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La sociologie libertaire de Jacques Ellul


René Fugler

Article mis en ligne le 30 juin 2005
dernière modification le 1er juillet 2005

Dans la présentation du numéro 10 de Réfractions sur « Les anarchistes et Internet », nous disions que la réflexion libertaire s’était peu occupée de la sociologie de l’information et de la communication. C’est vrai si l’on s’en tient au mouvement nettement défini. Mais c’est aussi passer un peu vite sur les travaux d’un sociologue animé d’une méfiance constante et radicale envers l’État et qui, sans entretenir de relations avec des organisations ou publications libertaires, s’est à différentes occasions déclaré anarchiste.

Juriste, historien et sociologue, Jacques Ellul (1912-1994) a été professeur jusqu’en 1980 à l’Institut d’études politiques de Bordeaux. Auteur d’une cinquantaine d’ouvrages et de plusieurs centaines d’articles, il s’est spécialisé, en parallèle avec une histoire des institutions, dans l’étude de la technique et de la propagande, et des liens étroits qui les unissent.

Sa référence à l’anarchisme a eu peu d’impact sur les milieux anarchistes. On peut supposer d’abord que, n’ayant jamais été une personnalité très médiatisée - il s’y refusait d’ailleurs -, il a été peu lu hors des cercles qui suivaient l’actualité des sciences humaines. Surtout, même si l’information passait, une donnée importante faisait écran : Ellul était chrétien, était même un notable protestant. Pendant vingt et un ans, il a siégé au Conseil national de l’Église réformée de France, dont il espérait, sans résultats à son avis, pouvoir faire un levier contre l’aliénation technicienne. Ne cessant de mener de front son œuvre scientifique et une réflexion théologique, il n’en affirmait pas moins que celle-ci n’influençait en rien son travail de sociologue... tout en maintenant que les deux « versants » de sa pensée étaient indissociables. Le cas, il faut le reconnaître, était peu propice à une reconnaissance anarchiste ! On peut supposer aussi que, pour ce qui concerne le « handicap chrétien », le groupe anarchiste de Bordeaux, dans sa tournure très libre-penseuse, n’était pas une interface très favorable. Pour une tentative de dialogue réel, il faudra attendre la publication en 1988 de son essai sur Anarchie et Christianisme publié par l’Atelier de création libertaire.
 [1]
Un autre facteur encore a pu jouer dans cette méconnaissance : même s’il
a lu Proudhon et Bakounine, Ellul n’a guère puisé dans la tradition anarchiste, alors que, comme en témoigne son cours sur Marx, dont les notes viennent d’être publiées [2], il s’est constamment confronté aux méthodes et aux analyses de celui-ci. C’était là un autre terrain tabou...
L’adhésion, d’ailleurs, n’allait pas vraiment mieux du côté des protestants,
puisqu’il reconnaît les avoir agacés
au point d’être considéré comme « inclassable, constamment critique et marginal ». Plus généralement, comme en conviennent ses commentateurs, la contribution d’Ellul n’a pas été accueillie sans réserves dans les milieux universitaires non plus (sauf aux États-Unis). Sa passion théologique indisposait, mais aussi son pessimisme, ses élans imprécateurs et polémiques, la direction imprévisible de ses critiques, et, pourquoi pas, ses proclamations d’anarchisme. Comme le dit l’introduction d’un ouvrage qui lui est consacré [3] « pour avoir brossé un tableau sombre de la société technicienne livrant l’homme moderne aux manipulations de la propagande, à l’oppression étatique et à l’illusion politique, on l’a souvent accusé de décrire - non sans complaisance - le monde comme un champ de ruines ». Pour finir, son obstination suspecte à rester dans sa province ne pouvait que le desservir.

Une remarque encore pour ce qui est de la reconnaissance d’Ellul en milieu libertaire. Daniel Colson, qui pourtant enseigne la sociologie, ne fait aucune référence à lui dans son Petit Lexique philosophique de l’anarchisme [4] , même dans son entrée « anarchisme chrétien ». Et Pierre Ansart, qui aurait pu éprouver quelques affinités après ses travaux sur Marx et l’anarchisme (PUF, 1969) ou Naissance de l’anarchisme, esquisse d’une explication sociologique du proudhonisme (PUF, 1970) l’ignore purement et simplement dans son étude sur la sociologie contemporaine. [5]

L’homme qui avait tout prévu ?

