Les mots de « liberté » et d’« égalité » appartiennent dorénavant au vocabulaire de tout un chacun. Mais interrogez un peu, pour voir : Qu’est-ce que la liberté ?, et on vous répondra : la liberté,
c’est la liberté d’opinion, la liberté de presse, la liberté d’association et de réunion, la liberté du secret de
la correspondance. Demandez : Qu’est-ce que l’égalité ?, et on vous répondra : tous les citoyens sont égaux devant la loi, il n’y a pas de différences entre les nobles et les manants. Or ces définitions restrictives n’ont rien à voir avec la vraie liberté, avec la vraie égalité. Vous ne me croyez pas ? Alors veuillez lire ce qui suit.
Celui qui entrave la liberté du peuple, c’est l’« État ». Depuis que l’État existe, nous avons cessé d’être libres. Quoi que nous fassions ou quoi que nous disions, l’État s’en mêle. Nous ne demandons qu’à vivre dans l’amour avec nos frères des autres nations, mais l’État, qui veut à tout prix faire de nous des patriotes, nous enrôle dans ses armées et nous force à assassiner nos voisins. Et, en Chine, c’est encore pire : ce sont des Chinois qui assassinent d’autres Chinois. Au Hunan, au Shaanxi ou au Sichuan, depuis quelques années, « le sang coule à flots et les cadavres s’entassent ». Quelle horreur ! Voilà donc les bienfaits que nous procure l’État.
Les capitalistes, accaparant les ressources qui sont le bien commun de la planète, nous acculent à une pauvreté telle qu’elle ne nous permet pas de vivre. L’État ne les sanctionne pas ; pis, il les protège par un arsenal de lois. Le peuple n’a rien à manger et il n’a d’autre ressource que de voler sa nourriture ; il n’a rien à se mettre sur le dos et il n’a d’autre ressource que de voler ses vêtements ; tout ce qu’il lui manque, il n’a d’autre ressource que de le voler. Le peuple est contraint à tout cela par les capitalistes. Et voilà que l’État, par-dessus le marché, nous traite en brigands et décrète que nous sommes bons pour le peloton d’exécution. On nous fusille pour avoir simplement repris – certes au mépris de la loi – une partie de ce que nous avions perdu, alors qu’on laisse vivre en paix les capitalistes qui pillent le bien commun de la planète. Si on nous empêche de voler, il ne nous reste plus qu’à devenir des mendiants. Il arrive que l’État et les capitalistes, offusqués par le spectacle, fassent l’aumône aux indigents et leur reversent un peu de l’argent qu’ils leur ont dérobé : ils désignent cela d’un nom qui sonne bien, la charité. Certains poussent l’impudence jusqu’à nous insulter parce que nous mendions notre pitance au lieu de travailler. Messieurs ! est-il si sûr que nous ne voulions pas travailler ? C’est plutôt qu’on nous refuse le travail. Et pourtant on nous insulte. Vues sous cet angle, on constate que la « liberté » et l’« égalité » dont il vient d’être question sont étrangères au peuple ! Peut-on du reste parler ici de « liberté » et d’« égalité » ? Je me refuse à croire qu’il puisse exister une liberté de ce genre ! une égalité de ce genre ! Mais alors que sont la vraie liberté et la vraie égalité ? Voici ma réponse : l’anarchie 1, telle est la vraie liberté ; le communisme, telle est la vraie égalité. Seule une révolution sociale nous permettra de construire une société vraiment libre et vraiment égalitaire.
Qu’est-ce que l’anarchie ? L’anarchie, c’est la mise au rencart de l’État et de ses institutions annexes, et la propriété collective des organes de production et des biens produits. Chaque individu apporte selon ses capacités et reçoit selon ses besoins. En outre, le travail est réparti selon les capacités de chacun : on fait ce qu’on est capable de faire ; qui a les capacités d’être médecin est médecin, qui a les capacités d’être mineur est mineur. On se consacre plus longtemps aux tâches simples, et moins longtemps aux tâches complexes ou pénibles. Un organisme te procure de quoi manger quand tu as faim, des habits pour te vêtir et un toit pour t’abriter. Tous les individus reçoivent la même éducation, sans qu’on établisse de différence entre les gens intelligents et les sots. Un anarchiste français l’a souvent répété : « Il suffit que chaque individu travaille deux heures par jour pour que tous les besoins de la société soient satisfaits. » 2 Et Kropotkine a dit aussi : « Si chaque individu travaille quatre heures par jour, cela suffit aux besoins de la société, c’est même plus que suffisant. » 3 Je suppose qu’une telle proposition, qui réduit le temps de travail au minimum, ne saurait que rallier tous les suffrages.
