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Rodolphe Christin
La nature contre-culture
Réflexions autour de Henry David Thoreau
Article mis en ligne le 12 avril 1998
dernière modification le 12 avril 2010

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Lorsque je veux me recréer je cherche le bois le plus sombre, le marais le plus touffu, le plus interminable et, aux yeux du citadin, le plus affreux. Je pénètre dans un marais comme en un lieu sacré [...] et la même terre est bonne pour les hommes et pour les arbres.
H. D. Thoreau :

Balades.

Briser le cercle
Thoreau... : abandonnant à l’Europe « les trois autres points cardinaux, esquisser une marche vers l’Ouest et, dans la solitude au bord d’un étang, se dépouiller comme d’une carapace de feuilles sèches de son moi ancien pour toucher, au degré zéro de la survie, un sol nu, décapé de ses strates ».
Pierre-Yves Pétillon :

la Grand-Route.

Si Thoreau est à sa manière un ermite-vagabond, sa démarche apparaît avant tout fondée sur un constat d’ordre social : celui de la servilité d’un genre de vie centré sur le travail et un économisme utilitaire désenchanteur de monde. Gagner sa vie en échinant son existence. Thoreau l’ascète réhabilite quant à lui le principe d’une joie contemplative, liée à un usage poétique de l’espace. Aussi s’agit-il d’employer son temps de la manière la plus vacante possible, car le temps libre n’est pas un luxe mais une nécessité que l’organisation ordinaire du travail rend impossible. La professionnalisation du faire, doublée de l’obligation de vendre, amorce la contrainte :

" Toutefois n’en pensai-je pas moins, dans mon cas, qu’il valait la peine pour moi de les tresser, et au lieu d’examiner la question de faire en sorte que les hommes crussent bon d’acheter mes paniers, j’examinai de préférence celle d’éviter la nécessité de les vendre. " 1

Thoreau entend sortir du moule économique dominant qui, bien davantage que de permettre de gagner sa vie, conduit à la perdre. Sa remise en question vise un genre de vie reproduit par chacun, au quotidien, de manière inconsciente. Face à ce constat, Thoreau cherche l’échappatoire, une tangente libératoire qui l’enlèvera au fatalisme de la reproduction sociale. Se pose ici le problème sociologique de la reproduction culturelle et de la socialisation des individus. Lorsqu’un modèle culturel transmis génération après génération se donne comme seul modèle possible et viable, comment lui échapper ? Comment sortir d’une culture, d’une humanité trop particulière qui place l’homme au centre du monde pour l’asservir plutôt que pour l’épanouir, qui fait du bonheur un état matériel résultant d’une capacité accrue de consommer et de produire ? Voici la question centrale à partir de laquelle la démarche de Thoreau prend une perspective singulière, l’interrogation qui va le tourner vers la nature. Il s’agit dans un premier temps de passer, géographiquement et mentalement, ailleurs, d’échanger un espace pour un autre qui lui est culturellement opposé. La nature se donne comme l’autre de la culture moderne, et c’est à partir de cette altérité géographique qu’il va falloir tenter de se débarrasser d’une identité culturelle pour le moins embarrassante. Très vite, le géographique vient s’allier au culturel ; si la nature est mise à l’écart par la culture moderne qui l’altère afin de la rendre économiquement rentable, c’est alors à partir de l’extériorité de la nature qu’il va être possible de se débarrasser intérieurement de cette culture, et de la remettre en cause de l’extérieur en lui proposant une alternative. L’écart à la norme sert la découverte d’une nouvelle voie en laquelle inscrire ses actes et sa pensée, pour une vie créatrice d’elle-même. C’est la rupture avec les définitions communément admises qui doit servir l’originalité de la démarche et sa puissance de transformation. Pour celui qui sait voir ailleurs existe un autre monde.

" Ma recette pour éprouver mon compagnon, la voici : est-il capable d’oublier l’homme, est-il capable de voir que le monde est endormi ?

" Je ne fais aucun cas des philosophies de l’univers dans lesquelles l’homme et les institutions occupent trop de place et absorbent l’attention. L’homme n’est que le point où je suis placé et, de là, la vue est infinie.

Ce n’est pas une salle des miroirs où je me reflète... L’univers est plus vaste qu’il ne faut pour servir de demeure à l’homme. " 2

Thoreau apparaît comme une figure du créateur nietzschéen et pourrait vouloir dire avec lui, s’adressant au social sans plainte et sans douleur : " Je ne partage plus votre conscience. " Et encore s’entendre répondre : " Pourtant... si tu veux être une étoile, il faut néanmoins que tu les éclaires. " 3 Dilemme social de celui qui veut sortir du cercle de la société sans se résoudre au silence... Car ce qui caractérise Thoreau, c’est en effet sa situation immédiatement marginale. Mais si la marginalité s’affirme hors l’institué, elle se définit néanmoins relativement à lui dont elle confirme ainsi la présence. Thoreau est certes l’homme d’un mouvement de distanciation culturelle, mais il ne s’éclipse pas. Il ne veut pas disparaître et entend rester l’atome libre de la société de Concord, afin de prendre la figure d’un Autre absolu cependant lié dialectiquement au Même. Dehors, non intégré, il observe d’un œil sans complaisance le monde auquel il s’adresse. Thoreau, dès les premières pages de Walden ou la vie dans les bois, se pose en face de ses contemporains, qu’il apostrophe quasiment. L’homme des bois observe froidement, s’irrite néanmoins, et enfin dénonce. Il se voudrait un veilleur, un éveilleur, et cette fonction l’oblige au dilemme de sa situation. Thoreau le voyageur part pour revenir et pour offrir sa parole en exemple et l’exemple de son expérience. Pour une prise de conscience des conditions de vie en Amérique, c’est-à-dire ici, chez lui : " Ce que je voudrais bien dire, déclare-t-il, c’est quelque chose non point tant concernant les Chinois et les habitants des îles Sandwich que vous-même qui lisez ces pages, qui passez pour habiter la Nouvelle-Angleterre. " 4

Observateur distancié, Thoreau s’affirme comme un autre. Sa pensée ressort teintée de tant de relativisme qu’elle devient celle d’un nihiliste culturel ne cessant pas cependant de projeter les images d’un horizon social jugé souhaitable. Ce sont nos propres croyances et acquis, explique-t-il, aussi bien individuels que sociaux, qui ruinent la liberté d’un individu et la puissance épanouissante d’une société. Non seulement la société s’impose aux individus, mais ceux-ci se l’approprient si bien qu’ils en intériorisent les limites. Elles sont ces multiples croyances qu’on juge absolues, mais qui ne sont que des créations, toutes relatives, que l’homme s’impose à lui-même.

