Un an à peine après être arrivé au Mexique, B. Traven envoie des pages
des " Cueilleurs de coton " à un périodique allemand, qui les publiera en feuilleton. Sorti en livre en 1926 sous le titre " Der Wobbly ", la même année que " le Vaisseau des morts ", cet ouvrage n’a jamais été traduit en français.
Son héros, qui fait tous les métiers, rencontre partout l’exploitation mais aussi des mouvements de grève, certains victorieux. Dans un Mexique où la révolution est devenu programme gouvernemental, la police a reçu pour consigne de ne pas tirer dans le tas, elle hésite parfois à charger les
grévistes. Mais les anciens révolutionnaires, s’ils n’ont pas rejoint
les IWW syndicalistes révolutionnaires, peuvent aussi être devenus bandits de grand chemin. Le gringo héros du roman apprend ainsi, souvent en chansons, à négocier avec les patrons, avec les institutions, avec les illégalistes, avec le troupeau qu’il convoie, et avec son pays d’adoption, " où s’enquérir du nom de quelqu’un, de son métier, de l’endroit d’où il vient et où il va est un manque de tact et presque une offense ". Aucun autre pays n’aurait peut-être pu accueillir l’écrivain le plus mystérieux du xxe siècle.Un éditeur accueillera-t-il cette traduction ?
M. E.
J’étais à la gare et regardais autour de moi, cherchant parmi les quelques indigènes qui traînaient là ou se tenaient accroupis sur la terre nue celui auquel j’aurais pu demander mon chemin.
Un homme vint alors vers moi, que j’avais déjà vu dans le train. Le visage et le corps brûlés par le soleil. Une barbe de quinze jours. Un vieux chapeau de paille à larges bords sur la tête. Un lambeau de coton rouge, qui avait manifestement été un jour une véritable chemise, sur le dos. Aux jambes, un pantalon de toile jaune, percé d’une cinquantaine de trous, et, aux pieds, les sandales que tout le monde porte dans ce pays.
Il s’arrêta devant moi et me regarda. À n’en pas douter, il ne savait ni quelle forme ni quel ordre donner aux mots qu’il avait l’intention de m’adresser.
– Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? demandai-je enfin,
lorsque son silence m’eut paru trop long.
– Buenos dias, señol ! commença-t-il. Puis il gloussa deux ou trois fois et finit par lâcher : " Peut-être pourriez-vous me dire quel chemin je dois prendre pour aller à Ixtilxochitchuatepec ? "
– Et qu’est-ce que vous voulez donc faire là-bas ? lui demandai-je tout à trac.
Je fus immédiatement conscient de l’impolitesse qu’il y avait à lui poser une question de caractère personnel, dans un pays où s’enquérir du nom de quelqu’un, de son métier, de l’endroit d’où il vient et où il va est un manque de tact et presque une offense. Aussi ajoutai-je rapidement : " Oui, j’y vais moi aussi. "
– Alors vous êtes sans doute Mister Shine ? interrogea-t-il.
– Non, répondis-je, je ne suis pas Mister Shine, mais c’est chez lui que je vais, cueillir le coton.
– Moi aussi, je vais cueillir le coton chez Mister Shine, m’expliqua-t-il alors et il se rasséréna, sans aucun doute à l’idée d’avoir trouvé un compagnon de route.
À cet instant un grand Nègre de forte carrure s’approcha de nous et dit : " Señores, savez-vous comment on va chez Mister Shine ? "
– Cotton picking ? demandai-je.
– Oui, vieux. J’ai eu son adresse par un autre Nègre, à Queretaro.
Nous en étions là, lorsqu’un petit Chinois s’avança vers nous en trottinant. Il nous fit un large sourire et dit : " Bonjoul, Señoles, gentlemen ! Je vais là-bas... et voudlais vous demander le chemin. "
Il sortit cérémonieusement une petite feuille de papier, la lut et reprit : " Mistel Shine, à Ixtilxo... "
– Stop, l’arrêtai-je en éclatant de rire, nous savons où vous voulez aller, inutile de vous avaler la langue ! Nous y allons aussi.
– Aussi cotton pickin’ là-bas ? demanda le Chinetoque.
– Oui, répondis-je. Six centavos le kilo.
Ces mots avaient suffi pour établir une relation de camaraderie avec le Chinetoque aussi. La classe prolétarienne était en voie de formation et nous aurions pu aborder tout de suite le travail d’explication et d’organisation.
