Elisée Reclus a relativement peu écrit sur la ville et sur le phénomène urbain en général. Mais, par rapport aux géographes de son époque, il fut beaucoup plus prolixe sur ce sujet et, surtout, plus pénétrant.
La géographie d’alors est marquée par la découverte du monde (les terrae incognitae, les nouveaux espaces, les explorations) et par sa description, souvent littéraire ou narrative. Ce monde est encore essentiellement rural ou sauvage. D’où l’intérêt porté soit aux campagnes, symboles d’un peuplement millénaire et d’une longue occupation du sol, soit aux espaces vierges, potentiellement peuplables.
Élisée Reclus n’échappe pas à cette tendance dominante. De surcroît, il a personnellement plus d’attirance pour les espaces ruraux, « rurbains », ou « sauvages » comme la montagne. Il a toujours habité dans des bourgs ou villages, quoique à proximité de grandes agglomérations (Bordeaux, Paris, Lausanne, Bruxelles).
Mais, pour autant, Élisée Reclus n’occulte pas le phénomène urbain dans sa géographie. Il développe à ce sujet des analyses remarquables, et clairement liées à son approche anarchiste.
L’approche d’Élisée Reclus et la géographie
de son époque
Sa contribution essentielle sur la ville se trouve dans l’Homme et la Terre (six volumes, 1905-1908). Ce n’est pas une surprise car il s’agit là de son œuvre principale et fondamentale, à plusieurs titres. Elle arrive en effet à la fin de sa vie et de sa réflexion tant géographique que politique. Elle synthétise le mûrissement d’une pensée. Marquant une inflexion, elle dépasse une vision souvent naturaliste et unitariste du monde, nettement perceptible dans ses ouvrages antérieurs, dont la Terre (1868), pour exprimer une vision beaucoup plus sociologique. C’est enfin le seul ouvrage de géographie où Reclus soit vraiment libéré des contraintes éditoriales, et notamment de la clause de Hachette, l’éditeur de la Nouvelle Géographie universelle – La Terre et les hommes (19 volumes, 1876-1894), qui lui demandait expressément de ne pas faire part de ses opinions politiques.
L’Homme et la Terre est contemporain d’autres ouvrages de géographie qui ont connu une grande notoriété à l’époque, et qui sont encore célèbres dans la discipline. Il paraît ainsi la même année que l’œuvre fameuse de Paul Vidal de La Blache, le Tableau géographique de la France (1905).
Nous abordons là un point essentiel. Élisée Reclus fut grosso modo le contemporain de deux autres géants de la géographie européenne de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, Friedrich Ratzel (1844-1904) et Paul Vidal de La Blache (1845-1918). Mais on sait que Reclus fut largement oublié par la corporation des géographes, avant sa redécouverte, tandis que Ratzel et Vidal furent glorifiés. Ce n’est pas une question de génération, d’époque et d’état d’avancement de la science qui est en cause (un Vidal qui serait plus moderne et plus récent que Reclus), mais autre chose.
Élisée Reclus, rappelons-le, est né en 1830 et mort en 1905. Il est l’aîné d’une quinzaine d’années de Ratzel et de Vidal, mais Ratzel meurt seulement un an avant lui, et Vidal treize ans après. Il est probable que ces treize ans d’écart aient joué un rôle dans la différence de notoriété entre Vidal et Reclus, mais ce n’est pas l’explication principale. Bien sûr, l’anarchisme de Reclus dérangeait, mais ce n’est pas non plus la seule raison. En fait, sa conception de la géographie dérangeait aussi : trop novatrice, trop sociologique, trop historique, trop dégagée malgré tout du naturalisme, trop engagée finalement. Et sans oublier ses options pédagogiques dans l’enseignement de la géographie.
À propos de cette conception de la géographie chez Reclus, il faut se rappeler la phrase de Jean Brunhes (1869-1930), disciple de Vidal, qui écrivait dans la Géographie humaine en 1910 : « Je préfère ne pas parler ici de l’œuvre posthume de Reclus [l’Homme et la Terre] qui contient d’intéressantes vues géographiques mais qui est surtout histoire et sociologie. » Cette phrase est à prendre au pied de la lettre, et dans toute son acception. Comme l’a remarqué Yves Lacoste, on retrouve le vieil argument du « ce n’est pas de la géographie » pour discréditer toute tentative de prendre en compte la dimension socio-politique et géopolitique de l’organisation de l’espace 1.