" L’opinion publique est un faible tyran comparée à notre propre opinion privée. " 5

Les individus sont à eux-mêmes leurs propres limites, mais c’est au sein de cette entité individuelle que résident à la fois la faiblesse de la conformité sociale et la force de l’arrachement au collectif. Car les individus sont malgré tout capables de transcender la société. Celle-ci est un carcan faillible, et c’est sans doute cette pensée qui fait que Thoreau persiste à lui parler. Chaque individu dispose de sa propre conscience et peut gagner son autonomie et son affranchissement de " l’opinion publique ", car " il n’est jamais trop tard pour renoncer à nos préjugés " 6. De ce point de vue-ci, la démarche de l’ermite de Walden s’avère effectivement individualiste. Thoreau fait confiance à l’individu. La reprise en main de son destin passe par l’arrachement de soi vis-à-vis du groupe. La culture et le monde social tels qu’ils s’ordonnent doivent être mis à l’écart pour qui s’engage sur la voie d’une libération dont la première étape est sociale. Aucune ambiguïté n’est possible : dans la vision sociologique du philosophe de Walden, ce sont les individus qui composent le substrat fondamental de la société. C’est au niveau de la conscience de chacun que la liberté est à conquérir. La conscience collective est le voile imposé dès la naissance, une contrainte culturelle qui marque et masque aussi bien la relation aux autres que la conscience de soi. Elle clôt le champ du possible de l’expérience humaine et empêche en conséquence le déploiement plénier de la vie de chacun et de tous. Forme singulière, en elle-même relative, cette conscience collective fragmente la conscience de chacun qu’elle moule en sa faible mesure. Mais quiconque le désire, s’il dispose d’une conscience bien vivante capable de discerner le bien du mal et le vrai du faux, peut outrepasser le cercle fermé des codes sociaux et le schéma étroit de l’obéissance. L’individu le doit s’il veut prendre sa véritable mesure et connaître l’ampleur de la vie, en déguster la plus large saveur et augmenter d’un même élan son expérience et sa connaissance.

Fondamentalement, la vie commune apparaît pour Thoreau comme un étroit couloir laissant inexploré le champ du possible de l’expérience humaine. Qui ne tente rien ne peut rien savoir de ce qui est possible ou pas, car

" on n’a jamais pris les mesures de capacité de l’homme ; et on ne saurait, suivant nuls précédents, juger de ce qu’il peut faire, si peu on a tenté " 7.

L’entrave à briser est d’abord celle de la transmission culturelle. Un être humain naît dans un monde qui s’impose à lui et qui, déjà, le soumet à ses objectifs en lui faisant perdre progressivement la conscience de son bonheur. La culture moderne dépossède l’individu de lui-même, l’éloigne de sa nature fondamentale qui voudrait qu’il vibre au rythme de la vie universelle, et non au rythme étroit des obligations sociales d’une culture trop particulière. Il existe une nature humaine, suggère Thoreau, un foyer dont il faudrait cultiver toutes les extensions possibles, pour une existence plus joyeuse.

" En général, les hommes, même en ce pays relativement libre, sont tout simplement, par suite d’ignorance et d’erreur, si bien pris par les soucis factices et les travaux inutilement rudes de la vie, que ses fruits les plus beaux ne savent être cueillis par eux. " 8

Il faut briser alors le moule d’une culture et commencer autre chose, ailleurs, sur les chemins, les rivières, dans les prés et les bois du Massachusetts. La nature est dans l’imaginaire et la pratique de l’ermite-vagabond de Walden comme l’alternative au cercle fermé de la culture. Elle est une ouverture. Présumée vierge de socialisation, elle apparaît incodée et libre. Elle se donne comme l’espace d’une remise à zéro des acquis culturels.

Mais, tout d’abord, dire " je ". Pourquoi ?

Il s’agit en fait de ne pas être un nous, et d’amorcer un mouvement de séparation vis-à-vis de toute communauté, par définition centrée sur elle-même et tendant vers trop d’homogénéité. On peut voir là l’effet d’un individualisme caractéristique de l’idéologie américaine. Il faut noter cependant que cette séparation individuelle travaille en dernier lieu pour une conjonction plus vaste avec le monde envisagé dans toutes ses modalités, toutes ses altérités. Aussi est-il nécessaire de poursuivre au-delà de l’individualisme si l’on veut trouver réponse satisfaisante, car l’individu, en l’occurrence, ne doit pas s’obnubiler lui-même mais s’ouvrir à l’altérité, c’est-à-dire à la totalité de ce qui existe. " À la réflexion, je trouve qu’il y a autre chose que moi ", note Thoreau dans son journal. Le " je " est en fait la marque d’une opposition au social, l’affirmation du solitaire qui s’apprête à tenter quelque chose de radicalement autre : une " extravagance " en marge de la vie collective, une ligne inédite sortie des cercles coutumiers. Tout changement social, énonce Thoreau, s’origine dans un " je ", parce que chacun doit être à lui-même le conducteur vers la source, afin de découvrir l’être véritable qui, lui, dépasse largement la simple portée individuelle puisqu’il irrigue tout, est irrigué par tout, jusqu’à la nature la plus sauvage. Prendre conscience de soi est indispensable en un monde où la société, par ses tournures culturelles et une reproduction sociale trop efficace, empêche l’accès à la " vraie vie ". Sortir de l’héritage générationnel, c’est prendre conscience de l’irréductibilité de soi comme de son destin. C’est l’éloge d’une différenciation qui doit passer outre, vers davantage d’universalité. Voici encore un paradoxe, mais aussi une épreuve : ne pas demeurer figé en soi-même, ou ce qu’on croit qu’on est. Si chaque être humain s’avère irréductible à un autre, ceci ne renvoie guère à une apologie de la séparation fragmentaire, mais au contraire à la capacité de chacun de devenir lui-même un monde complet, non aliéné par une majorité qui s’imposerait à lui de façon aveugle. Dès lors, l’expérience des aînés doit être rejugée radicalement, car la vie des uns n’a pas à devenir la vie des autres par une transmission systématique. À chacun son expérience, et la liberté de l’inventer.