Quoi qu’il en soit, nous nous sentions tous les quatre aussi bien que des frères qui viennent de se rencontrer de manière inopinée, après une longue séparation, en un quelconque endroit lointain de la terre.
Je pourrais raconter encore comment un second Nègre, à moitié aussi grand que son frère de race mais d’un aussi beau noir de jais, vint nonchalamment vers nous, puis avec quelle insouciance et quel luxe de temps un Indien couleur chocolat nous aborda. Tous les deux s’étaient mis en route avec le même but : Mister Shine à Ixtilxochitchuatepec, cueillir le coton pour six centavos le kilo.
Aucun de nous ne savait où se trouvait Ixtil...
Entre-temps, la gare s’était vidée et, déserte autant que peut l’être une gare d’Amérique centrale dix minutes après le départ du train, elle semblait rêver dans la fournaise tropicale.
Quelqu’un, qu’aucun être doué de raison n’aurait pris pour un employé de la poste, avait emporté un sac postal dont la toile aurait été cinq fois plus grande que le contenu, même si l’on avait déplié toutes les lettres et toutes les enveloppes qu’elle renfermait.
Les marchandises : une caisse de boîtes de lait condensé - dans un pays où l’herbe est verte toute l’année et qui pourrait approvisionner en lait tout un continent -, deux bidons de gazoline, cinq rouleaux de fil de fer barbelé, un sac de sucre et deux cartons de bonbons, gisaient là, épaves sur le quai brûlant.
La baraque en planches où l’on vendait les billets et pesait les bagages était cadenassée. L’homme qui remplissait toutes les fonctions administratives pour lesquelles on a besoin, dans une gare européenne, d’au moins douze personnes dûment entraînées, était parti alors que le dernier wagon n’avait pas encore quitté le quai.
Même la petite vieille Indienne, que l’on voyait apparaître à l’arrivée de chaque train, portant dans une corbeille d’osier ses deux bouteilles de bière remplies de café froid et ses gâteaux de maïs enveloppés dans du papier journal, retournait chez elle, se faufilant à travers l’herbe aussi haute qu’un homme, à une certaine distance déjà de la gare. C’est elle qui tenait le plus longtemps sur le quai. Bien qu’elle ne vendît jamais rien, elle venait tous les jours à l’heure du train. C’était vraisemblablement toujours le même café qu’elle apportait pendant un mois. Évidemment, les voyageurs le savaient, sans quoi ils auraient bien fait gagner quelque chose à la vieille, ne fût-ce que de temps en temps, par une telle chaleur. Mais l’eau glacée, distribuée gratuitement dans les trains, faisait à son café une concurrence trop forte, avec laquelle un aussi petit commerce ne pouvait rivaliser.
Mes cinq camarades de la classe prolétarienne s’étaient confortablement assis par terre, à côté de la baraque en planches. À l’ombre. Et, le soleil se trouvant maintenant droit au-dessus de nous, à la verticale comme un fil à plomb, il fallait assurément une pratique éprouvée de longue date pour découvrir l’endroit où il pouvait y avoir de l’ombre.
Le temps leur était une notion tout à fait inconnue et, sachant que je voulais aussi aller là où ils allaient, ils m’abandonnèrent le soin de me renseigner sur la route à prendre. Ils partiraient quand je partirais, pas avant ; et ils me suivraient, même si je les conduisais jusqu’au Pérou, dans l’inébranlable certitude que je devais aller au même endroit qu’eux.
Chapitre 2
Si seulement je savais où trouver Ixtil... Il n’y avait pas une maison en vue à proximité de la gare. La ville qu’elle desservait devait se trouver cachée quelque part dans la brousse. Je proposai que nous nous rendions tout d’abord dans cette ville où nous trouverions certainement quelqu’un qui connaîtrait le chemin. Nous y arrivâmes une heure plus tard. Deux maisons seulement étaient construites en planches, dont l’une était habitée par le chef de gare. J’entrai et lui demandai où était Ixtil... Il ne le savait pas et me déclara poliment que c’était la première fois qu’il entendait ce nom.