Pourquoi revenir sur ce « rendez-vous manqué », si rendez-vous manqué il y a ? L’occasion en est donnée par l’essai que Jean-Luc Porquet, journaliste au Canard enchaîné, vient d’écrire sur l’actualité de la pensée d’Ellul et les prolongements que lui donnent la plupart des débats soulevés par l’altermondialisme. [6]Le livre de Porquet présente un double intérêt. D’abord, évidemment, les informations qu’il apporte sur la personnalité, les thèmes et les axes de recherche d’Ellul. Mais aussi la manière même dont il est construit, dans son projet on pourrait dire pédagogique, de rendre l’exposé vivant et aisément assimilable : un découpage en brefs chapitres, dans l’articulation logique des principes de base et de leurs champs d’application, dans un parcours qui traverse tour à tour les œuvres principales. Chacun des chapitres est complété par un ou plusieurs articles qui les rattachent à l’actualité : sur les questions de l’environnement essentiellement, les déchets nucléaires, les OGM et les manipulations génétiques, la vache folle et le problème alimentaire mondial, mais aussi sur la télévision, l’informatique, le téléphone portable, etc.

Une suite d’entretiens, sous la rubrique « Ellul aujourd’hui », présente des points de vue contrastés sur son apport. Jean-Luc Porquet donne ainsi la parole à Lucien Sfez, professeur de sciences politiques et spécialiste de la communication, à l’écrivain et journaliste chrétien Jean-Claude Guillebaud, au philosophe Dominique Bourg, à l’économiste Serge Latouche, qui a collaboré au numéro 9 de Réfractions (« Au-delà de l’économie : quelles alternatives ? ») et qui a lui-même publié des essais sur Jacques Ellul, en rapport avec ses recherches personnelles. [7]
Il donne la parole aussi à José Bové (« Ellul mis en pratique »), à l’équipe de l’Encyclopédie
des nuisances et à Patrick Chastenet, « ellulien de référence », dont l’ouvrage cité plus haut constitue une autre introduction, méthodique et complète, à la pensée d’Ellul. C’est lui aussi qui a créé le site Internet consacré, selon le texte de présentation, à « Ellul l’inclassable ». [8]
Ces commentaires et témoignages comportent leur part de critique, en particulier sur le statut d’indépendance attribué par Ellul à la technique par rapport aux facteurs économiques.

Une bibliographie détaillée complète l’essai de Porquet, qui donne aussi les coordonnées des associations et sites où se poursuit la recherche du sociologue. Bref, c’est un livre bien documenté, alerte et stimulant, qui ouvre bien des pistes.

Propagande et communication

Jacques Ellul a amorcé la réflexion sur l’information et
les communications de masse dès son ouvrage fondateur sur la Technique ou l’enjeu du siècle. [9] Il ne cessera de l’approfondir et de l’élargir au fur et à mesure qu’avanceront ses analyses, au fur et à mesure surtout que se développeront les moyens techniques et économiques de la communication, et son emprise. Au début des années 60, il publie sur la question un autre de ses ouvrages essentiels, Propagandes. [10] à ce stade, il utilise peu le terme de communication mais regroupe sous la notion de « propagande sociologique » (par opposition à la propagande politique) les
techniques des relations publiques, des relations « humaines » et de la publicité, dont le but est d’adapter l’individu à une consommation, une activité, en fin de compte à une société. Son livre est encore très marqué par la Deuxième Guerre mondiale et les procédés de manipulation de l’opinion mis en œuvre et perfectionnés au long du conflit, et par les méthodes de conditionnement expérimentées sous les totalitarismes nazi et stalinien. Dans le contexte de l’époque, ses analyses sont largement déterminées aussi par les techniques toujours renouvelées que suscite la « guerre froide ».

Le terme de propagande peut paraître désuet à l’heure actuelle, mais son effacement est sans doute lui-même un effet de la propagande qui tend à se cacher sous la pudique et fourre-tout catégorie de la communication. Il suffit de constater sa rentrée en action massive à l’occasion de la guerre d’Irak et plus généralement de la nouvelle « guerre mondiale » déclarée au terrorisme, sous l’emblème de la « croisade » et de la « guerre des civilisations ». Un des articles de Jean-Luc Porquet, « après le 11 septembre » évoque cette irruption en force de la propagande. Il faut noter cependant que, dès ses premiers travaux, Ellul relève que tout gouvernement est amené à entretenir une action de relations publiques parallèlement à la « persuasion » proprement politique.
Contrairement à une idée reçue, la propagande moderne, politique ou « sociologique », ne cherche pas à diffuser mensonges et bobards. Elle est, selon la thèse d’Ellul, tenue à la véracité, les « contrevérités » dévoilées se retournant contre elle. Le directeur des relations publiques de Tony Blair aurait mieux fait de lire Ellul avant de rendre plus sexy les rapports sur l’armement irakien... Porquet de son côté révèle qu’un bureau créé pour diffuser de fausses nouvelles après le 11 septembre a dû être fermé d’urgence par le Pentagone. La « bonne » propagande trie, isole des informations vraies et les réintègre dans un schéma d’interprétation adapté à l’objectif visé, sur un fond de déclaration d’intentions tout à fait modifiable au fil du temps.

