitées ont préféré parler de choses très simples : leur vie, leur histoire, leurs espérances. Parfois aussi de réflexions plus générales sur le politique, l’inconscient, la société, la philosophie de notre temps. Loin du discours militant, - et d’ailleurs tous les auteurs de ces textes ne sont pas pour autant des sympathisants d’un mouvement, - l’ensemble ici présenté comporte ainsi deux parties, l’une dont la réflexion part du vécu, du particulier, l’autre du pensé et du général. Un leitmotiv, le rêve de liberté, les parcourt et enfante, comme il se doit, harmonies et dissonances.
Car en deçà des combats essentiels pour la libre expression, la libre circulation, les droits de l’homme, de la femme, des enfants, etc., l’autonomie personnelle et collective se trouve entravée par de multiples filets quotidiens, si ordinaires que les discours fondateurs les passent souvent sous silence. Puis-je dégager du temps pour moi-même ? Ai-je mon mot à dire à propos de la circulation près de ma maison ? Dois-je me soumettre devant la pollution environnante ? Suis-je impuissant devant la veulerie de la collectivité à laquelle j’appartiens ? Le temps, l’espace, le corps, les sentiments sont des enjeux cruciaux où se jouent tous les jours nos obscurs besoins. L’emprise du pouvoir commence d’abord par ces libertés très ordinaires.
Le temps et sa mesure sont liés au pouvoir. Par exemple, en 1086 de notre ère, l’Empereur de Chine commanda une horloge astronomique, merveille de son époque, destinée à la divination astrologique, qui ne pouvait ainsi que lui accorder un plus grand prestige. Le chronomètre sert aujourd’hui à d’autres fins et nos rythmes circadiens sont dictés surtout par les besoins du capitalisme ; les instances politiques en assurent le fonctionnement par les multiples institutions (fêtes légales, transports, législation du travail, formation à l’emploi...) qui veillent à ce que nous marchions au pas cadencé. " La trace de Nicolas Stankewitch " nous rappelle que le temps, c’est aussi la mort et l’argent. Cette première incursion dans le monde des " anarchistes " - et les guillemets seraient de rigueur pour tout ce Cahier, - nous entraîne dans une première réflexion sur l’immortalité, distinguée de l’éternité, et ouvre une série de thèmes qui seront repris plus loin, sur d’autres longueurs d’ondes.
La vie, notre destin, qui se déroule dans le temps, porte le sceau de son époque. Georges Matéos nous raconte son " Expérience libertaire du progrès technologique ". Ce technicien, ancien militant anarchiste, raconte lucidement un itinéraire qui, reprenant le discours du père, redécouvre la loi, la raison et la société. C’est d’abord la Loi de l’Histoire, la Raison d’État et la Société irritante et gratifiante des " trente glorieuses ", du moins pour les pays riches. La volonté de comprendre, d’expliquer, de changer. L’échec. Puis l’apprentissage de l’amour de soi : à vrai dire, Proudhon n’a jamais été absent dans cette existence. Mais toujours revient le désir de saisir, d’interpréter, de troquer cet univers contre un autre, et Matéos, en vrai anar, construit sa propre synthèse du monde et de la vie.
L’espace est lui aussi tracé par le pouvoir : frontières, topographie, toponymie, et jusqu’au climat qu’on tente de modifier. Si le salut ne vient pas de l’espace, comme disait Pascal, celui-ci nous conditionne bien, selon que nous naissons à Pékin, à Bamako ou à Londres. Mais de tous les lieux, le plus important, surtout pour les petites gens, qui ne sont ni turbo professeurs ni membres de la " jet set ", c’est la demeure où ils vivent. " La maison anarchiste " de Colin Ward aborde une question bien concrète à laquelle sont offertes des réponses plus satisfaisantes pour les architectes et les promoteurs que pour les résidents. Le contrôle par les habitants, le rôle de la municipalité, la fonction de l’architecte sont ici envisagés non dans l’hypothèse d’une société idéale, mais dans le cadre réaliste de notre société pragmatique.