Élisée Reclus évoque en effet systématiquement les questions de pouvoir, notamment à travers la religion, et il n’est jamais béat ou naïf face aux appétits des dirigeants. Sur le plan épistémologique, il tente d’articuler les logiques politiques et économiques non seulement dans les rivalités entre pays mais aussi dans l’organisation des espaces. Son approche repose sur une dialectique du milieu-espace et du milieu-temps, dynamique, et sur le fonctionnement de trois lois : la lutte des classes, la recherche de l’équilibre et la décision souveraine de l’individu. Élisée Reclus peut être considéré comme l’un des créateurs de la « géographie sociale » 2. Il donne à cette expression déjà employée, mais confidentiellement, par les sociologues du courant de Le Play une tonalité plus forte, et une précision plus grande.
Ce n’est pas un hasard si Vidal de La Blache lui préfère finalement, et pratiquement à la même période, l’expression de « géographie humaine ». Le terme d’« humaine » est plus neutre, plus soft, plus politiquement correct comme on dirait aujourd’hui, d’autant qu’à la fin du xixe siècle, comme encore parfois de nos jours, le mot de « social » était quasi synonyme de « socialiste ». Cette question d’intitulé n’est pas anecdotique, elle est essentielle, encore de nos jours. Car derrière les intitulés s’abrite toujours une vision du monde et de l’humanité.
Les positions de Vidal sont à cet égard très claires. Dans son autre opus magnum, Principes de géographie humaine (1922, posthume, qui constitue en fait une reprise d’articles déjà publiés en 1917-1918 et d’idées exprimées auparavant), Vidal écrit dès l’introduction :
« La géographie humaine est une des branches qui ont récemment poussé sur le vieux tronc de la géographie. [Elle] ne s’oppose donc pas à une géographie d’où l’élément humain serait exclu ; il n’en a existé de telle que dans l’esprit de quelques spécialistes exclusifs. Mais elle apporte une conception nouvelle des rapports entre la terre et l’homme, conception suggérée par une connaissance des lois physiques qui régissent notre sphère et des relations entre les êtres vivants qui la peuplent. » (p. 4)
On pourrait superficiellement croire que cette approche de Vidal est similaire à celle de Reclus. Après tout, celui-ci s’intéressait aussi aux rapports entre l’homme et la terre. Mais Vidal met l’accent sur les « lois physiques » ; s’il ne tombe jamais dans les excès du déterminisme, son propos n’en est parfois pas très éloigné. Et, surtout, il ramène les hommes à l’échelle et à l’entité d’« êtres vivants », un peu comme des super-
animaux. Il considère les relations humaines comme étant essentiellement des relations entre êtres vivants. Pas de politique, peu de sociologie, pas d’analyse des rapports de force sociaux. C’est une approche typiquement biologique, biologisante, organiciste. On la retrouve constamment dans l’œuvre de Vidal, surtout dans ses chapitres sur les races, les ethnies, et les rapports entre groupements et milieux. Sur ce thème, il commence par exemple par évoquer l’adaptation des plantes au milieu pour analyser ensuite celle des hommes, où il reprend d’ailleurs le concept de Ratzel sur les Naturvölker.
Certes, une telle approche est fréquente à cette époque. Reclus lui-même l’utilise. Certes, pour Vidal comme pour Reclus, le progrès et la civilisation correspondent à l’effort de l’homme pour se dégager des contraintes du milieu naturel et physique. Là encore, on observe une convergence entre les deux auteurs. Si Reclus prend davantage en compte la protection de l’environnement, Vidal n’oublie pas non plus cette question. L’idée d’harmonie intime entre l’homme et la terre que Reclus tire de Alexander von Humbolt (1769-1859) ou de Karl Ritter (1779-1859), Vidal la reprend aussi, de façon plus systématique.
