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Le Kosovo et la guerre
Article mis en ligne le 13 avril 1999
dernière modification le 13 avril 2010

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La guerre du Kosovo (comme celles qui l’ont précédée, guerre d’Algérie, de 39-45, de 14-18, etc., la guerre en général, la guerre « maudite » que décident les puissants et que subissent les pauvres gens) a provoqué des débats et des prises de position divergentes dans les milieux libertaires.
Les conditions sociales et politiques ont beaucoup changé au cours de notre siècle qui a vu plusieurs génocides et le massacre de populations entières. Il y a eu des guerres coloniales, impérialistes, défensives ou de conquête, des guerres civiles et des guerres internationales. Dans quelques rares circonstances, le mouvement anarchiste a été puissant, avec la possibilité de peser sur les événements, comme dans la guerre civile espagnole ou – en certaines régions d’Europe – dans la lutte contre le fascisme qui débouche sur la Deuxième Guerre mondiale.

Quand commence la Première Guerre mondiale, l’anarchisme est majoritairement révolutionnaire, et les enjeux de la guerre sont vus dans cette perspective.

Le courant pacifiste qui se développe ensuite, avec, au milieu du siècle, une forte influence non violente, due au traumatisme de la guerre et surtout de la bombe atomique, a produit ses effets à l’intérieur du mouvement anarchiste. Anarchisme et pacifisme ne se recouvrent pas. L’anarchisme est par définition antiétatique et antimilitariste, mais l’analyse et l’évaluation de chaque guerre, en dehors d’une condamnation de principe, a produit des clivages et des polémiques.

La dissension la plus marquante fut l’opposition entre « défensistes » (partisans de l’Union sacrée) et « résistants » (contre toute participation à la guerre), représentés respectivement par le Manifeste des seize et la réplique de Malatesta pendant le conflit de 14-18 (voir la note historique, p. 81).
Aujourd’hui la guerre du Kosovo se présente comme une situation inédite. Le sentiment apparemment le plus généralisé dans la mouvance libertaire est un malaise devant l’incapacité à agir dans laquelle se trouve tout mouvement civil, compte tenu du rapport des forces actuel. Mais un sentiment n’est pas une analyse, et Réfractions a voulu poser et se poser les questions : Que peut-on penser ? Que peut-on faire ?

Pour nous, et pour pouvoir répondre à ces questions, il s’agissait d’analyser au plus juste la situation, de confronter nos principes de base avec la réalité historique, d’afficher des avis clairs. Et cela n’a pas été facile.
La discussion de cette soirée de juin 1999 fut introduite par le constat désabusé de l’impuissance devant l’horreur. Ce qui a d’emblée posé le problème de savoir si l’on peut penser quand on sait qu’on ne peut à peu près rien faire. C’est-à-dire, peut-on penser et prendre position hors de tout engagement ? « L’impuissance rend idiot », a-t-il été dit. Le débat a donc oscillé entre une « analyse politique globale » et une « tentative de définir une position ».

D’abord, ceux qui avaient vécu les événements de la guerre d’Algérie les ont rappelés, pour insister immédiatement sur la différence entre les deux guerres, et en particulier sur la participation personnelle de chacun ; ici, le conflit du Kosovo et l’intervention de l’OTAN nous renvoient à une problématique où aucun engagement réel et concret ne peut venir donner sens aux prises de position théoriques. Le sentiment dominant était que nous nous trouvions devant une question et une situation « piégées » de toute part.

Le débat s’est déroulé sur un fond de critique de l’intervention militaire de l’OTAN, critique relativisée par le constat que ne rien faire n’était pas non plus une solution, le nationalisme représenté par Milosevic étant détestable et l’épuration ethnique déjà à l’œuvre de toute façon. Nous avons tenté de dépasser une position de base, partagée tant par une partie des libertaires que, plus largement, par une mouvance d’extrême gauche. Elle consiste à voir dans la défense des droits de l’homme ou des peuples l’alibi traditionnel de l’intervention des États-Unis qui masque leurs objectifs particuliers et impérialistes. Critique sans doute vraie, mais qui ne doit pas faire oublier que la propagande idéologique a toujours été une arme de guerre pour tous les régimes, tels les appels à la paix de Hitler à la fin des années trente ou la campagne pour la paix de Staline dans les années cinquante. Cette position de base de condamnation de l’intervention de l’OTAN est apparue comme intéressante et productive si elle intervenait après analyse et non avant, car autrement, on se cantonne dans le « pacifisme bêlant ». De toute façon, ce constat est apparu comme insuffisant et ne permettant d’appréhender ni la nouveauté ni la complexité de ce qui s’est joué et se joue encore aujourd’hui au Kosovo.

