Réfractions, recherches et expressions anarchistes
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François Sébastianoff
Du côté des sciences.
Nouveaux sans être libres
Article mis en ligne le 13 avril 1999
dernière modification le 13 avril 2010

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Le plus souvent, ceux qui luttent pour « les » libertés croient à « la » liberté
métaphysique et se réfèrent à diverses formes de dualisme (corps-esprit, société-individu, nature-surnature, etc.). Les libertaires se distinguent sur deux points : ils récusent la notion abstraite de l’homme habituellement impliquée par la notion de libertés publiques (comme par celle, plus générale, de « droits de l’Homme »), et leur conception de « la » liberté est très large (« la liberté illimitée de chacun par la liberté de tous »). Mais, sauf exceptions, ils se réfèrent eux aussi à des présupposés dualistes. Or les recherches scientifiques ont avancé grâce au rejet de toute affirmation métaphysique (dualiste ou même moniste), et suggèrent fortement, surtout depuis quelques dizaines d’années, que « la » liberté est une illusion. Devant cette contradiction, quelle position les libertaires ont-ils intérêt à adopter ?

La fin de la liberté

On ne conteste guère aujourd’hui la légitimité des recherches en physique, et on ne reproche plus sérieusement à la science d’avoir franchi sans référence à aucun mystère la « première frontière », celle du vivant 2. Mais beaucoup encore refusent les analyses scientifiques de la « deuxième frontière », qu’ils situent à partir du cerveau humain. Pourtant, le dualisme est stérile à tous les niveaux d’analyse. De même que le dualisme de la matière et de « l’élan vital » (Bergson) n’a jamais fait avancer l’étude des relations entre les faits d’ordre physique et les propriétés des êtres vivants, de même ni le dualisme du corps et de l’âme (ou du cerveau et de l’esprit, ou du système nerveux et du mental...), ni l’opposition entre la société et l’individu (ou la personne, ou le sujet...) n’éclairent les relations entre les faits d’ordre physique et biologiques et les propriétés des animaux qui, à la fois, vivent en société et sont dotés du système nerveux le plus complexe (signes linguistiques à double articulation, sociétés très diversifiées, imagination et conscience particulièrement développées). La science n’avance ici qu’à partir du moment où elle considère les intentions d’un individu, les pratiques sociales, non plus comme la manifestation d’un projet ineffable, d’une liberté surnaturelle, d’une nature intangible, mais comme des données analysables, des facteurs dans une situation interactive : cette hypothèse seule se révèle heuristique. J’évoquerai quatre domaines de recherche particulièrement sensibles.

- 1. Pour la neurobiologie, « l’hypothèse dualiste ne me sert à rien », dit Jean-Pierre Changeux (1981, p. 98) 3. Bien sûr, une description spiritualiste ou mentaliste peut, comme le témoignage de l’introspection, servir de point de départ pour la recherche, mais seule une description des interactions entre le système nerveux et son environnement, y compris social, s’est montrée jusqu’ici heuristique, même si elle reste loin de l’exhaustivité 4. Depuis ces trente dernières années, la neurobiologie montre avec de plus en plus de précision que nos circuits neuronaux se construisent : les dendrites poussent – concrètement, comme nos cheveux –, les contacts synaptiques se multiplient, les impulsions électriques laissent des traces chimiques qui faciliteront le passage des impulsions ultérieures, ce qui est le principe de tout apprentissage ; et cela avant et longtemps après notre naissance, à notre insu le plus souvent, par tâtonnements aléatoires, interaction de l’individu – au moyen de ses « cinq sens » – avec son environnement physique, biologique, social, et sélection des réseaux les plus utiles à la survie de l’individu dans cet environnement, depuis les réseaux qui réalisent les automatismes dits élémentaires jusqu’aux niveaux d’organisation neuronale qui réalisent les associations les plus complexes. L’éventualité que, quelque part dans cet intervalle, on trouve une rupture, un seuil mystérieux, devient de jour en jour plus improbable.