Vidal considère l’homme sous l’angle biologique, comme un animal évolué, et organique, à l’intérieur d’un tout. Ce tout, c’est « le principe de l’unité terrestre et la notion de milieu » (p. 5). Vidal souligne qu’on doit ce principe à Ratzel :
« De plus en plus, on s’est élevé à la notion de faits généraux liés à l’organisme terrestre. C’est avec raison que Fr. Ratzel insiste sur cette conception dont il fait la pierre d’angle de son Anthropogeographie [1891]. Les faits de géographie humaine se rattachent à un ensemble terrestre et ne sont explicables que par lui. Ils sont en rapport avec le milieu que crée, dans chaque partie de la terre, la combinaison des conditions physiques. »
Il faut être attentif. Ne soyons pas naïfs quant à la conception de l’unité terrestre. Cette conception est largement étayée par les découvertes scientifiques qui insistent sur les interactions des phénomènes physiques à toutes les échelles, celle du globe compris (tectonique des plaques, théorie des climats, etc.). Mais si l’analyse en reste à ce niveau, elle peut facilement et logiquement glisser vers des explications déterministes du monde, pire encore, elle justifie des politiques au nom de ce déterminisme.
C’est d’ailleurs ce qui s’est passé. N’oublions pas que Ratzel, avec sa conception organiciste de l’État lié au sol, de la lutte biologique pour le Lebensraum, etc., est l’un des inspirateurs de l’école allemande de Geopolitik qui fit cause commune avec le national-socialisme germanique (Kjellen, Haushofer). N’oublions pas non plus que le versaillais Vidal de La Blache, républicain laïc, membre actif de la Fédération régionaliste française qui comprenait des éléments très droitisants, pour ne pas dire plus, comme Maurice Barrès (1862-1923) ou Frédéric Mistral (1830-1914), fut un excellent soutien de la IIIe République et notamment de sa politique coloniale.
Reclus et Ratzel ont par exemple sur la question des frontières une position diamétralement opposée. Ratzel soutient l’idée de frontières naturelles, Reclus la conteste et la condamne. Pour Ratzel, « les barrières naturelles déterminent les frontières naturelles » (la Géographie politique, p. 151). Pour Reclus, « le cas des îles mis à part, toutes les bornes plantées entre les nations sont des œuvres de l’homme » (p. 34).
Et on retiendra que, dans les Principes de géographie humaine, Vidal ne fait jamais référence à Reclus, alors qu’il cite abondamment les Grecs, Ritter, Ratzel et Haeckel. À ce propos, Vidal n’hésite pas à déclarer que le « milieu » de Taine, l’« environnement » des anglo-saxons et l’« œcologie » de Haeckel sont des « termes qui au fond reviennent à la même idée », et qui expriment la même « préoccupation » : « l’intime solidarité qui unit les choses et les êtres ».
Reclus n’est pas exempt de tendances biologisantes, voire organicistes. Mais chez Reclus, l’organicisme est plus une figure de style, une utilisation de la métaphore, qu’une prise de position sur le fond. Sa géographie, de naturaliste puis d’humaine, devient clairement, à la fin de sa vie et à l’apogée de sa réflexion, « sociale ». Ni écologique ou écologiste avant la lettre, « sociale » : tout simplement et tout nettement. La dialectique reclusienne du milieu-espace et du milieu-temps se distingue de l’approche vidalienne « milieu et genre de vie ». Elle semble beaucoup plus pertinente, beaucoup plus riche.
Élisée Reclus
et le phénomène urbain
Quel est le rapport de toutes ces questions avec la ville ? Il est simple : la ville représente l’élément le plus artificiel, par définition, le plus construit, le moins « naturel » de l’humanité. L’approche naturalisante, biologisante et ruralisante de la géographie de l’époque répugne par conséquent à s’y intéresser de près. Du moins avant l’émergence de l’école dite de Chicago dans les années 1920 et 30 (Park, Burgess, etc.) qui sera une tentative de naturaliser le phénomène urbain ainsi que son analyse 3.
Bien sûr, personne à l’époque de Reclus ne nie le fait urbain. Vidal souligne l’artificialité du phénomène urbain. Il écrit même : « L’origine des villes, si loin qu’il faille remonter, est un fait essentiellement historique » (p. 290). Nous y voilà donc. Car précisément pour cette raison, artificialité et histoire, Vidal et à sa suite l’école dite vidalienne ne sont pas très à l’aise avec le phénomène urbain. Emmanuel de Martonne (1873-1955), gendre et disciple de Vidal, le reconnaît très clairement dans son « avertissement » aux Principes de géographie humaine de Vidal : « Nous n’avons pu dégager sur ce sujet [= les villes] que quelques pages, sorte d’introduction ou de sommaire » (p. VI). Résultat : sur les quelque 330 pages des Principes de géographie humaine, Vidal n’en consacre que 5 (plus une carte) à la ville !