D’autres opinions, émises ailleurs, inacceptables pour les anarchistes ou jugées naïves, ont été évoquées. Par exemple, des voix isolées auraient affirmé qu’il fallait soutenir l’UÇK et négliger son aspect nationaliste et religieux. D’autres encore auraient estimé qu’il fallait appuyer les « démocrates » serbes opposés à Milosevic et les efforts de Rugova qui tentait de régler les problèmes de façon pacifique tout en mettant en place une « société parallèle ».

Coincés entre deux types de nationalisme, celui de l’UÇK et celui de la Serbie, d’autres encore ont pensé que rien de tout cela ne nous concerne, que nous n’y avons aucune responsabilité, qu’il s’agit de conflits entre Etats-nations, conflits étrangers à nos préoccupations de justice sociale et de liberté.
Mais comment faire pour ne rien faire devant l’oppression, le racisme, les crimes multiples à l’échelle des États ?

Qui a donné à la Serbie ses moyens de massacre au Kosovo ? Toutes les puissances occidentales y ont contribué, bien que l’armée serbe, en fin de compte, soit très peu intervenue en tant qu’armée. C’est plutôt de manière policière que les exactions contre les populations ont été commises.
Dans la logique de l’intervention, y avait-il d’autres moyens de pression qu’un bombardement intensif de la Serbie, du Kosovo et du Monténégro ? Ne pouvait-on imaginer d’autres formes d’action pour faire plier le régime serbe ? Un boycott international, un embargo ? Les militaires ont cru régler le problème en trois jours. C’était une logique de guerre. Le boycott n’a commencé qu’après la destruction des ponts qui servaient à l’acheminement du ravitaillement vers la Serbie en provenance des pays voisins.

Dans notre propre logique, comment aider les peuples des Balkans à s’insurger contre le pouvoir qui les écrase ? Comment réussir, à travers le cercle de feu des puissances militaires, à contacter la résistance intérieure ?
Poser les bonnes questions, faire une analyse juste, ne débouche pas pour autant sur un positionnement politique en accord avec nos aspirations, ni ne modifie les conditions de la réalité.
Soutenir les déserteurs (serbes surtout) a paru être le seul point sur lequel l’accord était unanime. Ainsi que la pratique de la solidarité avec les populations civiles maltraitées.

Au niveau idéologique, les organisations anarchistes (en France la CNT et la Fédération anarchiste, en Italie la FAI), évidemment, se sont affichées clairement contre la guerre et contre toutes les agressions armées, de même que contre le nationalisme et l’éradication forcée des populations.
À partir de là, notre débat a montré que l’on ne pouvait se contenter d’une seule affirmation de principe. Et on ne pouvait non plus se contenter d’analyser l’OTAN comme le masque de la domination américaine, sans penser par ailleurs à la stratégie spécifique de l’Europe, qui a maintenant sa carte à jouer en tant que puissance occidentale.
La discussion s’ouvrit à ce moment-là sur la nécessité de préciser ce qui se joue de nouveau dans ce conflit armé.

On peut avancer que pour la première fois dans l’Histoire, les pays occidentaux, par l’entremise de l’OTAN, s’autorisent une intervention militaire contre un pays souverain qui ne les menaçait nullement, mais qui attentait aux droits de l’homme. Cette ingérence peut être comprise comme la volonté des états-Unis, en particulier, d’étendre leur empire le plus loin possible après l’écroulement des pays communistes afin de contrôler la situation dans les Balkans et éviter ainsi de connaître la même situation que la Russie avec le Caucase. Mais l’Amérique veut-elle affaiblir l’Europe ? En effet, ce n’est pas l’Amérique qui a voulu cette guerre, c’est l’Europe qui lui a demandé d’intervenir. L’Europe n’en avait pas les moyens. D’autre part, les Etats-Unis possèdent déjà la suprématie économique et militaire et n’ont aucunement besoin de l’affirmer.

Les motivations de l’intervention américaine ne peuvent se ramener à des intérêts économiques à sauvegarder (comme en Irak, par exemple, où la question du pétrole était dominante), mais relèvent de pures questions stratégiques. Via l’OTAN, c’est un ordre de domination mondiale totale qui tend à s’instaurer et qui suppose donc l’intégration à l’OTAN des anciens pays de l’Est. La Hongrie et la République Tchèque ont rejoint l’OTAN ; pour l’ex-Yougoslavie en revanche, cette intégration ne pouvait apparemment pas se réaliser pacifiquement et volontairement. La guerre aura été le seul moyen pour atteindre ce but.

Cette ingérence peut aussi être vue comme l’émergence d’un droit international, et du droit tout court, qui s’autonomise par rapport aux États dont il est issu.