La conscience elle-même n’est pas une unité inanalysable. Elle n’est pas instantanée, elle est susceptible de degrés, modifiable par des moyens chimiques ; et c’est une goutte d’eau, comparée à l’océan de l’inconscient (dont le refoulé des psychanalystes n’est lui-même qu’une infime partie). Elle peut être analysée en termes d’interactions : elle est la propriété de certains états neuronaux. Sa fonction est celle d’un « système de régulation global » (Changeux, 1983, p. 196) portant essentiellement sur les résultats des opérations les plus complexes qui se réalisent entre les diverses assemblées de neurones : totalisations, recombinaisons, sélections par comparaison (c’est-à-dire par entrée en résonance ou par dissonance) entre objets mentaux 5, perçus ou conçus. Résultant, comme les autres opérations, d’une multitude de facteurs, plus ou moins grande selon la complexité du système nerveux et des échanges avec l’environnement, la conscience constitue un facteur, lui-même déterminé, de nos comportements. C’est déjà dire que la solitude de l’individu, « libre en face de la société », est une illusion : il ne peut sentir, agir, penser, qu’au moyen d’un système nerveux qui s’est construit notamment en fonction d’interactions avec l’environnement social.

- 2. Et, de fait, du point de vue de la sociologie, l’opposition entre l’individu et la société est « scientifiquement ruineuse » dans la mesure où elle est fondée sur la croyance au mystère de « l’unicité de la personne ». La sociologie n’a pu avancer qu’en écartant le « personnalisme », « condensé de tous les partis pris théoriques – mentalisme, spiritualisme, individualisme, etc. – de la philosophie spontanée la plus commune, au moins dans les sociétés de tradition chrétienne [...] » (Pierre Bourdieu, 1997, p. 159). En relation explicite 6 avec la neurobiologie, la sociologie commence à dégager les schémas d’incorporation des « dispositions » sociales (dispositions de chacun à savoir pratiquement « sa place », et à s’y tenir), qui sont les conditionnements les plus profonds, masqués par les rationalisations. Ces recherches et celles d’autres spécialités connexes, en multipliant les points de vue, voire les niveaux d’analyse pertinents, décrivent comment les individus se construisent au sein des hiérarchies sociales et des multiples sous-groupes dont ils relèvent, autrement dit comment ils apprennent à se faire plaisir selon les stratégies garantissant la reproduction des hiérarchies. Des millions, des milliards d’individus s’adaptent de façon semblable à des situations semblables.
Bien sûr, comme les facteurs en jeu sont multiples et leurs interactions complexes, les comportements sont relativement imprévisibles à l’échelle individuelle. Sur ce point, Bernard Lahire (1998, pp. 234-236) souligne deux faits :

« D’une part, l’impossibilité de réduire un contexte social à une série limitée de paramètres pertinents qui permettrait de prédire un comportement social comme dans le cas des expériences chimiques et, d’autre part, la pluralité interne des acteurs, dont le stock d’habitudes (de schèmes) est plus ou moins hétérogène, composé d’éléments plus ou moins contradictoires »,

du fait qu’un même acteur appartient, successivement ou simultanément, à plusieurs sous-groupes plus ou moins différents. Mais, poursuit Lahire,

« cela ne signifie pas que les comportements d’un acteur ne seraient pas entièrement déterminés socialement ».

Cela signifie seulement que

« nous sommes trop multisocialisés et trop multidéterminés pour pouvoir nous rendre compte de nos déterminismes. [...]. Le sentiment de liberté n’est que le produit de la complexité de la détermination ».