Sans l’État et ses lois, ce serait la vraie liberté ; sans la classe capitaliste, ce serait la vraie égalité.
Amis du monde du travail, voyez combien serait libre une société débarrassée de tout pouvoir autoritaire ! voyez combien elle serait égalitaire ! Voulez-vous bâtir une telle société de liberté et d’égalité ? Eh bien, faites une révolution sociale, et finissez-en avec cette politique scélérate. Pour l’avènement d’une société de liberté et d’égalité, souhaitons que vous et vos amis vous unissiez bientôt ! Tant que vous supporterez tout avec résignation, vous servirez de pâture aux capitalistes ! Si vous ne me croyez pas, vous vous en rendrez compte par vous-mêmes !
Ba Jin
Traduit du chinois
et annoté par Angel Pino
* « Zenyang jianshe zhenzheng ziyou pingdeng de shehui » [Comment fonder une société véritablement libre et égalitaire], Banyue [la Quinzaine], Chengdu, n° 17, 1er avril 1921 ; signé : Li Feigan, le nom véritable de l’auteur. Traduit d’après : Ba Jin quanji [Œuvres complètes de Ba Jin], Pékin, Renmin wenxue chu-banshe, vol. 18, 1993, pp. 1-3.
– 1. Le mot chinois utilisé par l’auteur est une transcription phonétique du terme occidental : Annaqi, et non le terme qui s’est imposé depuis : wuzhengfu zhuyi, la doctrine du sans-État.
– 2. Allusion possible à Jean Grave, lequel écrivait ainsi, à propos du temps de travail qui serait effectué par nécessité en société anarchiste : « Deux, trois, quatre heures pourront suffire » (Jean Grave, la Société future, Paris, Stock, « Bibliothèque sociologique », 1895, p. 274). Jean Grave (1854-1939) était connu des libertaires en Chine, ne serait-ce que par le soutien logistique qu’il avait fourni, dans les premières années du siècle, au groupe des anarchistes chinois de Paris qui publiait une revue portant le même nom que son journal (les Temps nouveaux) : Xin shiji (La Novaj Tempoj). Voir, à ce propos, la version non expurgée de ses mémoires : Quarante ans de propagande anarchiste, édition établie par Mireille Delfau, préface de Jean Maitron, Paris, Flammarion, 1973, p. 541. On sait aussi que Jean Grave vendit sa bibliothèque « à des disciples chinois », mais que celle-ci, hélas, après avoir été mise en caisses, disparut durant l’exode de 1940 (cf. Jean Maitron, « La Correspondance de Jean Grave : inventaire et études », l’Actualité de l’histoire, Paris, n° 24, juillet-septembre 1958, p. 39). Une liste des œuvres de Grave traduites en chinois fut insérée dans Jinhua [l’Évolution], en mars 1919 (reproduite dans Wusi shiqide shetuan [les Sociétés de la période du 4 mai], Pékin, Sanlian shudian, vol. 4, 1979, p. 190). Voir aussi : « Zhen Tian yu Faguo wuzhengfu zhuyizhe Gelafude tongxin » [Correspondance de Zhen Tian (Bi Xiushao) avec l’anarchiste français Grave], Minzhong [la Cloche du peuple], n° 24-25, mai 1927 ; repris dans Ge Maochun, Jiang Jun et Li Xingzhi (éds), Wuzhengfu zhuyi sixiang ziliao xuan [Choix de documents sur la pensée anarchiste], Pékin, Beijing daxue chubanshe, 1984, vol. 2, pp. 729-734.
– 3. Cf. Pierre Kropotkine (1842-1921), la Conquête du pain, Paris, Stock, 1892. On lit dans cet ouvrage : « En travaillant cinq ou quatre heures par jour jusqu’à l’âge de 45 à 50 ans […], l’homme pourrait aisément produire tout ce qui est nécessaire pour garantir l’aisance à la société » (p. 135). Ba Jin a traduit l’ouvrage de Kropotkine en chinois. Une première édition a paru en novembre 1927 : Mianbao lüe qu [S’emparer du pain], Shanghai, Ziyou shudian ; reprise, en août 1940, sous un titre différent : Mianbao yu ziyou [le Pain et la Liberté], Shanghai, Pingming shudian.