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Françoise Picq
« Vous avez dit queer ? » La question de l’identité et le féminisme
Article mis en ligne le 19 mai 2010
dernière modification le 19 juin 2011
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C’est cette scène, l’une des plus célèbres du cinéma français, qui me vient à l’esprit : « Vous avez dit bizarre ! — Moi, j’ai dit
bizarre… bizarre ? Comme c’est étrange… Pourquoi aurais-je dit
bizarre… bizarre… ? »1

Le comique du film repose sur l’absurdité d’une fuite en avant dans des falsifications de plus en plus difficiles à couvrir. Il tourne autour du thème de l’identité et du double. L’évêque de Bedford (Louis Jouvet), faute de recevoir des explications convaincantes, en venait à soupçonner
son cousin le professeur Molyneux, alias Félix Chapel (Michel Simon)
d’avoir fait disparaître sa femme.

C’est un peu la même question que je me pose à propos de cette théorie à la mode : le queer2. Cette insistance mise sur le brouillage des frontières, sur les exceptions à la bipolarité entre les sexes, la contestation radicale des identités de sexe ne risque-t-elle pas, en faisant disparaître « les femmes » comme groupe, d’enterrer le féminisme comme projet politique ?

Cette approche a pris une telle importance qu’elle est posée en point de départ, sinon en fondement, dans le manuel des études de genre de Laure Béréni et al3.Tout le reste : Genre, sexualité et vie conjugale ; Genre et socialisation ; Genre et travail ; Genre et politique… ne sera posé qu’à partir de ce présupposé d’une identité sexuée fabriquée par un rapport de pouvoir. D’ailleurs le genre ne sera
analysé qu’à « l’intersection d’autres rapports de pouvoirs ». Ce sont les rapports de pouvoir qui sont au coeur de la recherche. Ce qui est fort différent de la démarche qui fut celle du mouvement féministe de construire les femmes comme sujets, individuellement et collectivement,
et la connaissance à partir du vécu des femmes.

Elsa Dorlin, pour sa part, invite à lire le développement des théories féministes comme une succession de déplacements
conceptuels : du sexe au genre, du genre à la sexualité, puis de la sexualité à la praxis queer4. Elle semble considérer ces déplacements conceptuels comme une progression nécessaire
de la pensée. Je me demande, pour ma part, si chacun de ces déplacements ne s’accompagne pas – aussi – d’une certaine
réduction du projet féministe.

Ces deux livres, parmi bien d’autres, m’ont amenée à m’interroger, en tant que féministe, sur ces évolutions : des études
féministes aux études de genre, et aux théories queer. C’est une réflexion encore très embryonnaire que je livre ici, et qui ne constitue pas une critique à l’égard de ces ouvrages, dont je ne fais pas une analyse. Je cherche seulement, en rappelant les étapes de la réflexion à souligner le caractère ambigu, sinon contradictoire, des déplacements. Je m’intéresse d’ailleurs moins à entrer dans le débat théorique qu’à en évaluer la logique politique.

Simone de Beauvoir et la construction sociale de « la femme »

Au commencement, incontestablement, il y a Simone de Beauvoir et sa mise en question de la nature féminine : « On ne naît pas femme, on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique, ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. »

Elle refuse le fétichisme de « l’éternel féminin », mais ne nie pas qu’être femme est une singularité. C’est d’abord pour se définir qu’elle s’est lancée dans l’écriture du Deuxième Sexe  : « si je veux me définir, je suis obligée de déclarer : Je suis une femme » (tome I, p. 14).

Elle relativise les différences « génétiques, endocriniennes, anatomiques » entre « la femelle humaine et le mâle ». La femme n’est définie « ni par ses hormones ni par de mystérieux instincts, mais par la
manière dont elle ressaisit, à travers les consciences étrangères, son corps et son rapport au monde ». « La femme est comme l’homme un être humain », et elle aspire à se réaliser comme sujet : « Tout sujet se pose concrètement à travers des projets comme une transcendance »
(tome I, p. 34). Mais elle est clivée entre sa spiritualité qui aspire à l’évasion et son corps englué par les lois animales de la reproduction, tout ce en quoi « l’individualité de la femelle est combattue par l’intérêt de l’espèce » (tome I, p. 41). Si l’espèce pèse à ce point sur la femme, si la maternité contrecarre son projet et la maintient dans l’immanence, c’est beaucoup parce que celle-ci est subie. Le birth control et l’avortement légal lui permettraient de vivre sa maternité de
façon toute différente. Mais il y a aussi tout un système de mythes et des modèles où elle est enfermée.

La féminité est « une construction culturelle et non une donnée naturelle ». Les données biologiques « ne suffisent pas à définir une hiérarchie des sexes ; elles n’expliquent pas pourquoi la femme est l’Autre ; elles ne la condamnent pas à conserver à jamais ce rôle de subordonné » (tome I, p. 71). C’est parce que les hommes sont détenteurs de l’universel qu’ils définissent les femmes comme
« Autre ». La femme, elle, se détermine et se différencie par rapport à lui : « Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre » (tome I, p. 16). Mais Simone de Beauvoir ne propose pas d’autre voie « vers la
libération » que d’échapper individuellement à la condition féminine, pour construire sa liberté sur le modèle masculin, qui est celui de l’universel ; il lui faut « s’identifier à eux » pour s’émanciper.

Dans notre boîte à outil féministe des années 1960 et 1970, il y avait aussi Margaret Mead qui montrait que si toutes les sociétés partageaient l’univers des traits de caractères en deux, pour les attribuer aux deux sexes, les représentations du masculin et du féminin
n’étaient pas les mêmes selon les sociétés. Certaines attitudes traditionnellement associées aux tempéraments masculin et féminin étaient réparties de façons toutes différentes dans d’autres sociétés. Ce qui montrait qu’elles étaient « de toute évidence [le] résultat d’un conditionnement social »5.

Les années 1970 : la question de l’identité dans le mouvement féministe

Le mouvement féministe des années 1970 a largement puisé chez Simone de Beauvoir sa conscience d’être le Deuxième Sexe.
Mais du mouvement de Mai 68 il avait appris à penser la révolte en termes de mouvement social et de lutte collective. Et cela changeait les perspectives. Il n’était plus nécessaire d’échapper individuellement
à un destin de femme et de « s’identifier à eux » pour s’émanciper.
On pouvait se reconnaître femme parmi les femmes, et chercher ensemble à définir une nouvelle identité. « Les femmes ont toujours été définies par les hommes, relativement à eux », avait dit Simone de
Beauvoir. En se retrouvant entre elles, les femmes cherchaient leur identité en dehors des définitions imposées de l’extérieur, en dehors des rôles sociaux assignés, en dehors du regard des hommes et des rapports avec eux. Elles se cherchaient à partir d’elles-mêmes, de
leur vécu, et osaient proclamer que seule la subjectivité était source de connaissance. Que « le personnel est aussi politique » !

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