Et Lahire conclut :

« [...] Si la « liberté » a un sens sociologique, il s’agit bien de cette liberté
chèrement conquise 7 dans des luttes ordinaires ou « historiques » de libération. Mais oppresseurs et opprimés, dominants et dominés, exploiteurs et exploités, censeurs et censurés, sont également soumis à des déterminismes sociaux. Les actes, les goûts, les représentations, etc. des uns ne sont pas moins déterminés que ceux des autres. » 8

Pour ce qui est des hiérarchies de dominance, on commence à comprendre comment il se fait que la servitude est volontaire, comme l’avait vu La Boétie, mais pas libre. Non seulement la « complicité » des sujets avec leur tyran pour leur propre servitude est

« l’effet d’un pouvoir, qui s’inscrit durablement dans le corps des dominés, sous la forme de schèmes de perception et de dispositions (à respecter, à admirer, à aimer, etc.), c’est-à-dire de croyances qui rendent sensible à certaines manifestations symboliques, telles que les représentations publiques du pouvoir » (Bourdieu, 1997, p. 205),

mais encore cette complicité s’accompagne chez les dominés de l’illusion que leur collaboration résulte d’un acte conscient et délibéré, et même d’une volonté libre. S’engager « personnellement »,

« être résolument déterminé à commettre tel ou tel acte est une façon courante de sentir et de vivre les déterminismes sociaux dont nous sommes les produits » (Lahire, 1998, p. 235).

- 3. Les recherches en paléontologie ont été longtemps bloquées par l’idée que l’Homme transcende le reste de la création, donc notamment les autres primates. C’est seulement à la fin du xxe siècle qu’elles ont réussi, avec l’aide de disciplines comme la biologie moléculaire et l’éthologie, à dégager entre certains primates des ressemblances non seulement morphologiques, mais aussi génétiques et culturelles, qui suggèrent de classer les hommes avec au moins les chimpanzés dans une même famille, en voyant dans le développement des comportements dits altruistes un effet de la sélection naturelle, « sans saut ni rupture » (Patrick Tort, 1992, p. 27), sans supplément d’âme, sans surgissement de la liberté.

- 4. La recherche sur les origines et le maintien de la dominance n’est pas aussi avancée. Insuffisance des données paléontologiques et historiques, sans doute. Mais aussi, ce thème de recherche ne figure pas en priorité dans les attributions budgétaires : les dominants n’ont pas intérêt à se voir relativisés. On peut tout de même émettre des hypothèses probables, quand on replace la dominance dans le contexte de la genèse des comportements violents et de soumission à la violence, pourvu qu’ici encore, on écarte les références à des absolus (Satan, le sacré, la nature humaine, le mimétisme, la pulsion de mort, la liberté...). Par exemple, les circonstances, étrangères à toute métaphysique, qui ont sans doute fait naître au néolithique la violence humaine intraspécifique (peur générale de manquer, découverte des premiers moyens de stocker les vivres, etc.) n’existent plus aujourd’hui, mais Henri Laborit (1983, p. 98) avait probablement raison de supposer que « l’agressivité de compétition », une fois installée, s’est perpétuée. Comme moyens de cette perpétuation, il mentionnait la résolution des conflits par la violence physique, l’institutionnalisation des hiérarchies de dominance, la justification de celles-ci par des absolus, surtout religieux (à partir du culte des ancêtres fondateurs), et l’entretien artificiel par les dominants d’une situation de compétition qui a pour seule fonction de maintenir les hiérarchies, multiples et complexes, dont ils sont les bénéficiaires, chacun selon son échelon.