" Si j’ai fait quelque découverte que je juge de valeur, je suis sûr, à la réflexion, que mes mentors ne m’en ont soufflé mot. " 9

Parce que la vie se doit d’être conçue comme une expérimentation personnelle, volontiers aventureuse, la démarche de Thoreau tend à se poser, en premier lieu, comme asociale – mais il reste cependant dans les parages de la société. L’être individuel doit se lancer dans l’aventure de l’écart et veiller à ne pas se laisser prendre au piège d’une société contraignante. Il s’agit d’échapper au cercle fermé de la succession tranquille des générations se léguant les unes aux autres des acquis travestis en vérités. Chacune, afin d’atteindre l’émancipation, doit abandonner " les entreprises d’une autre comme des vaisseaux échoués " 10. Une vie ouverte peut recommencer à chaque instant, pour peu qu’elle ose ce que les autres n’ont pas osé. Puisque, note Thoreau, " il est autant de moyens qu’il se peut tirer de rayons d’un centre", rien n’est impossible tant l’être peut soutenir les existences dans toute leur diversité. Il n’est pas de chemin unique tracé d’avance, mais profusion de chemins potentiels. La mission de chacun qui se voudrait un homme libre serait de les chercher, de les agir. Le monde social doit être en permanence réinventé par les hommes qui le composent. Ce désir fait de Thoreau un moderne dont les exigences circuleront, reformulées, réinventées, au vingtième siècle. Comme d’autres plus tard, Thoreau préfigure ces poètes de l’existence, connus ou inconnus, partis à la recherche de l’extension du monde afin d’élargir leur conscience du réel et de ses multiples dimensions. Ainsi cette phrase de Kerouac sonne comme un écho :

" Quand j’atteignis le détour du sentier où la cabane allait disparaître et où j’allais plonger jusqu’au lac pour reprendre le bateau qui me ramènerait chez moi, je me retournai et bénis le pic de la Désolation et la petite pagode du sommet, je les remerciai de l’abri et de la leçon qu’ils m’avaient donnés. " 11

Sa vie durant, Thoreau n’aura de cesse de sortir des schémas afin de tracer ses propres lignes de fuite, comme s’il avait fait sienne cette remarque de Lie Tseu :

" Ceux dont la nature est fixée n’ont pas d’échappatoire. " 12

Thoreau cherchera, en s’installant dans sa cabane de Walden, une déterritorialisation radicale, pour parler comme Deleuze, une sortie des cadres afin de parvenir au socle universel de l’existence, quelle que soit sa forme, humaine, animale, végétale... Thoreau n’est pas seulement du monde humain, il se veut du monde entier, et la nature l’aimante en incarnant l’autre de la modernité. Aussi entend-il approfondir la question. Et proposer un autre chemin culturel, une alternative sociale.

La pensée, l’expérience

" Des faits que l’esprit perçoit, des pensées que le corps pense –voilà ce qui m’intéresse. "

Henry David Thoreau : Journal.

Thoreau, donc, entend bien s’inscrire spatialement, pratiquement, géographiquement. Il est l’homme d’un " terrain de pensée ", un praticien-penseur du territoire. Lorsqu’il est question d’inventer sa vie, il ne sert à rien de rester, sa vie durant, cloîtré dans une bibliothèque à méditer de belles idées sans substance. Si la philosophie s’attache à la réflexion de la vie, alors la vie, pour le philosophe authentique, se devrait d’être une philosophie. Il ne pourrait y avoir là l’une et ici l’autre. Conciliation plutôt que séparation, dans un monde où la division du travail et des compétences fractionne le social entre ceux qui le subissent et ceux qui le pensent ou le dirigent. Thoreau semble déjà se méfier d’une tendance qui ira en s’affermissant jusqu’à cette remarque du sociologue Michel Maffesoli :

" C’est bien là le drame essentiel de cette fin de siècle qui voit se creuser un énorme fossé entre ceux qui vivent le monde et ceux qui disent le monde, ou pensent agir sur lui. Fossé où s’engouffrent, avec le succès que l’on sait, tous les démagogues distillant des discours de haine, de racisme ou de xénophobie. " 13

Les dimensions idéelle et existentielle doivent être reliées par l’expérience, ce qui témoigne du souci d’unité de Thoreau. L’unité, contre la dualité et l’aliénation de la séparation des êtres en eux et entre eux, des êtres et du monde considéré dans toutes ses extensions, culturelles ou naturelles, poétiques ou pratiques. Lorsque Thoreau s’installe au bord de l’étang de Walden, dans les bois à quelques encablures du village de Concord, il quitte un monde afin d’en inventer un nouveau, plus proche de sa nature d’homme en quête de liberté, celle de vivre comme il l’entend et d’être autre chose que ce qu’on attend de lui. Plutôt que d’endosser une fonction sociale reconnue mais partielle, il prend le chemin de l’univers. La nature représente alors l’espace où se déploie la diversité de la vie. Thoreau est l’homme d’une démonstration, il écrit, il agit, il parle, il conteste et montre en exemple. Il n’a donc rien d’un anti-social. Il se veut, au contraire, exemplaire, dans la forme de vie qu’il choisit et dont il rend compte. En partant pour Walden, non loin du village mais néanmoins dans la forêt, Thoreau espère sans aucun doute entraîner la société dans un sillage qu’il estime créateur de sens. La nature se fait réceptacle d’un désir d’évasion et de transformation de soi par la rupture culturelle qu’elle permet. Espace de vie, elle s’offre à une expérience plus totale du monde.

Dans un premier temps, le sage qui souhaite vivre libre et en toute indépendance doit résoudre la question des conditions nécessaires à son indépendance et à son autonomie :

" Les nécessités de la vie pour l’homme en ce climat peuvent, assez exactement, se répartir sous les différentes rubriques de Vivre, Couvert, Vêtement et Combustible ; car il faut attendre que nous nous les soyons assurés pour aborder les vrais problèmes de la vie avec liberté et espoir de succès. " 14

La libération doit être réalisée à tous les niveaux de l’existence. Pour ce faire, il faut éliminer les besoins superflus sources d’obligations afin de retrouver l’essentiel : la trame première qui soutient la vie sans la charger de faux besoins dictés par l’environnement culturel. À partir de ce travail visant à réduire les soucis d’ordre économique et l’asservissement qu’ils engendrent, une vie créatrice peut se déployer avec le maximum d’ampleur. Matériellement, Thoreau invite à une logique du minimum, pour le maximum d’esprit. Il s’agit d’être léger comme le nomade ne s’embarrassant pas de matériel superflu :

" Travaillerons-nous toujours à nous procurer davantage, et non parfois à nous contenter de moins ? [...] Pourquoi notre mobilier ne serait-il pas aussi simple que celui de l’Arabe ou de l’Indien ? " 15

En effet, Thoreau l’ermite est encore un nomade. Le sujet d’un désir d’errance qui fait de lui le satellite du social autour duquel il gravite en atome original, distancié mais soumis malgré tout au champ d’attraction de la société. Parce que le nomadisme évoque dans l’imaginaire sédentaire le principe du détachement et de la non-appartenance. Dans l’imaginaire de Thoreau, le nomade est libre de se nourrir de ce qu’il trouve et, s’en contentant, il conserve toute sa capacité de vivre à sa guise, " en toute indépendance ". Le rêve du nomadisme est encore un rêve de spiritualité, contre l’emprise de la matière inerte qui retient prisonnier dans des murs. Les nomades ne sont pas