Y a-t-il aussi un art libertaire ? Vaste question, qui demanderait des livres entiers pour examiner sous cet angle la littérature, le cinéma, le théâtre, la musique et les autres serviteurs des Muses. Il est indiscutable que des talents se sont mis au service du pouvoir, qu’il s’agisse des portraits royaux ou de l’architecture mussolinienne ; pourquoi n’y aurait-il pas une esthétique anarchiste ? Si nous ne partageons pas l’avis de Colin Ward, qui répond par la négative, il n’en est pas moins vrai qu’en architecture, au moins, la question première est de redonner aux citoyens le pouvoir de décision sur l’édification et l’aménagement de leur habitat.
Le corps devient une obsession croissante : sans parler des problèmes de pollution dont chaque jour nous annonce les nouveaux ravages, nul n’ose plus prendre quelques grammes de trop sans l’accord exprès du diététicien. Les médecines douces, en revanche, l’autogestion de la santé, font depuis longtemps partie de la culture alternative : les socialistes anglais du dix-neuvième siècle étaient souvent végétariens et il était mal venu de fumer parmi eux. La médecine classique aurait-elle failli à sa mission ? " Hygiène publique, santé et sexualité : Quelques concepts anarchistes " de Richard Cleminson aborde celle-ci au moment exceptionnel de la révolution espagnole de 1936. Il découvre dans le programme et les idées du Dr. Félix Martí Ibáñez le terrain d’une culture hygiénique qui prend en compte et met en cause les conditions spatiales, temporelles et sociales.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’écriture est au service du pouvoir. Les hiéroglyphes célébraient les monarques et dénombraient les richesses. Les inscriptions monumentales célèbrent les hauts faits des seigneurs de toutes les époques et dans beaucoup de pays les rues portent les noms de nos dirigeants bien-aimés. Naguère, l’américain Stephan Pearl Andrews aurait voulu mettre la sténographie au service des illettrés ; elle ne sert plus qu’à consigner les paroles historiques des cadres d’entreprise.. Le caractère esthétique de la lettre écrite n’a pas échappé à cette emprise, comme le montre Claude Médiavilla, dans " Calligraphie et pouvoir ", La belle captive devient l’ambassadrice du vieux barbon, et l’histoire de cette subtile liaison nous est ici dévoilée, pour la première fois semble-t-il, à travers quelques traits saillants d’une histoire qui reste à écrire.
Et qu’en est-il du texte ? Si les philosophes nous ont révélé le pouvoir des mots, si ceux-ci se sont dégradés en marchandises, n’est-ce pas le rôle de la critique universitaire de leur redonner leur grâce ? Étouffés par l’académisme triomphant aux discours pontifiants, aux récits verbeux, aux obsessions scientistes, ils ne retrouvent leur virginité que dans la boue des banlieues mal famées. Encore ne suffit-il pas au critique de s’affranchir des conventions. Roger Dadoun prend position " Pour une critique lit.-lib ", et l’invite à dénicher l’éros libertaire qui s’est caché en son sein.
L’éducation est, sans aucun doute, l’une des plus grandes œuvres réalisées par des libertaires, aussi bien sur le plan pratique que sur celui de la théorie. Écoles alternatives, formation conçue comme une éducation réciproque et permanente, importance de l’autonomie et de la socialité, il existe déjà une importante littérature sur le sujet. " L’école et la barricade " souligne un autre aspect, moins bien connu dans les pays riches et libéraux, le rôle des bibliothèques populaires au sein du mouvement ouvrier. Il signale aussi l’importance des archives, qui constituent un aspect essentiel de la mémoire collective d’un peuple. Marx disait, je crois, que l’histoire appartient à qui possède les archives. Les responsables des médias le savent bien, qui ne relâchent l’information que lorsqu’elle n’est plus utile.
" La science anarchiste " de René Colson clôt cette première partie par une remise en cause des interprétations habituelles que les historiens ont donné de l’ère des attentats. Les bombes ne sont pas une aberration ni un écart par rapport au passé et à la tradition ouvrière. Ils représentent au contraire une volonté de se rapproprier la " science " , et en particulier la " chimie ". Le vieux rêve alchimique n’est pas loin.
La série d’approches plus larges se confronte aux deux points aveugles de ces derniers siècles, l’anarchie et la démocratie. Tantôt, aux époques réactionnaires, l’une et l’autre paraissent coïncider et tantôt, quand règne le libéralisme, elles semblent aux antipodes.