Ce schéma de Laborit minimise sans doute l’inscription des hiérarchies de dominance « dans les choses et dans les corps » (Bourdieu, 1997, p. 216). Mais il contribue utilement à relativiser les automatismes installés au niveau des idées. Encore aujourd’hui, la motivation profonde des conflits est la lutte pour la dominance, à l’intérieur des groupes et entre les groupes, de toutes bases et de toutes dimensions. Le plus souvent, cette motivation est occultée par des rationalisations. Si les individus croient à ces justifications au point de tuer et de mourir, c’est que, dans leur système nerveux, ont été construits les automatismes adéquats : avec les dispositions sociales, les valeurs sacrées qui assurent la cohésion du groupe. On tue et on meurt au nom d’absolus : le Chef, le Clan, le vrai Dieu, la Mère-Patrie, l’Amour, l’Ordre, la Propriété, l’Indépendance, la Révolution, la Liberté, l’Anarchie, la Démocratie, les Droits de l’Homme... (demain la Terre-Patrie ?). On exploite, on réprime, on abrutit, on ment tous les jours sous le couvert d’absolus. Que ces valeurs soient présentées comme universelles, et non comme particulières à un sous-groupe, n’y change rien : c’est leur caractère absolu qui bloque la sensibilité, l’esprit critique et l’imagination, induisant une obéissance aveugle et des pratiques violentes. Comme les éducateurs l’ont toujours constaté, ce conditionnement est d’autant plus durable que les automatismes ont été montés plus tôt dans l’enfance. Le maintien de la dominance ne s’explique pas sans la neurobiologie. Comment l’individu pourrait-il imaginer des voies nouvelles, si toute son éducation

« n’a fait qu’alimenter son système nerveux en certitudes admirables, ce qui ne laisse aucune indépendance fonctionnelle aux zones associatives de son cerveau ? » (Laborit, 1976, p. 70).

Bref, du point de vue scientifique, l’hypothèse de la liberté apparaît comme inutile. Des énoncés comme « je suis libre de me promener dans la rue » ou « je suis libre d’embrasser telle (noble) cause » sont ambigus, faute de préciser les conditions de possibilité de ces comportements : liberté physique (je ne suis pas paralysé), juridique (je ne suis pas en prison), intellectuelle (je ne suis pas prisonnier de tel préjugé), etc. Croire, comme le suggèrent ces énoncés, que nos comportements s’expliquent, ne serait-ce que partiellement, par la liberté, une faculté distincte de nos déterminismes (et du hasard réel 9, si celui-ci existe et entre comme facteur dans nos comportements), c’est se payer de mots, comme au temps où on affirmait que « l’opium fait dormir parce qu’il a une vertu dormitive ».

Les nostalgiques

Pour sauver quand même la liberté, certains la définissent (par exemple avec des références spinozistes, marxistes, vitalistes, etc.) comme obéissance à la nécessité. Mais à quoi peut servir cette définition contradictoire, sinon à entretenir l’illusion de la liberté, voire à justifier toutes les soumissions ? D’autres invoquent la multiplicité des réponses, qui croît avec la complexité des réseaux neuronaux. Mais cette multiplicité, qui rend compte de l’imprévisibilité croissante des comportements, n’est pas un indice de liberté, dans la mesure où chaque réponse est déterminée. D’autres encore invoquent le « libre arbitre », faculté purement métaphysique d’agir sans cause (ni physique ni relevant des mobiles ou des raisons). On pourrait rendre compte du libre arbitre à partir du hasard réel. Mais alors, la liberté serait le fruit de ce hasard qui ne dépend pas de nous, donc n’exprime pas ce que nous sommes. D’autre part, le hasard est absolument aveugle, donc il ne se confond pas avec la liberté, qui est toujours, pour ses adeptes, la « vraie liberté », impliquant adhésion à des valeurs (bien entendu, il y a autant de contenus différents pour la vraie liberté que de Morales, c’est-à-dire de cocktails de valeurs sacrées). Réunissant ces deux sens (libre arbitre et vraie liberté), la liberté (sans complément grammatical) est une notion ambiguë. Elle permet de proclamer à volonté soit, au nom du libre arbitre, que l’homme est libre, donc peut « dépasser » ses déterminismes pour adhérer à la vraie liberté, soit, au nom de la vraie liberté, que l’homme n’est pas libre, à moins qu’il n’adhère aux valeurs absolues impliquées par la vraie liberté. En fait, les moralistes de la liberté n’ont que faire du libre arbitre (qu’ils confondent parfois avec l’influence de Satan !). Tout ce qui les intéresse, c’est l’adhésion à leurs valeurs absolues, qu’ils baptisent « volonté libre au-delà des déterminismes » (aidée par quelque grâce divine, le cas échéant, et surtout par le conditionnement des enfants dès leur plus jeune âge), et qui à la fois exprimerait « ce que nous sommes profondément » et nous élèverait jusqu’à l’Absolu. À travers une infinité de variantes, c’est le même tour de prestidigitation : on vous montre d’abord la liberté, mais du fond du chapeau, on vous tire toujours la Morale.