" les outils de leurs outils ! L’homme qui en toute indépendance cueillait les fruits lorsqu’il avait faim, est devenu un fermier ; et celui qui debout sous un arbre en faisait un abri, un maître de maison. Nous ne campons plus aujourd’hui pour une nuit, mais nous étant fixés sur la terre avons oublié le ciel ".16

La pensée selon Thoreau n’apparaît pas détachée de la vie pratique. Mais elle permet cependant de s’en évader, en ouvrant un espace immatériel qui élève et élargit le plan matériel. La pensée se doit d’être une matrice de vie, non seulement au niveau du fond mais encore au niveau de la forme existentielle qui doit être la plus adéquate à la conscience du fond. Il n’est pas question de " jouer à la vie " comme des enfants bercés d’illusions, ni de se contenter de l’étudier de loin, mais de la vivre pleinement du " commencement à la fin ". Le véritable penseur ne néglige pas l’action dans le monde, il doit réfléchir aux moyens d’inventer concrètement le monde qu’il conçoit, courir le risque de la tentative.

L’érémitisme vagabond teinté d’ascétisme de Thoreau est la forme d’une telle tentative. Pour être libre, être à l’écart. Se purifier d’une société trop particulière et échapper à sa mise en culture. Devenir sauvage, rompre la domestication en repassant, d’une certaine façon, par l’origine. Réaborder la jeunesse du monde. Le recours à la nature espère favoriser, et plus encore inspirer, un tel processus. Aux yeux du philosophe, les bois constituent une brèche dans le quotidien des hommes de Concord. S’y déploient nombre de réjouissances. L’autre vie dans les bois que mène Thoreau voit son emploi du temps se libérer et s’étirer dans l’équilibre établi entre action et contemplation. Mais pour accéder à cette sphère où la plénitude de l’existence se déroule au sein de celle du monde, il faut opérer une rupture. S’évader d’un modèle culturel dominant ressemblant davantage aux travaux forcés qu’à un exercice d’épanouissement. Il s’agit de parvenir à une certaine autarcie – garantie d’indépendance – acquise par sa propre capacité de se procurer le strict nécessaire, c’est-à-dire le strict minimum :

" Pendant plus de cinq ans je m’entretins de la sorte grâce au seul labeur de mes mains, et je m’aperçus qu’en travaillant six semaines environ par an, je pouvais faire face à toutes les dépenses de la vie. La totalité de mes hivers comme la plus grande partie de mes étés, je les eus libres et francs pour l’étude. " 17

Le travail n’est plus une fin en soi mais un minimum propice à un maximum de créativité ; c’est celle-ci qui le justifie. L’existence se voit alors soutenue par une énergie vivifiante qui avive la conscience du monde, de la vie universelle, plutôt qu’elle ne l’enferme dans une souffrance. Il ne s’agit pas de transformer le monde par un travail acharné mais simplement d’acquérir la liberté de vivre dans un monde ouvert, poétique, rendu à la beauté de sa présence.

Il n’est donc pas question de se dissocier du réel en se réfugiant dans un univers fantasmé. Puisqu’on reconnaît le philosophe à sa capacité de vivre selon ses préceptes, Thoreau mène durant deux années une vie simple et dépouillée des artifices de la vie quotidienne du plus grand nombre. Ayant abandonné tous les pseudo-besoins qui empêchent l’épanouissement de ses concitoyens, le philosophe obtient la pleine capacité d’embrasser le cœur de l’existence. Parce qu’il s’est libéré des soucis factices qui obligent au labeur quotidien dénué de plaisir, le voici libre d’aller joyeusement à sa guise :

" Une fois qu’il s’est procuré les choses nécessaires à l’existence, s’offre une autre alternative que de se procurer les superfluités ; et c’est de se laisser aller maintenant à l’aventure sur le vaisseau de la vie, ses vacances loin d’un travail plus humble ayant commencé. " 18

Jouir donc, ici et maintenant. Car la vie se conjugue au présent, ce présent qu’il s’agit d’éprouver le plus intensément possible.

L’expérience, et le plaisir qui doit en découler, ne sont pas ceux d’un être obnubilé par lui-même. L’hédonisme n’est pas nécessairement nombriliste. On n’aura qu’à se reporter à la Désobéissance civile pour le vérifier au plus vite :

" Si je me consacre à d’autres intérêts ou contemplations, je dois à tout le moins veiller, pour commencer, que je ne les cultive pas assis sur les épaules d’autrui. " 19

Il ne s’agit pas de se replier à l’intérieur des méandres de l’ego, et d’oublier le reste. Si la liberté s’acquiert par une ferme reprise en main de soi, c’est uniquement parce qu’il s’agit de s’enlever de l’emprise néfaste et inconsciente d’elle-même exercée par la structure sociale. Le solitaire du " je " va se laisser guider par les exigences profondes de son être rendu vierge de socialisation par la rupture qui, en un premier temps, vaut comme purification. Il s’agit de retrouver l’être originel, non fragmenté. L’être est une source sauvage qui vibre bien au-delà des cadres d’une culture qui plus jamais ne l’aperçoit dans son intégrité, tant elle le canalise en des formes convenues destinées à être reproduites. Cette source abreuve aussi bien l’homme que la nature, elle traverse les individus aussi bien que le dehors. Il s’agit de la reconnaître et d’y plonger. Thoreau est essentialiste avant d’être existentialiste :

" Ce qu’il faut aux hommes, ce n’est pas quelque chose avec quoi faire, mais quelque chose à faire, ou plutôt quelque chose à être. " 20

Mais la pensée de Thoreau porte en fait la marque du transcendantalisme. Que recherchent les transcendantalistes ? Kenneth White donne l’explication suivante :

" Et c’est en quelque sorte à une "conscience première", débarrassée

de toutes les couches secondaires (morales, sociales, religieuses, etc.), que le transcendantalisme veut atteindre, car tout, virtuellement, commence là, et tout peut recommencer là. " 21

Le transcendantalisme vise donc le dépouillement. Au-delà des formes repose un fond primordial, unifié, une vérité profonde qu’il s’agit de laisser remonter à la surface, à la conscience, à la connaissance. Ainsi Thoreau s’en va se mettre à nu dans les bois, et ce, aussi bien sur le plan pratique et matériel (réduction des besoins) que sur le plan sensible, intellectuel et spirituel (perception poétique de la sauvagerie du monde, études diverses de la nature, recherche d’une vie plus ample et puissante...). Du transcendantalisme, l’écrivain Emerson en est le chef de file. Et Thoreau, étudiant à Harvard, lit son texte Nature (1836) dont on s’accorde à dire qu’il fonde le mouvement. Diplômé, Thoreau retourne à Concord, y rencontre Emerson qui s’est installé là quelques années plus tôt. Les deux hommes ne manquèrent pas de se reconnaître, et Thoreau, plus jeune de quinze ans, devient disciple de l’écrivain dissident, ancien pasteur devenu agitateur d’idées et conférencier.