Les philosophies de l’ordre dépeignent la première comme un point noir, un cauchemar de la vie sociale : les anarchistes sont des poseurs de bombes ou de doux rêveurs, et parfois les deux.
Il est vrai que plutôt que de s’agglutiner, beaucoup de libertaires pratiquent le libre parcours. Les organisations peuvent se préoccuper de leur image de marque, on ne contrôle pas les météores.
Quant aux esprits libéraux, ils s’envolent vers les grands principes et préfèrent parler de l’idée démocratique plutôt que de la démocratie réelle ; montrez-leur celle-ci et ils se hâtent de pointer vers des sociétés plus malades que la leur. Les études sur le commandement, la puissance et la souveraineté se multiplient, se croisent, se contredisent, questionnent parfois la légitimité d’une domination, mais jamais son principe. Qu’il se nomme peuple, chef, président ou roi, le ministère d’un Prince semble aussi requis que l’était jadis l’existence d’un Dieu. Même ceux qui ne croient pas qu’une main invisible régule le marché, jouant ainsi le rôle d’une divine Providence, n’imaginent pas de solution de remplacement de l’appareil étatique. Quant aux politologues, il ne leur vient guère à l’esprit de remettre en cause la légitimité d’un chef d’entreprise ou d’un bureaucrate fonctionnaire qui ne doivent leur pouvoir qu’à l’argent ou à leurs supérieurs, et non au choix direct et réfléchi de leurs concitoyens.
L’arme de la raison offre-t-elle au corps social une issue à sa cécité et à ses aberrations ? La crise intellectuelle contemporaine s’inaugure par le slogan de la " postmodernité ". Les enseignements fondamentaux ont perdu leur crédibilité et les mythes sont devenus inaudibles, assourdis par des discours qui continuent de se nourrir de grands récits explicatifs du monde, qui se repaissent du tragique de l’histoire et s’enfièvrent quand s’opèrent de nouvelles passations de pouvoir. C’est pourtant à un plaidoyer pour la raison que se consacre Sharif Gemie dans " Habermas et l’anarchisme, ou la rationalité du quotidien ".
" L’illusion démocratique " de René Schérer revient aux fondements du concept à partir de trois points de la pensée de Jean-Jacques Rousseau, la représentativité parlementaire, la souveraineté populaire au gouvernement et la volonté générale. Il aborde les questions de démocratie directe et d’opinion publique et conclut qu’il faut " porter une main iconoclaste sur la forme politique de la démocratie en elle-même ". Car le leurre démocratique consiste à substituer des volontés particulières et aboutit à satisfaire les intérêts particuliers dominants de l’époque. Mais la volonté générale de Rousseau est désormais impossible à définir, parce que le rapport social est médiatisé par des images dans un univers politique lui-même imbibé de spectaculaire.
Cette main iconoclaste qu’invoque R. Schérer est brandie par Amedeo Bertolo qui, dans " Au delà de la démocratie, l’anarchie " établit d’importantes distinctions entre pouvoir et domination, égalité et similitude, anarchisme et démocratie directe. Les racines des anarchistes s’inscrivent à la fois dans le mouvement de la société et dans son imaginaire, mais tout n’est pas que rêverie : la conception anarchiste européenne traditionnelle de l’espace politique témoigne d’une spécificité de son programme, et aussi de sa perception de la liberté. Sa critique va plus loin que celle du système de représentation, dont elle n’exclut pas certaines formes, et même reconnaît un gouvernement de la société, sous une forme fédérative, quoique avec des différences cruciales par rapport aux doctrines et système existants.
Nous savons depuis Freud que l’inconscient structure nos formes de pensée les plus fondamentales ; notre entourage y met aussi la main. Cette matrice de monstres inavoués, méduses, sirènes et serpents de mer, a été ensorcelée par la société de déférence et de révérence dans laquelle nous baignons. Cette dernière " découpe " la réalité, instaure un certain ordre, construit les niches où notre vie se déroule et d’où nous tentons, péniblement, d’augurer notre avenir singulier. Les filets silencieusement tendus dans ces fonds sous-marins qui charrient notre image archaïque du monde nous font privilégier certains angles. " La "centralité" dans les origines de l’imaginaire occidental, " d’Eduardo Colombo, aborde ainsi l’un de ces socles de la pensée. Nous découvrons de ce point les avatars du couple contrarié centre-périphérie et la persistance du paradigme hiérarchique, vécu comme " naturel ", dont l’effet est de déposséder les femmes et les hommes de leur pouvoir de décision, puisque celui-ci relève d’un ordre supérieur (les divinités, la nature...).