L’ambiguïté de la notion métaphysique de liberté est bien commode pour culpabiliser les gens, les condamner ou les innocenter, selon les intérêts des dominants (on sait comment fonctionne la justice, aussi bien dans nos démocraties que dans les régimes totalitaires). Cette ambiguïté permet plus généralement de manger à tous les râteliers, de brouiller les pistes et de rassurer les bien-pensants. Le journal le Monde, par exemple, présente un copieux dossier sur les neurosciences comme... « une leçon de liberté », et le clôt en évoquant... « les noces de l’âme et du corps » 10. Parfois, la liberté devient un concept encore plus flou. Certains, comme John Clark (1998, p. 73), la trouvent

« à tous les niveaux de l’existant : depuis les tendances de l’atome à l’auto-organisation. [...] jusqu’au niveau de l’univers entier [...] »,

lui donnant un contenu trop riche pour ne pas évoquer un fourre-tout. Et ce flou n’est pas sans danger. S’il vient en aide aux intuitions les plus généreuses (c’est le cas pour celles de Clark), il peut servir aussi, comme on sait, à justifier les illuminismes les plus destructeurs.

Beaucoup enfin invoquent l’introspection, qui témoignerait de la liberté ou au moins d’une impression de liberté. En fait, l’introspection ne prouve rien : elle ne fait que refléter l’idéologie, et le tempérament, de chacun. Les uns se sentent profondément, voire sereinement, libres de la vraie liberté ; d’autres, souverains, souvent angoissés, dans l’exercice de leur libre arbitre ; d’autres, abandonnés, parfois avec bonheur, au hasard réel ; d’autres, dont je suis, prosaïquement occupés, dans les moments d’hésitation, à écouter leur sensibilité (désir, compassion, révolte), à revoir leurs informations, à refaire les comptes, à vérifier les coefficients, à expliciter la hiérarchie actuelle de leurs déterminismes, à faire appel à leur intuition, n’excluant pas l’intervention du hasard réel, mais attentifs à ne pas se raconter d’histoires métaphysiques...

Que choisir ?

Au reste,

« il serait naïf de croire que l’on puisse rassurer les défenseurs des droits sacrés de la subjectivité en donnant des garanties de scientificité [...]. C’est l’intention scientifique même qui est refusée comme un coup de force insupportable [...] » (Bourdieu, 1997, p. 155)

dirigé contre les droits imprescriptibles de notre singularité d’êtres irremplaçables. En ce qui concerne ce refus, tout un chacun, dans la mesure où il se réfère à la liberté et où il n’est pas ignorant des recherches scientifiques, se trouve devant la nécessité de prendre position. Le courant libertaire n’y échappe pas, et en l’occurrence, il joue sa spécificité. Deux solutions se présentent. Ou bien il se confond, pour l’essentiel, avec les philosophies du sujet, toujours libre au sens métaphysique, au moins dans sa partie la plus « profonde », son « intériorité », qui n’est, en elle-même, ni déterminée ni le jouet du hasard réel ; ces philosophies ont remplacé

« le Dieu créateur des « vérités et des valeurs éternelles » par le Sujet créateur » (Bourdieu, 1997, p. 137) ;

c’était le rêve sartrien d’être « cause de soi » ; c’est le « retour du sujet », bien assimilé par l’idéologie dominante, célébré par les médias. Ou bien le courant libertaire décide de

« rendre à l’histoire, et à la société, ce que l’on a [jusqu’ici] donné à une transcendance ou à un sujet transcendantal ».