S’il est des influences qui marquent le transcendantalisme22, le romantisme allemand y tient une place importante, notamment au travers des œuvres de Schelling (Philosophie de la nature, 1797 ; Système de l’idéalisme transcendantal, 1800) ; mais il faut voir aussi l’influence de l’Anglais S. T. Coleridge et de l’Écossais Carlyle.

" C’est dire que si, pour comprendre ce mouvement, il faut considérer les idées d’origine, il faut aussi tenir compte de leur traduction anglo-saxonne, sans oublier le contexte américain local. " 23

Or, le " contexte américain local " est celui d’une industrialisation et d’une séparation culture/nature

qui s’installent aussi bien dans les formes de la vie sociale que dans les mentalités. Tout est paré pour la reproduction culturelle, celle à laquelle Thoreau se refuse. Mais le transcendantalisme est la pensée d’une échappatoire, car l’homme existe en tant qu’individu sans être confiné dans la séparation solipsiste d’un individualisme absolu. En explorant le cœur de ses méandres intimes sans y rester englué, afin de prendre conscience de son être véritable, l’individu peut accéder à l’universalité puisque, fondamentalement, il n’existe pas de séparation entre l’être individuel et celui du monde environnant, qu’il soit naturel ou humain. En effet, le transcendantalisme, explique Maurice Gonnaud,

" affirme le primat de l’intuition et postule une identité de fond entre ce que nous avons de plus personnel, de plus individualisant, et l’esprit universel, la Surâme, comme l’appelait Emerson... " 24

Le transcendantalisme suppose donc l’existence d’un socle commun universel qui soutient et allie tout ce qui existe.

Si la démarche de Thoreau peut donc en un premier temps être qualifiée d’individualiste, il faut bien voir qu’une telle qualification ne résiste pas à une compréhension plus profonde de cette voie qu’il souhaite libératoire. L’individu doit s’arracher d’un monde trop restreint s’il veut retrouver toute l’extension de l’univers qui l’abrite. Ce monde trop étriqué est celui tel qu’il est désigné et délimité par une culture particulière vivant dans un monde qu’elle met en formes selon des normes qui lui sont propres et qui affirment ce qui doit être. Pour Thoreau cela ne vaut pas grand- chose. Ce qu’il faut, c’est s’arracher du collectif afin de gagner dans ce mouvement une pureté qui permettra de recréer le monde, de le voir dans toute sa nouveauté, et ainsi de le réinventer en lui donnant toute sa mesure, une mesure respectueuse de la totalité des aspirations de l’être humain. Il n’est pas question de rompre avec un modèle pour en proposer un autre qui remplacerait le précédent et s’imposerait comme lui aux générations futures. Thoreau ne conçoit aucun modèle collectif possible, car il devrait être autant de modèles que d’individus. Ou bien ce qu’il faudrait, laisse-t-il supposer, c’est un modèle collectif compatible avec la diversité des existences individuelles. Un modèle qui ne modélise pas trop, tout comme un bon gouvernement qui gouverne peu :

" J’accepte de tout cœur la devise suivante : "Le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins" et j’aimerais la voir suivie d’effet plus rapidement et plus systématiquement. " 25

Ce que Thoreau exprime en écrivant sa démarche n’est justement rien d’autre qu’une démarche, même si la mise en scène littéraire tente de la rendre exemplaire. Sa teneur n’est pas seulement existentielle et sociale, mais aussi intime. La fréquentation des forêts correspond au parcours de grands espaces intérieurs. C’est cela qui fait de Thoreau un chercheur de fond passant par la forme sans trop y rester. Thoreau ne restera pas à Walden sa vie durant. Il demeurera cependant un " homme de la nature ". Et c’est effectivement la véritable nature de l’homme et du monde qui l’intéresse.

Dans la nature

" La société pour laquelle j’étais fait n’existe pas ici-bas. Accepterai-je cette pauvre réalité au lieu de l’espérance ? J’aime mieux la pure espérance que la réalité. Si la vie est une attente, qu’elle le soit. Je ne veux pas faire naufrage sur une vaine réalité. "

H. D. Thoreau : Journal.

Un homme libre est un homme créateur. Libre de son temps, lorsque celui-ci se révèle chargé d’un sens qui fortifie la vie, une vie conjuguée au présent.

" En n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, écrit Thoreau, je me suis inquiété d’utiliser l’encoche du temps, et d’en ébrécher mon bâton ; de me tenir à la rencontre de deux éternités, le passé et l’avenir, laquelle n’est autre que le moment présent ; de me tenir de l’orteil sur cette ligne. "

Une vie se doit d’être intense à chaque minute. Pour être intense elle doit être capable de faire beaucoup avec peu, c’est-à-dire faire feu de tout bois afin de poétiser et combler de signification chaque instant de la vie et chaque aspect du réel. La vraie vie, selon Thoreau, est un exercice d’admiration, une contemplation permanente d’un monde rendu originel par la fraîcheur du regard poético-philosophique. Juste percevoir, ici et maintenant. Le présent, en effet, est éternel si l’on sait s’en contenter. Le temps n’est qu’une succession d’instants. Sans doute sommes-nous ici en face d’un paradoxe, mais que faire ? La vie ne dure que si on l’envisage d’un regard renouvelé, condition d’une éternelle jeunesse, lorsque tout se donne dans la nouveauté du présent. En cela ce présent est merveilleux pour qui l’aperçoit comme tel. Afin de favoriser cette perception, le penseur s’en va sur les chemins buissonniers, dans les terres en friche où l’on peut devenir attentif aux " heures de l’univers et non à celles des trains."