En tant que technique, la propagande et la communication s’appuient sur des connaissances scientifiques, dans le domaine de la sociologie et de la psychologie en particulier. Dans ses analyses de 1962, Ellul utilise encore majoritairement des travaux américains ; en 1954,
il considérait qu’en France la propagande était encore remarquablement maladroite... Destinée à influencer et modifier l’opinion, la propagande implique la connaissance des besoins, désirs, mécanismes psychiques de l’individu, de même que la connaissance du milieu où il vit, avec ses présuppositions collectives, ses croyances ses mythes, son idéologie dominante.

Le style de vie désirable

Dans les présuppositions de ce qu’Ellul appelait déjà une société individualiste de masse - et qui traversent l’ensemble du monde moderne dans la mesure où il participe à la technicisation et à la structuration en nations -, il met en évidence la conviction que le but de la vie c’est le bonheur et que l’histoire évolue selon un progrès incessant. La Science et le Progrès constituent actuellement les mythes fondamentaux, si l’on entend par mythes « des représentations vigoureuses, fortement colorées, irrationnelles, chargées de toute la force de croyance de l’individu », et qui détiennent une « charge religieuse ». Il reviendra plus longuement, et de manière polémique, sur les croyances de notre temps dans ces Nouveaux Possédés (1973) dont les éditions Mille et une nuits annoncent la réédition. Aucune propagande ne peut être efficace si elle ne mobilise ces représentations collectives.

D’autres applications des sciences humaines sont mises à contribution : les techniques de diffusion, d’organisation
et d’encadrement, puis les techniques d’évaluation des résultats. Ces techniques, évidemment, ne sont opératoires que dans la mesure où elles peuvent se déployer sur les supports fournis par les applications des sciences dites exactes, sur toute la technologie de diffusion de
la parole, de l’écrit et de l’image. Par leur omniprésence, la qualité de leur fonctionnement, leurs progrès constants et leur force d’attraction, ces moyens mis
au service du confort, du bien-être et
du divertissement constituent en eux-mêmes une propagande pour la société technicienne. La persuasion qu’ils exercent peut être diffuse sans perdre de son efficacité : films, téléfilms et reportages montrent en arrière-plan le style de vie désirable, le cadre « normal » ou rêvé dans lequel s’intégrer. Avec la part de pression indirecte, de « contrainte psychologique » que cette idéologie mise en images fait subir aux déviants.

Un point sur lequel insiste Ellul, c’est que l’information ne se laisse pas dissocier de la propagande, mais qu’elles sont tributaires l’une de l’autre. Submergé par un flux continu d’informations, l’individu dispose rarement du temps de réflexion, des ressources de mémoire et de documentation qui lui permettraient de donner un sens aux événements et de les organiser à leurs niveaux d’importance. C’est la propagande qui vient fournir ses grilles de lecture pour ordonner cette multiplicité évanescente.

En même temps, l’information est la condition de la propagande : par la mise en relief des événements, par l’intensité et la durée qu’elle leur accorde, elle prépare le terrain et remue une opinion publique instable et fluctuante. De plus en plus, la propagande se rapproche de l’information, en accentuant son coté factuel : recours aux statistiques, aux enquêtes, aux rapports d’experts. Les régimes démocratiques ne peuvent pas se dispenser d’agir sur l’opinion publique : « Sous la forme la plus bénigne, l’État doit informer l’opinion de ce qu’il fait.
Lui expliquer ses actes, les problèmes
qui se posent, les motifs de ses décisions. »
(Propagandes.
Il s’agit d’associer les citoyens aux décisions du pouvoiren leur donnant l’impression qu’elles expriment leur volonté. Gouverner, c’est communiquer. « La dimension essentielle actuelle du jeu politique n’est pas le savoir-faire mais le faire-savoir. » (Serge Latouche, la Mégamachine).