Je vois un exemple de la première solution dans la réflexion d’Alain Thévenet (1996, pp. 112-113), qui me paraît relever, elle aussi, des philosophies du sujet. Il est vrai qu’il évite le terme de « sujet » 11, qu’il parle plutôt d’« individu » (« moi » ou « nous »), et qu’il reconnaît celui-ci comme partiellement déterminé, par opposition à l’individu (glorifié par le discours dominant) « supposé tout-puissant et entièrement 12 libre de ses choix ». Thévenet définit même la liberté comme « ce qui favorise 12 la satisfaction de [notre] exigence ou nécessité interne », définition qui paraît nous éloigner de la liberté métaphysique et nous orienter vers les simples libertés physiques, biologiques et sociales que nous pouvons élargir par nos recherches ou par nos luttes. Et pourtant, il oppose constamment un « extérieur », dont relèveraient nos déterminismes, à un « intérieur », « entité [...] soumise à des influences qui la modifient », mais, en elle-même, non analysable : nous sommes aussi « conditionnés », dit-il, par autre chose que ces influences extérieures, par « quelque chose qui nous pousse de l’intérieur, une exigence ». À mon avis, s’il y a quelque chose d’autre dans cette « nécessité intérieure » que nos déterminismes et, le cas échéant, les conséquences sur nous du hasard réel, ce ne peut être qu’une réalité métaphysique, cette instance surnaturelle qu’il est convenu d’appeler le sujet, libre de la « vraie liberté ». Et de fait, pour Thévenet,

« l’individu [...] n’est pas un donné, mais un processus basé sur le lien que fait notre esprit. Il tient tout autant au moment qu’à sa localisation dans un corps » 12 :

l’opposition extérieur-intérieur repose bien sur le dualisme corps-esprit.

Nouveaux sans être libres

Quant à la seconde solution, elle pose à chacun des problèmes différents selon son itinéraire passé. Abandonner leur dernière idole ne sera pas facile pour ceux qui ont longtemps vécu les luttes explicitement anarchistes en associant, de façon positive, la liberté à la fin de la domination. Au contraire, une partie du chemin est déjà faite pour ceux qui, comme moi, se sont libérés du catholicisme, puis de l’humanisme, en associant, de façon négative, la liberté à la grande mystification sociale, l’occultation des déterminismes, et qui sont arrivés par ce constat à l’anarchisme. Mais quel que soit notre passé individuel, en abandonnant le mythe de la liberté, nous ne renonçons pas à notre singularité, ni à nos solidarités, ni à notre recherche d’un monde nouveau. Nous nous libérons seulement de quelques références métaphysiques tenaces, et nous y voyons plus clair dans nos possibilités d’action et dans nos choix de valeurs.

- 1. Nous abandonnons toute référence à cette fameuse « nature humaine » que les métaphysiciens, au nom de leur religion, de leur philosophie ou de leur morale, prétendent connaître, alors qu’ils y projettent arbitrairement leurs préjugés. En déclarant par exemple que le sens du sacré, que l’appel à la liberté, que l’inclination à la violence, etc. sont des caractéristiques naturelles de l’Homme, ils fondent un discours bien pensant, résigné et culpabilisant (« les guerres, la misère, la pollution, etc., on n’y peut pas grand-chose, c’est dans l’Homme, c’est la faute des hommes, c’est notre faute... »), discours auquel les anarchistes ne peuvent que s’opposer, aujourd’hui comme hier, parce qu’il protège le grand secret, à savoir que les hiérarchies de dominance (à ne pas confondre avec les hiérarchies de compétence utile) sont la source principale des atteintes d’origine humaine à la qualité de nos vies.