En partant pour les bois, Thoreau conjugue ensemble les figures de l’ermite et du vagabond. Tous deux entendent se mettre à l’écart, se dégager de leurs appartenances. Or ce qui charge la nature de sens et lui confère toute sa puissance, c’est le fait qu’elle échappe aux normes de la société des hommes. Elle représente une altérité, un espace de transgression au sein duquel l’individu va pouvoir faire peau neuve. Espace originel, espace de liberté car espace de retraite où l’on chemine en dehors de toute organisation culturellement cadrée, voici ce qu’elle évoque :

" J’aime la nature, explique Thoreau, en partie parce qu’elle n’est pas l’homme, mais une retraite pour lui échapper. Aucune des institutions humaines ne l’a soumise,

[...] L’homme est contrainte, la nature est liberté. [...] Aucune des joies qu’elle offre n’est sujette à nos règles et à nos définitions. " 26

La sauvagerie de la nature s’avère en fait le passage obligé d’une déprise libératoire qui va susciter chez l’individu un déblaiement des acquis culturels. La vision philosophique de l’ermite-vagabond de Walden suppose un désapprentissage radical, désapprentissage nécessaire à une régénération du rapport au monde. Afin d’atteindre la liberté d’être un homme total - et d’accéder à l’universalité d’un être pleinement existant - un individu doit faire l’épreuve de ce passage initiatique. Pour cela, il lui faut se séparer de la société et de ses institutions, afin d’expérimenter un devenir-autre au sein des solitudes naturelles du monde :

" Qu’il est rare de rencontrer un homme qui soit libre, même en pensée ! Nous vivons d’après des règles. Quelques hommes sont enchaînés à leur lit par la maladie, mais tous sont enchaînés au monde. J’emmène dans les bois mon voisin qui est un homme cultivé et je l’invite à prendre dans l’absolu une vue nouvelle des choses, à vider sa pensée de tout ce qu’ont institué les hommes, en vue d’un nouveau départ. Impossible, il reste attaché à ses traditions, à ses préjugés. Il croit que les gouvernements, les universités, les journaux, vont d’une éternité à l’autre. " 27

Thoreau se retire des choses de ce monde humain laborieux et obnubilé par sa propre production, afin de vivre comme bon lui semble et trouver la source véritable de la vie. Parti, retiré d’un monde trop particulier, il s’imprègne alors de toute l’extension du grand monde de la nature, ce cosmos aux dimensions subjectivement infinies. Pour cela, vagabonder. Ouvrir de multiples lignes de fuite afin de sortir des cadres de la vie commune, histoire de sortir de notre petite histoire personnelle et retrouver le rythme calme et immuable de la totalité cosmique. Il s’agit là d’une attitude très orientale de la part du philosophe américain : " Le sage est calme, écrit-il, jamais agité, ni impatient. " Thoreau crée une ouverture existentielle tournée vers une transcendance qui élève l’homme à la mesure de Dieu. C’est une source sacrée qu’envisage directement le philosophe. " Dieu " - ou plutôt l’absolu désigné par ce terme - n’est pas renié car il représente la condition parfaite à laquelle chacun devrait aspirer. Il n’est pas de dualité entre les mondes, la condition divine doit être gagnée dans cette vie là, ici et maintenant, et non pas après la mort, au-delà.

" Pour la plupart des hommes, note Thoreau dans son journal, la vie est subordonnée à quelque besogne triviale et, par suite, le ciel aussi. Les hommes pensent sottement qu’ils peuvent abuser et mésuser de la vie, et qu’une fois au ciel ils tourneront la page. " 28

La vie tout entière est sacrée, et chacun devrait travailler à la combler de puissance.
Ainsi la nature se donne, dans l’imaginaire de Thoreau, comme l’espace déployé de l’imprégnation divine. Se fondre en elle, représentation du grand Autre, c’est vivre directement, pragmatiquement, une transcendance qui soutient le réel et l’élève. Les constructions sociales érigées sur ce socle que constitue le sacré entendent s’approprier le rapport avec la transcendance en l’isolant de son lieu d’exercice spontané - la nature - pour le limiter au cercle de la société. Selon Thoreau, il n’est nul besoin de canaliser le sacré qui irrigue la réalité. Généralisé et résidant au sein de l’espace naturel, le sacré est appréhendable directement par chacun, en dehors de toute institution. C’est la contemplation de la nature qui permet l’accès à la transcendance sans médiation sociale. Libertaire à sa manière, cet accès au sacré généralisé se moque de tout codage par les institutions religieuses ; il s’agit bien là d’un sacré sauvage directement inspiré de l’expérience d’une nature originelle et paradisiaque :

" Ces mouvements partout dans la Nature sont certainement la pulsation divine. La voile qui s’enfle, le ruisseau qui court, l’arbre qui ondule, le vent qui erre..., d’où leur viendraient autrement cette excellence et cette liberté infinies ? Je ne vois rien de meilleur ni de plus sacré que des ébats sans fin dans le jardin que Dieu a créé pour nous. Cette pensée exclut le soupçon du péché. Oh ! si les hommes sentaient cela, ils ne construiraient jamais de temple, même de marbre ou de diamant, de crainte de commettre un sacrilège, mais ils se récréeraient toujours dans ce Paradis. " 29

Thoreau est l’homme d’un désir, celui d’une unité perdue par l’Occident moderne qui sépare le sujet de l’objet, l’homme de Dieu, la culture de la nature... Le philosophe de Walden voudrait joindre en effet l’homme à la transcendance divine, comme il voudrait allier la nature à la culture. Il ne hait pas l’humanité. Il travaille pour elle et ses espoirs lui sont adressés. C’est bien davantage un moment historico-culturel que Thoreau condamne ; il rechigne face à la modernité occidentale dont il souligne les insuffisances avec la clairvoyance du précurseur, car bien des soucis contemporains sont contenus dans sa pensée visionnaire. Il rêve d’une culture qui ne dissocierait pas l’existence sociale de son environnement naturel.

" Toutes les belles et grandes choses gardent cet air sauvage que la véritable culture ne détruit pas. " 30

Il demande : " L’homme peut-il faire moins que de se lever et de se ressaisir ? " 31 Thoreau aimerait un regain de sauvagerie, non pas l’exercice d’une loi de la jungle au sein du social (est-il vraiment nécessaire de le préciser ?), mais un sens du sauvage à la manière des Amérindiens dont on sait qu’il aimait suivre les pistes anciennes, étudier les coutumes.

" C’est dans les bois que j’aimerais trouver l’homme. Je voudrais qu’on pût l’y rencontrer comme le caribou et l’élan. " 32

Le sens du sauvage c’est le sens de ce qui est, à la fois, autre et proche. Autre par un dynamisme non converti à une exclusive logique d’usage, proche parce que ce dehors existe dialectiquement avec le dedans. Dehors et dedans ne sont pas séparés mais leur alliance constitue le monde à la fois extérieur et intérieur, humain et non-humain, dans sa richesse, sa diversité et son unité.
Le philosophe a soif d’universalité, il entend déborder des cadres identitaires et culturels : comme il embrasse d’un élan fusionnel le soleil et les forêts, il épouse la diversité humaine. Ainsi Thoreau clame-t-il :

" Puissé-je être délivré de l’étroitesse, de la partialité, de l’exagération et de la bigoterie ! Pour le philosophe, toutes les sectes, toutes les nations sont semblables. J’aime Brahma, Hari, Bouddha et le Grand Esprit autant que Dieu. " 33

Nomade, Thoreau se fait adepte de la déterritorialisation. Sortir de son ego, de l’étroitesse de sa personne, sortir de sa société et se répandre dans l’univers - devenir cosmos - par le biais d’un épanchement mystique.