Contrairement à ce qu’on peut supposer, c’est le récepteur cultivé qui est le plus fragile devant la propagande, le plus sensible au manque de repères et le plus en demande de schémas d’interprétation. S’il se sent réfractaire à l’idéologie dominante, il aura tendance à se retourner vers une autre propagande, plus proche de ses convictions et de ses valeurs : ce qu’Ellul appelle l’autopropagande. Il ajoute qu’en régime démocratique la
libre concurrence des propagandes n’est pas une garantie contre la manipulation : ou le citoyen se retrouve assommé et inerte entre les matraquages opposés, ou il se laisse emporter par le courant qu’il privilégie.

Le système technicien

L’objectif essentiel et général de la communication est d’acclimater l’homme à l’univers technicien. Les analyses que mène Jacques Ellul sur les méthodes et les dérives de la communication de masse sont inséparables de l’axe central et permanent de son œuvre, l’étude de la technique comme facteur déterminant de la société moderne. De la « société technicienne », terme qu’il juge plus approprié que celui de société industrielle, il passe à la conception du « système technicien » [11], avec l’ouvrage qui porte ce titre et celui qui dénonce le « bluff technologique » [12] Ce système, explique Porquet (p. 57) est « un tout organisé, un ensemble d’éléments en relation les uns avec les autres de façon que toute évolution de l’un provoque l’évolution de l’ensemble (et réciproquement), qui se combinent de préférence entre eux et impulsent ensemble une dynamique ». Il englobe la totalité de l’espace de vie.

Ellul conteste l’idée que la technique puisse être neutre, que c’est chaque type de société qui lui donne ses orientations et ses impulsions : elle a autant structuré les sociétés occidentales que l’ancien bloc de l’Est, et la vraie mondialisation, c’est l’extension de ses modèles et de son fonctionnement.

« Ce n’est pas la loi économique
qui s’impose au phénomène technique, c’est la loi technique qui ordonne, surordonne, oriente et modifie l’économie. »

Loin d’être une application de la science, la technique tend maintenant à précéder celle-ci, à décider, selon les possibilités qu’elle ouvre, des directions de la recherche. « Ce qui peut être fait sera fait », indépendamment de toute règle éthique : la technique établit sa propre morale. Sa dynamique fondamentale est celle de l’auto-accroissement, justifiée par le mythe du progrès. Si la foi dans l’amélioration de la condition humaine par l’Histoire s’est perdue, le rêve d’un homme nouveau se fonde maintenant sur les progrès incessants de la technique. Et si ces progrès créent eux-mêmes des problèmes, la technique les résoudra. L’efficacité devient la règle primordiale, les moyens déterminent les fins.
La technique, pense Ellul, est arrivée à un tel point d’évolution qu’elle se transforme et progresse sans intervention décisive de l’homme, par une force interne qui l’entraîne nécessairement à un développement incessant. Elle est irréductible aussi bien aux déterminismes économiques qu’à la volonté politique. La logique politique, par contre, n’échappe pas à la logique du système technicien. Pour développer et renouveler ses moyens, la technique a besoin de concentration, d’administration centralisée, de techniciens aux postes de commande permanents.

Une logique de puissance

L’état-nation est le meilleur garant de la rationalisation de la vie sociale, mais il
en retire aussi les bénéfices. État et technique se rejoignent dans une même logique de puissance.
« Dans un double mouvement historique, écrit Porquet, l’État s’est emparé de la technique et la technique de l’État. Ils se renforcent l’un l’autre. »

Prenant en compte des secteurs entiers de l’activité humaine, l’État devient un organisme gigantesque doté d’une multiplicité de services qui doivent être interconnectés, ordonnés, centralisés, sur la base d’une technologie de plus en plus complexe et envahissante.
« La combinaison de la technique - totalité des méthodes et des moyens
utilisés rationnellement en vue d’une efficacité absolue - et de l’État bureaucratique moderne a engendré la plus grande des menaces ayant jamais plané sur la liberté humaine. »
 [13]
La réflexion sur l’État, les analyses de son fonctionnement, le repérage des croyances et des manipulations de l’opinion qui le soutiennent, traversent toute l’œuvre d’Ellul. Elles s’inscrivent dans la description du réseau de plus en vaste des mécanismes de domination et d’aliénation qui dépossèdent l’homme de sa capacité d’intervention volontaire et de décision autonome. Y a-t-il, dans cet inventaire pessimiste, un fatalisme qui, on le lui a reproché, ne trouverait de contrepoids que dans une théologie de l’espérance et du salut religieux ? Pour sa part, il affirme régulièrement que son projet est clair : s’il étudie les nécessités et les déterminismes qui entraînent les sociétés modernes vers un « totalitarisme technicien », c’est pour susciter une prise de conscience capable de provoquer la résistance aux conditionnements et aux illusions.
« J’ai toujours écrit en prévoyant ce qui pouvait se produire, et en vue d’avertir les autres de ce qui risquait d’être. J’aurais voulu que l’on prît cela assez au sérieux pour que l’homme fasse vraiment son histoire au lieu d’être porté
par les événements, par la force des choses. »
 [14].Prenant le contre-pied des démarches sociologiques qui se proclament neutres, objectives, il refuse le parti pris épistémologique dissociant science et éthique pour reconnaître que sa propre attitude comporte des jugements de valeur, des choix philosophiques. En invoquant une double référence : le christianisme et l’anarchisme. Je n’aborderai pas la question de leur compatibilité... mais la question de la relation d’Ellul à l’anarchisme peut avoir un autre sens que la vaine récupération d’une œuvre aussi complexe. D’autant plus que, malgré un perceptible « retour à Ellul », elle ne serait pas vraiment « porteuse » dans l’ordre de la publicité et de la propagande... Ce qui est certain, c’est que cette référence éclaire les hypothèses et perspectives de sa sociologie et qu’elle renforce leur cohérence.