C’est au contraire sur la vacance de l’instituant et les discontinuités historiques qu’insiste Alain Pessin dans " Anarchie et Anomie ". Les libertaires se trouvent sans cesse contraints de rationaliser leur position vis-à-vis de figures spectaculaires aux positions morales et politiques douteuses qui se revendiquent de l’anarchie. Au creux de ces situations impossibles d’anomie, ils ne sont pas des marginaux, comme on le dit trop souvent de façon simpliste, réduisant les données sociales et les positions stratégiques qu’elles suscitent à de simples facteurs psychologiques ; leurs actes sont les symptômes d’une fracture dans l’imaginaire collectif, et parfois l’intuition que " les formes sociales à venir ne sont pas incluses dans les formes passées ".
Modifier l’avenir, John Clark le propose dans " La civilisation et son autre : A la découverte d’une écologie sociale de l’imaginaire ". Toute transformation sociale consciente ne se contente pas d’un effort collectif d’imagination, elle appelle une refonte de cet imaginaire social économiste, aujourd’hui marqué par le fétichisme productiviste, où la marchandise symbolise le succès, le pouvoir, la sexualité, voire même la contestation, suscite une symbiose du sujet avec l’objet consommé, et crée même l’objet du désir comme réalité imaginaire. La remise en cause commence par une prise de conscience des individus de leur position dans le mouvement collectif du monde, elle puise sa radicalité dans le conflit entre désir et culture. Cet acte dialectique qu’est la libération de l’imaginaire requiert tout à la fois une écologie sociale de l’imagination et l’engagement sur " la route régicide à travers l’inconscient, - la voie anarchique, sur-ré(gion)elle, qui mène à travers le rêve, le mythe, la poésie et le carnaval " jusqu’aux sources d’un imaginaire écologique émancipateur.
Bien des enjeux n’ont pu être traités ici, notamment celui, essentiel, du statut de la femme, de l’homme, de l’enfant dans le monde actuel, ni celui d’une économie différente. Mais l’ensemble de ces textes n’a d’autre but que d’ouvrir la réflexion et la discussion et, déjà, d’importants débats en ressortent. S’il faut rejeter le droit naturel, comme le sous-entend Colombo, sur quelles bases s’appuieront les droits de l’homme (et de la femme) ? Celle proposée par Thévenet est-elle acceptable ? La volonté générale à laquelle fait appel Jean-Jacques Rousseau a reçu le coup de grâce du spectacle médiatique, selon Schérer, mais les propositions de Bertolo pour une autre forme de liberté sont-elles satisfaisantes ? Les actes d’un Netchaiev ou d’un Ravachol sont-ils politiques, comme le pense Colson ou ne le sont-ils pas comme le croit Pessin ? Les communautés alternatives sont-elles capables de dépasser le stade embryonnaire, comme s’interroge Clark ?
Les bâtisseurs de la liberté invitent à reconstruire l’imagination collective et les rapports sociaux. Le décentrement " régionaliste " de l’imaginaire, en redécouvrant le sauvage et en créant de nouveaux lieux mythiques, offre-t-il des garanties suffisantes pour échapper à l’économie unidimensionnelle et la récupération par les médias ? Quels seront dans l’avenir les rapports entre meneurs et mouvements contestataires ? Un courant social qui lutte pour une société plus équitable et plus libre ne peut accepter des avant-garde autoproclamées, des sociétés de Justes, mais lui faut-il pour autant brûler les prophètes ? Par ailleurs, l’ardente quête de vérité qui anime ces derniers ne les entraîne-t-elle pas à son tour dans des conflits incontournables et fratricides qui découragent l’élan social ? Le tragique de l’histoire peut-il être transcendé par l’élan utopique ?
Ronald Creagh