" Cette terre qui s’étend autour de moi comme une carte, note Thoreau dans son Journal, n’est que la doublure de ce qu’il y a de plus profond en mon âme. "

À la géographie extérieure correspond une géographie intérieure et entre elles existe un échange de sens placé sous le signe du symbolique : l’une est la signifiante de l’autre et inversement. Le vagabondage contemplatif et la fréquentation de l’altérité naturelle favorisent le dessaisissement de soi, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus ni altérité ni identité mais une espèce d’expansion universalisante qui dissout les frontières et allie l’homme au dehors. On trouve là le jeu d’une attitude mystique de l’imaginaire 34 qui anime le monde en entrant à l’intérieur. Il est un devenir-cosmos de la conscience en prise avec le réel et libre de s’y répandre. C’est l’expérience d’un surplus d’être apparenté d’une certaine manière à l’ex-tase où l’on sort de soi. Thoreau emprunte une voie libératoire qui introduit la question du conditionnement culturel identitaire. Car sa démarche est une mise en question de la socialisation, et, aussi, de la dé-socialisation.

De la liberté

Thoreau sous-entend dans sa philosophie un principe de libération de nature à interroger certaines affirmations de nos sciences humaines. Notamment lorsqu’elles mettent en exergue le fait que chaque individu se voit pétri par une société qu’il intériorise, dont il reproduit les normes par le biais d’un processus social d’extériorisation venu confirmer le social institué. Si Thoreau reconnaît le processus de reproduction sociale, il pose aussi l’existence d’une brèche par laquelle il reste possible de passer. Sa pensée esquisse une problématique susceptible de poser un questionnement anthropologique d’importance : celui du déconditionnement culturel - via une dé-socialisation - introduisant la question de la liberté.

Selon le philosophe de Walden l’individu prime le social, et, la pensée de Thoreau l’affirme vigoureusement, c’est en lui que siège le principe de sa responsabilité envers la tournure de la société et son insertion dans l’univers. La libération, c’est le passage d’un état incomplet à un état " élargi ", lorsque l’humanité de chacun se déploie à l’échelle de l’univers, via un élargissement de la conscience tendue vers l’absolu d’une vie intense et créatrice.

" On croit que je m’appauvris parce que je fuis les hommes mais, dans ma solitude, j’ai tissé pour moi seul un voile de soie, une chrysalide ; telle la nymphe, je m’élancerai bientôt plus parfait vers un monde supérieur. Par la simplicité communément appelée pauvreté, ma vie se concentre, s’organise, devient cosmos, de masse amorphe qu’elle était. " 35

Cette libération de l’esprit s’accomplit en unissant la dimension intellectuelle - se libérer des acquis conditionnants, en remettant en question le quotidien dans ses fondements les plus communs, ses évidences les plus " normales " ; penser en dehors des savoirs institués - à la dimension existentielle - aller dans les bois, courir les sentiers afin d’éprouver directement l’au-delà des formes et des normes sociales qui conditionnent le genre de vie du plus grand nombre. Il faut rompre l’ordre du conditionnement en bousculant l’intériorisation sociale, sur un plan autant cognitif qu’existentiel ; il faut devenir sauvage et repasser par l’origine, d’où le rôle inspirateur de la nature favorisant un processus de transformation de soi par l’éveil à l’autre monde qu’elle représente. Celle-ci s’avère une aide précieuse dont la fréquentation peut amener à prendre conscience de ce qu’est la liberté sociale, le plan social étant le plan apparent d’un espace plus immatériel. Ainsi Thoreau écrit-il dans son journal :

" L’endroit où je vivrai sera celui où se trouvent le plus d’étangs et de rivières, et où l’espace est le plus étendu. Sur la rivière mes droits naturels sont à peine entamés. C’est un bien commun sans limites. Certaines libertés primitives subsistent encore dans les pays les plus vieux et les plus civilisés... Personne ne fait de lois pour moi, car mieux vaudrait n’en pas faire. "

Cette logique - si on en fait la lecture à un niveau plus symbolique - se révèle en fait initiatique. La liberté sociale visée par la recherche d’une rupture culturelle (sortir de l’institué) n’est en réalité que le reflet d’une liberté plus vaste visant l’obtention d’une conscience à l’échelle de l’univers tout entier. La nature fait office de champ symbolique et d’espace d’inspiration privilégié de cette démarche. Elle représente en effet l’autre de la culture - et sert ainsi l’aspect social de la libération en constituant un espace d’évasion - tout en se donnant comme le plan manifeste et sensible, mais aussi unitaire, de la diversité vitale. Elle constitue ainsi le champ médiateur avec l’unité inspiratrice, originelle et transcendant la diversité sensible ; cette source qui irrigue la totalité du réel et permet la perception d’une intimité entre le dehors et le dedans. Cette démarche combine cheminement dans le monde sensible et cheminement intellectuel et spirituel.

" Si le bourdonnement du moucheron n’est pas la musique des sphères,
si la musique des sphères n’est pas le bourdonnement du moucheron, ni l’un ni l’autre n’existent pour moi. " 36

L’homme doit vivre et penser à l’échelle de l’univers, en percevoir les infinies résonances. C’est dire que liberté rime ici avec universalité ; c’est dire aussi que la perception du divers rime avec l’expérience d’une unité, d’une parenté entre tout ce qui existe. La liberté sociale se conquiert par la rupture de son univers particulier, l’universalité se conquiert avec la liberté d’être totalement dans le monde et de se sentir monde soi-même. Ainsi l’homme libre situé à l’horizon du désir de Thoreau réside au-delà de toute séparation. Parvenu à ce point, l’homme déploie sa vie par-delà les différences, que ce soient celles existant entre les hommes, entre les hommes et la nature, ou bien entre les époques car ici le temps se résorbe en un éternel présent :

" Être dehors assez longtemps pour que le contact avec une saine réalité serve de lest à la pensée et au sentiment. La santé exige ce relâchement, cette vie sans but. La vie dans le présent. [...] Je reste en plein air à cause de l’animal, du végétal, du minéral qui sont en moi.
" Ma pensée est une partie du sens du monde ; c’est pourquoi, je me sers d’une partie du monde comme d’un symbole pour exprimer ma pensée. " 37