Elle incite aussi à regarder de plus près les champs d’étude et les matériaux qu’elle propose à une sociologie libertaire. Cela dit, est-il légitime de tenir compte de cette référence plutôt que de la chrétienne, qu’il déclare sans incidence sur sa recherche scientifique ? Certainement, dans la mesure où elle demeure dans le domaine du rationnel, sans recours à une transcendance ou une « révélation ».

L’anarchie, mais...
Quant à ses conceptions de l’anarchisme, avec les réserves qu’il formule à son égard, il s’en est expliqué dans différents entretiens et plus précisément dans Anarchie et Christianisme, le texte publié par l’ACL. Il s’y exprime aussi, et plus longuement d’ailleurs, sur les sources de son christianisme et les conclusions antiautoritaires qu’il en tire.

« Je suis très proche d’une des formes de l’anarchisme, et je crois que le combat anarchiste est le bon. » (p. 23).
Une des formes, parce qu’il exclut les recours à la violence.

« Pour la réalisation, précise-t-il, je me rapproche beaucoup des anarcho-syndicalistes de 1880-1900. » (p. 25).
Un point de convergence important porte sur la question des moyens :
« On ne peut pas créer une société juste avec des moyens injustes. On ne peut pas créer une société libre avec des moyens d’esclaves. C’est pour moi le centre de ma pensée. »
 [15]Les points de divergence, en dehors du problème religieux, concernent la possibilité finale de réaliser une société sans pouvoirs, sans hiérarchie, sans État.

« J’estime que le combat anarchiste, la lutte en direction d’une société anarchiste sont essentiels, mais la réalisation de cette société est impossible. » (Anarchie et Christianisme, p. 23).
D’où proviennent ses doutes ? De l’idée que l’homme n’est pas bon. Indépendamment d’un point de vue chrétien, dit-il, il estime que « les deux grandes caractéristiques de l’homme, quelle que soit la société ou l’éducation, sont la convoitise et l’esprit de puissance ». Et de conclure :
« En somme, je ne crois pas à la société anarchiste “pure”, mais à la
possibilité de créer un nouveau modèle social. Seulement aujourd’hui, il faut de nouveau tout inventer : les syndicats, les Bourses du travail, la décentralisation,
le système fédératif, tout cela est usé, périmé, par l’usage pervers qui en a été fait. Les institutions neuves nécessaires sont à inventer. »
(p. 25).

Voilà donc un vaste chantier, qu’il me paraît utile d’explorer ou de retraverser (... en commençant par le jeu de piste que constitue, hors bibliothèques, l’accès aux textes). Le parcours appelle de lui-même la critique, tant il est parsemé de paradoxes, de provocations, de prises de positions intempestives. Il ne s’agit pas de réclamer pour cette œuvre une place exclusive, d’autres sociologies critiques construites en parallèle ou poursuivies depuis son interruption sont à confronter avec elle, même si elles ne développent pas aussi explicitement une logique libertaire. Plus rares sont celles qui - et là n’était pas le propos d’Ellul - raviveraient une autre démarche de la sociologie libertaire, « positive » celle-ci : l’analyse des dynamismes sociaux contraires aux appareils, des résistances diffuses ou « effervescentes » aux structures de domination, des expériences de réactivation de la vie sociale dans un projet d’autonomie et de libre fédération. Elles demanderaient un autre optimisme que celui qui est diffusé par l’air du temps...


René Fugler


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