Vue sous l’angle de l’ingérence humanitaire légitimée, ces nouvelles guerres deviennent des interventions de police internationale, et cette ingérence semble être acceptée de plus en plus par les populations.
Cela dit, il faudrait alors intervenir partout : pour les Kurdes, les Tibétains, les Palestiniens, etc. Pourquoi a-t-on laissé faire les Turcs, pourquoi les massacres du Rwanda ?

Mais l’appel au droit international se heurte à une contradiction majeure : la Charte des Nations unies autorise l’utilisation de la force dans des cas restreints et avec l’aval du Conseil de sécurité ; la décision de l’OTAN a été prise sans mandat du Conseil de sécurité. Comment parler de droit international si un groupe d’États s’autorise l’utilisation de la force armée sans demander l’avis
de l’organisation internationale à laquelle ces États appartiennent ?

Cette intervention jette un éclairage nouveau sur une des dimensions du droit international. Jusqu’ici, celui-ci pouvait parfois apparaître comme un recours contre une souveraineté nationale irrespectueuse des droits individuels ou des minorités, bref contre les violations nationales des droits de l’homme. Ce droit international en tant que droit d’ingérence humanitaire se manifeste dès lors dans son ambivalence, en tant qu’outil idéologique d’hégémonie au service, sous couvert d’« humanitaire », de la domination des puissances occidentales et de leur conception de l’ordre du monde.
Les bombardements de l’OTAN auront été une phase de mise en place d’un contrôle stratégico-politique des puissances occidentales accompagnant la mondialisation économique.

Ce problème en rejoint un autre : celui de la juridicisation croissante de nos sociétés et des relations inter-étatiques. La récente affaire Pinochet nous offre une facette positive et réconfortante de ce phénomène, le droit apparaissant ponctuellement comme un rempart face aux dictateurs ; mais cette autonomie du droit ne peut que poser le problème de l’absence de contrôle politique sur la mécanique juridique et sa mise en œuvre. Plus généralement, la question soulevée ici est celle de l’ordre socio-économique construit et maintenu par les démocraties représentatives et de l’organisation juridique qui les accompagne. Mais nous touchons là à un problème plus vaste qui, du reste, fera l’objet de numéros à venir de la revue Réfractions.

Le débat s’est terminé en abordant la question du changement des formes de domination politique dans nos sociétés en cette fin de siècle. Les techniques actuelles de communication et d’information ont transformé les « démocraties représentatives » en démocraties d’opinion dont le résultat est de désamorcer toute possibilité de critique politique construite et durable, celle-ci se voyant en effet dépassée dès que produite. Ce phénomène tient à ce que la fabrication de l’opinion passe par des mécanismes complexes, sur lesquels nous n’avons pas de prise, et par le fait que le pouvoir à présent est moins un pouvoir central et structuré qu’il n’est un pouvoir en
réseau, plus diffus, véritable maillage de la planète.

Ce deuxième millénaire se termine sur des camps de concentration et des bombardements, sur l’exacerbation des nationalismes et des intégrismes, sur l’épuration ethnique, cependant que, et de façon contradictoire, on signale une percée des droits de l’homme à l’intérieur du cercle des États les plus riches de la planète

Dans la conception étatique internationale, la vieille question des Balkans semblerait trouver une solution dans la reconstitution d’États-nations ethniquement plus homogènes qui seront amenés, en adoptant des attitudes politiques différentes, à former des structures fédératives.
Pour finir, et pour en revenir au constat désabusé du début, l’analyse répond-elle à la question sur ce qu’il fallait faire au Kosovo ? Eh bien, elle ne répond pas.

Dès 1995-1996, et bien avant, des analystes ont prévu tout ce qui s’est passé dans les Balkans, et plus particulièrement au Kosovo. Pourquoi rien n’a-t-il été fait pour éviter cette catastrophe, pourquoi cette inertie ? Pourquoi cette anesthésie de la pensée politique occidentale ? Ce constat d’impuissance et de passivité générale, ce manque d’initiatives, habitués que nous sommes à ne rien faire par nous-mêmes, est la conséquence de l’abandon de nos responsabilités : nous déléguons notre capacité d’agir. Nous sommes confrontés à la logique habituelle d’une politique d’État.
Dans une telle situation, on ne peut ni intervenir ni laisser faire. Cela ne signifie pas que l’on soit complice de l’OTAN, de Milosevic et de son épuration ethnique, ou du côté d’un nationalisme kosovar teinté d’islamisme.

Nous sommes plongés dans un monde absurde, étranger à nos valeurs, et qui nous paralyse. Il est temps de réagir.




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