Étant donné cette figure de l’homme libre, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi Thoreau va s’en prendre aux actions de l’institution étatique. Cet État cristallise l’aliénation d’une société dont les principes sont faussés car incapables de reconnaître chez ses concitoyens, et donc de favoriser, une attitude juste, accordée à la beauté harmonique de l’univers, qui devrait motiver la société. Il établit des différences de statut et de traitement entre les hommes. D’où une attitude anti-esclavagiste péremptoire renvoyant chacun à ses responsabilités et à sa conscience :

" À l’État, je donne ce conseil : rompre avec les propriétaires d’esclaves sur-le-champ. Il n’y a pas de loi, ni de précédent respectable qui sanctionne le maintien de cette union. Et à tous les habitants du Massachusetts, je conseille de rompre avec l’État tant qu’il hésitera à faire son devoir. " 38

" Rompre ", sortir d’une situation historico-culturelle donnée afin de se changer pour la changer, prendre le large vis-à-vis des instances instituantes, et s’en aller vers un fond bien au-delà des formes. La liberté selon Thoreau s’avère le point d’aboutissement d’un déconditionnement culturel. En invitant à sortir de chez soi, il pousse au lâcher prise avec ce qui n’est que contingences mais qu’une culture désigne comme l’indispensable. Thoreau vise l’ouverture des horizons et le premier voile à traverser est culturel. Il faut ne plus croire absolument à ce qui anime la vie collective dont les fondements, pense-t-il, sont inauthentiques et, finalement, sans importance devant l’absolu de l’univers. C’est sans doute en vertu de ce nihilisme culturel que Thoreau n’est fondamentalement, je crois, assignable à aucun mouvement, de même qu’il n’en fonda aucun. Le transcendantalisme pour lui ne fut jamais un label, pas même un concept auquel croire, mais seulement (!) une école de vie et de pensée, une manière d’être au monde, relié avec la diversité, uni dans la diversité.

Thoreau est un homme seul. Il s’efforce de rompre tous les cercles afin de gagner le centre, centre à partir duquel il devient possible de parler d’une liberté véritable, intérieure tout d’abord et ensuite extérieure. La nature se donne comme la partenaire d’un tel cheminement, le soutien d’une voie, son paysage sensible, et ce en ouvrant la conscience à la présence du non-humain, révélant par là une pleine humanité réconciliée avec l’ensemble du réel. Thoreau n’est finalement pas homme de la dualité, et l’opposition nature/culture occidentale est à dépasser pour enfin évoluer dans un monde complet, unifié. Thoreau entend vivre dans l’étendue du monde, et le monde est en lui avec sa diversité. Il échange avec lui et sa critique sociale ne s’adresse qu’à une société particulière dont il aimerait qu’elle prenne conscience de la totalité qui l’abrite. Le penseur conteste, s’écarte et revient, prend la parole ; il travaille pour la réconciliation de l’homme avec l’univers.
Ce que le philosophe, en dehors de tout système, annonce aux temps présents, c’est qu’il n’est pas de séparation entre les règnes mais qu’il y a ce que j’appellerais une continuité différentielle. L’univers vibre en l’homme, rappelle Thoreau, et cet oubli de la modernité occidentale réduit l’homme à une réalité de circonstance, à un moment historico-culturel qui ne saurait être, en aucun cas, la pleine expression de son être total. Le réel est une complexité humaine et cosmologique dont l’humanité occidentale doit reprendre conscience. Pour cela : élargir sa conscience à ce qui n’est pas elle - ce qui n’a pas été désigné culturellement comme tel -, c’est-à-dire ce dont elle se mutile aveuglément et qui cependant la constitue dans son intégrité. L’homme est nature, cosmos, rappelle Thoreau à la culture. Convertir la terre à l’identique et briser sa sauvagerie pour l’asservir, c’est convertir l’homme à l’identique et l’obliger à n’être plus qu’un forçat, incapable de regagner une pleine conscience de l’être universel qui traverse tous les êtres quelle que soit leur nature.

Rodolphe Christin

NOTES

- 1. H. D. Thoreau : Walden ou la vie dans les bois, p. 22. Paris, Gallimard, 1990.
- 2. 2. H. D. Thoreau : Journal, p. 96. Paris, les Presses d’aujourd’hui, 1981.
- 3. 3. F. Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra, pp. 76-78. Paris, Gallimard, 1947.
- 4. 4. H. D. Thoreau : Walden, op. cit., p. 8.
- 5. 5. Ibid., p. 12.
- 6. 6. Ibid., p. 12.
- 7. 7. Ibid., p. 14.
- 8. 8. Ibid., p. 10.
- 9. 9. Ibid., p. 13.
- 10. 10. Ibid., p. 14.
- 11. 11. J. Kerouac : le Vagabond solitaire, p. 206. Paris, Gallimard, 1969.

- 12. Lie Tseu : Traité du vide parfait, p. 17. Paris, Albin Michel, 1997.
- 12. 13
- 13. M. Maffesoli : Du nomadisme. Livre de poche n° 4255.
- 14. . H.D. Thoreau : Walden, op. cit., p. 16.
- 15. . Ibid., p. 38.
- 16. . Ibid., p. 39.
- 17. . Ibid., p. 69.
- 18. . Ibid., p. 19.
- 19. . H. D. Thoreau : la Désobéissance civile, p. 21. Paris, Mille et une nuits, 1996.
- 20. . H. D. Thoreau, Walden, op. cit., p. 26.
- 21. . K. White, cf. présentation du Journal de Thoreau, p. 10. Paris, les Presses d’aujourd’hui, 1981.
- 22. . Je m’appuie ici sur les développements de K. White.
- 23. . K. White, ibid., p. 9.
- 24. . M. Gonnaud : " Emerson et Thoreau - Où est le maître ? Où est le disciple ? " in les Cahiers de l’Herne, n° 65, 1994.
- 25. . La Désobéissance civile, op. cit., p. 9.
- 26. . H. D. Thoreau, Journal, op. cit., p. 113.
- 27. . Ibid., p. 178.
- 28. . Ibid., p. 67.
- 29. . Ibid., p. 51.
- 30. . Ibid., p. 97.
- 31. . Ibid., p. 30.
- 32. . Ibid., p. 39.
- 33. . Ibid., p. 55.
- 34. . Nous faisons ici référence aux recherches de Gilbert Durand. Cf. les Structures anthropologiques de l’imaginaire. Paris, Bordas, 1969.
- 35. . H. D. Thoreau, Journal, op. cit., p. 173.
- 36. . Ibid., p. 112.
- 37.. Ibid., p. 111.
- 38. . Ibid., p. 143.




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