À cinq cents mètres de cette maison en bois se trouvait le second bâtiment " moderne ", également en bois. C’était le bazar de la ville, qui servait aussi de bureau de poste, de salle de billard, de débit de bière et d’eau-de-vie et d’agence pour toutes les affaires et toutes les entreprises possibles. Je questionnai le propriétaire, mais il ne connaissait pas non plus l’endroit et me dit qu’il ne pouvait se trouver dans un rayon de cinquante kilomètres, où il connaissait chaque localité et chaque fermier.
C’est alors qu’un des joueurs de billard, qui avait l’air aussi loqueteux que nous, vint au comptoir, s’assit dessus et entreprit de se rouler une cigarette dans une feuille de maïs. Puis, après l’avoir allumée, il déclara : " Je ne connais pas cet endroit, mais les seuls champs de coton qu’il y a ici, dans tout l’État, sont dans cette direction ", et il étendit le bras, d’une manière assez vague, dans la direction qu’il voulait dire.
– On a chargé pas mal de coton de là-bas, ajouta-t-il, ici, il y a trois ans. Les fermiers venaient en auto, c’est qu’ils avaient sans doute encore pas mal de chemin. S’il y en avait un qui s’appelait Shine, ça, je n’en sais rien, je ne leur ai pas demandé leur nom, j’ai simplement travaillé à charger.
– Ça peut faire combien à peu près ? demandai-je.
– Au moins quatre-vingts kilomètres d’ici, peut-être quatre-vingt-dix, je ne sais pas exactement. Ils sont arrivés à midi, et ils étaient certainement partis tôt le matin.
– Bon, il faut donc que nous allions dans cette direction, si c’est la seule où l’on cultive le coton.
– Il est bien possible, à mon avis, dit-il alors, qu’un des fermiers s’appelle Shine, ce sont tous des gringos.
" Gringo " est, en Amérique latine, le sobriquet des Américains. Il a à peu près le même sens méprisant qu’en France le mot " Boche " pour les Allemands. Mais les Américains, dont l’humour est trop inusable pour qu’ils se sentent facilement offensés et se rendent du même coup la vie difficile, ont enlevé à ce sobriquet tout son mordant en se qualifiant eux-mêmes de " gringos " quand, en Amérique latine, on s’enquiert de leur nationalité. Et ils le font avec un sourire aussi serein que s’il s’agissait de la meilleure des plaisanteries.
Les autres maisons de la ville, dix ou douze en tout, étaient les cases traditionnelles des Indiens : six troncs d’arbre, posés verticalement sur le sol, avec le toit d’herbe sèche au-dessus. Quelques-unes, mieux aménagées, avaient des murs à claire-voie, faits de petits troncs minces. Ni portes ni fenêtres. De sorte qu’on pouvait voir de l’extérieur tout ce qui se passait dans chacune d’elles. Les cases plus simples, habitées par des Mexicains plutôt pauvres ou paresseux, ne possédaient même pas ces ébauches de murs mais en haut, tout autour du toit, pendaient quelques feuilles de palmier, destinées à atténuer les rayons du soleil tombant en oblique aux premières heures de la matinée ou à la fin de l’après-midi.
Il n’y avait d’abri ni pour le bétail ni pour la volaille. Les cochons devaient aller eux-mêmes à la recherche de leur pitance, où et comme ils le pouvaient, dehors, dans la brousse. Les poules juchaient la nuit sur l’arbre le plus proche de la case. Une vieille caisse ou une corbeille d’osier pleine de trous était suspendue à une branche et elles venaient sagement y pondre leurs œufs.
Tout autour des cases, il y avait des bananiers nains, qui prodiguaient leurs fruits sans jamais devoir être soignés. Et les petits champs, où il n’y a guère autre chose à faire qu’à semer et à récolter, donnaient plus de maïs et de haricots que les habitants ne pouvaient en consommer.
Il était inutile de demander notre chemin dans une de ces cases. Même si l’on avait pu obtenir une indication, elle aurait sûrement été fausse. Non point dans l’intention de nous fourvoyer, mais par ce simple désir de politesse qui pousse à donner une réponse quelconque, pour ne pas avoir à dire " non ".
Chapitre 3
Ainsi nous nous sommes mis sans hésiter en route dans la direction qui nous avait été indiquée à la poste par le joueur de billard, et que je tenais pour la seule digne de foi.
" Quatre-vingts kilomètres " nous avait-on dit. Il y en aurait donc bien cent vingt ou cent quarante.
[...]
B. Traven
Merci à Claire Auzias
de nous avoir signalé ce texte
traduit de l’allemand
par Pierre Gallissaires