- 2. Le nouveau n’est pas le libre. Plus nous sommes informés et conscients, mieux nous apercevons ce qui nous conduit à ressentir, à agir, à penser. Et nous nous moquons bien d’être des dieux, de produire des effets sans causes ! Nous n’avons que faire de ces biographies fondées sur la notion circulaire de génie (« Comment Racine est devenu Racine... »). Nous tenons seulement à nous comprendre nous-mêmes, à ne pas nous sentir aliénés, à poser des actes « qui nous ressemblent », sans cesser d’évoluer. Quand je constate que j’ai évolué, je devine une partie des interactions qui m’ont déterminé, notamment celles qui m’ont libéré des unes... au profit des autres. Pour prendre une image chère à Laborit, des hommes sont allés sur la Lune en utilisant certaines lois physiques : ils ne se sont pas libérés, même partiellement, de l’univers physique. Si nous supprimons un jour les hiérarchies de dominance, nous ne nous libérerons pas, même partiellement, de la société : nous aurons seulement plus de libertés (au pluriel). Les libertés, même dans la société idéale, ne seront jamais la liberté métaphysique.

Le nouveau, c’est simplement de l’imprévisible, apparent ou réel. Dans la mesure où il dépend de nous, il est le fruit de notre imaginaire. Du point de vue neurobiologique, peuvent se construire, au lieu de conditionnements sommaires, donc paralysants, des réseaux neuronaux plus riches et moins exclusifs, permettant à l’individu d’en dissocier plus facilement, par la suite, certains sous-ensembles pour créer des associations nouvelles, au gré des tâtonnements aléatoires et d’interactions avec des facteurs nouveaux, pour imaginer des réponses nouvelles à des situations imprévues 14. De même, du point de vue sociologique, si nous ne pouvons plus croire au miracle du volontarisme, des conversions, des prises de conscience, pas plus qu’à l’efficacité de cette « vaste logothérapie collective qu’il appartiendrait aux intellectuels d’organiser » (Bourdieu, 1997, p. 215), en revanche, il se produit des distorsions entre les chances sociales objectives et les aspirations explicites, des « ratés », de ces « moments critiques » où « la relation d’adaptation immédiate est suspendue, dans un instant d’hésitation 15 où peut s’insérer une forme de réflexion [...] tournée vers la pratique » (Bourdieu, 1997, pp. 191-192). L’avenir n’est pas bouché.

- 3. Mais ce qui est sûr, c’est que le nouveau se contente d’être ce qu’il est : il n’est pas nécessairement une valeur pour nous, pas plus que la singularité ou la solidarité en elles-mêmes. Notre singularité, c’est aussi telles maladies, telles infirmités, telles frustrations, telles

« dispositions qui [...] s’expriment et se vivent dans la logique du sentiment ou du devoir, souvent confondus dans l’expérience du respect, du dévouement affectif ou de l’amour, et qui peuvent survivre longtemps à la disparition de leurs conditions sociales de production » (Bourdieu, 1997, p. 215).

Au titre de la solidarité, les autres n’ont pas laissé dans notre système nerveux que des traces qui nous plaisent. Notre hétérogénéité individuelle est celle de nos déterminismes, le vieux monde est aussi dans nos synapses. Je ne partage pas l’optimisme de Thévenet (1996, p. 113), pour qui ce « quelque chose qui nous pousse de l’intérieur » « ne peut que 15 se diriger vers l’extérieur, vers l’autre ou vers les autres ». À plus forte raison, tout ne me plaît pas dans la singularité de mon beauf, ni dans celle de ce technocrate dont on n’a pas manqué de développer, dès son plus jeune âge, la « créativité » : leurs compassions, leurs solidarités, leur imaginaire ne sont pas les miens, je crains les nouveautés dont ils sont capables. Je ne crois pas plus à leur liberté qu’à la mienne : eux et moi sommes des êtres vivants qui n’ont pas été conditionnés par leurs milieux respectifs à se faire plaisir de la même façon. Les libertés, oui ; la « réalisation de soi multipliée par celle des autres » (Los Arenalejos, 1996, p. 42), oui ; les solidarités, oui ; mais lesquelles ?

Au nom de quoi en déciderons-nous ? Nous ne pouvons plus en décider au nom de la liberté, le seul absolu qu’admettaient jusqu’ici tous les libertaires et qui, pour eux, constituait la valeur fondamentale, « se prenant elle-même comme but » (Finn Bowring, 1998, p. 43). Il nous reste à expliciter nos choix éthiques, sachant qu’ils ne sont ni posés par une instance surnaturelle (même située « en nous ») ni fondés sur aucun absolu, puisqu’ils résultent entièrement d’interactions où n’entrent que des déterminismes et, le cas échéant, du hasard réel, interactions dont la plupart échappent à notre conscience.

François Sébastianoff

notes :

1. Le texte ci-dessous est tiré d’une réflexion générale, qui sera présentée dans le numéro de Réfractions intitulé « La fin et les moyens ».

2. L’expression « frontière de la vie » est évitée aujourd’hui dans la littérature scientifique parce qu’elle peut impliquer le dualisme métaphysique matière-vie. Pour François Jacob, il n’y a pas « la vie », il n’y a que des êtres vivants.

3. Chaque nom d’auteur suivi d’une date renvoie à la liste des auteurs cités.

4. Même si, en particulier, elle ne pourra probablement jamais rendre compte de mon vécu comme tel, impossibilité à laquelle je vois une raison elle aussi sans mystère : ce vécu ne peut avoir, par définition, qu’un seul témoin.

5. Objet mental : « état physique créé par l’entrée en activité (électrique ou chimique), corrélée et transitoire, d’une large population de neurones » (Changeux, 1983, p. 186).

6. Bourdieu, 1997, p. 163 : « Nier l’existence de dispositions acquises, c’est, quand il s’agit d’êtres vivants, nier l’existence de l’apprentissage comme transformation sélective et durable du corps qui s’opère par renforcement ou affaiblissement des connexions synaptiques », avec référence à l’Homme neuronal (Changeux, 1983).

7. Pour la clarté, je dirais ici, au pluriel : « de ces libertés chèrement conquises... ».

8. En cohérence avec cette conclusion, je pense qu’il faut appeler « marge d’imprévisibilité » ce que Bourdieu (1997, pp. 276-277) appelle « marge de liberté » (« entre les chances objectives [...] et les aspirations explicites » de chaque individu). Comme le note Lahire, « on ne voit pas [...] l’intérêt qu’il peut y avoir à évoquer [à la façon de Bourdieu] des acteurs « libres » dans un système de contraintes ». Une telle contradiction est inutile, et risque de réintroduire la liberté métaphysique.

9. « Réel » s’oppose ici à « apparent », c’est-à-dire à « muni d’une variable cachée ».

10. Eric Fottorino : « Voyage au centre du cerveau » in le Monde, 3, 4, 5, 6 et 7 février 1998.

11. Alors que d’autres s’y réfèrent explicitement. Par exemple Philippe Garnier (1995), pour qui l’anarchie est « une création humaine par excellence, dans la mesure où elle en appelle toujours à une éthique du sujet », à la liberté, qui n’a rien de « naturel », qui est « toujours à construire ».

12. C’est moi qui souligne.

14. On se heurte ici à un obstacle lexical : en l’absence d’un mot spécifique, comment désigner ce qui est nouveau sans être libre ? J’ai posé cette question à Henri Laborit, en suggérant le terme de « singulier », qui lui a paru ne pas évoquer suffisamment l’idée de détermination. En revanche, m’a-t-il rappelé, « même l’imaginaire dépend d’une motivation déterminée et d’un apprentissage lui aussi socialement déterminé ; ce qui fait que, pour moi, le terme d’imaginaire exprime ce qui est nouveau sans être libre » (lettre du 25 août 1992).

15. C’est moi qui souligne.




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