Comme je l’ai dit, Élisée Reclus est plus prolixe sur le sujet, et plus intéressant. Surtout son chapitre II dans l’Homme et la Terre (qui en comprend 12 dans le quatrième et dernier livre intitulé Histoire contemporaine).
Ce qui n’a pas été vu à ma connaissance, c’est la forte similitude des plans adoptés par Reclus et par Vidal dans la première moitié de leurs ouvrages respectifs, à croire que le second a copié, décalqué, sur le premier :
Reclus :
Peuplement de la terre,
chap. I : Connaissance scientifique de la planète – Régions polaires – Recensement des hommes – Colonisation du Nord – Patriotisme et haines nationales – Frontières dites naturelles – Nationalités – Ganglions mondiaux – Races supprimées.
Répartition des hommes,
chap. II : Horreur et splendeur des villes – Immigration des campagnards – Répartition des villes – Réseau d’étapes – Croissance normale et anormale – Originalité des villes – Villes politiques, militaires, industrielles – Organisation urbaine – Hygiène et art – Villes-jardins.
Enchaînement sur Latins et Germains
(chap. III). Russes et Asiatiques (chap. IV). L’Angleterre et son cortège
(chap. V). Le Nouveau Monde et l’Océanie (chap. VI).
Vidal :
Première partie : La répartition des hommes sur le globe ; vue d’ensemble
(chap. I).
Formation de densité (chap. II) (Groupes et surfaces de groupements.
Mouvements de peuples et migrations). Les grandes agglomérations humaines : Afrique et Asie (chap. III).
L’agglomération européenne (chap. IV).
Régions méditerranéennes (chap. V).
Conclusions (chap. VI).
Le premier sous-titre du chapitre de Reclus consacré au sujet résume bien sa pensée : « Horreur et splendeur des villes ». Avec justesse, Reclus n’adopte pas une position tranchée vis-à-vis du phénomène urbain, et des profondes mutations sociales, spatiales ou écologiques qui l’accompagnent. Il rappelle d’ailleurs que de tout temps de bons esprits se sont lamentés sur l’existence des grandes villes, comme « Rousseau [qui], déplorant l’avilissement de tant de campagnards qui vont se perdre dans les grandes villes, appelle celles-ci gouffre de l’espèce humaine » (p. 67).
Reclus relève ainsi que la croissance urbaine résulte non seulement de facteurs négatifs, ceux qui déclenchent par exemple l’exode rural, mais aussi de facteurs positifs. Voyons-les tous les deux.
« C’est un plaisant langage que celui des propriétaires moralistes qui conseillent aux campagnards de rester attachés à la terre, alors que, par leurs agissements, ils déracinent le paysan et lui créent des conditions de vie l’obligeant à s’enfuir vers la cité » (p. 69).
Et de citer la suppression des terrains communaux, l’industrialisation des campagnes, les besoins de la ville en travailleurs. Et de déplorer le délabrement des campagnes que cela entraîne.
Mais il évoque aussi l’attrait des hommes pour la vie urbaine, synonyme ou symbole de modernité, de lumières, de foule mais aussi d’anonymat. C’est d’ailleurs une parfaite illustration des phénomènes migratoires qui vont opérer avec encore plus d’ampleur qu’à son époque, au cours du xxe siècle : s’il n’y avait que des facteurs négatifs qui chassent les hommes d’un endroit et les poussent vers un autre, ces phénomènes ne pourraient pas vraiment opérer. Il faut aussi des facteurs attractifs.
Reclus souligne donc que les villes ne sont pas que des « monstres, des vampires gigantesques, suçant la vie des hommes » et que « tout phénomène est complexe ». S’exerce aussi l’attrait de la culture (musées, bibliothèques, écoles), et Reclus, sous-entendant le poids du conservatisme des campagnes, de conclure : « Quand les villes s’accroissent, l’humanité progresse, quand elles diminuent, le corps social menacé régresse vers la barbarie » (p. 72). Nous sommes donc loin des Khmers rouges ou verts qui veulent vider les métropoles actuelles de leurs habitants.
Reclus va encore plus loin puisqu’il estime que, même dans le système bourgeois et capitaliste, les villes peuvent quand même être des facteurs de progrès, au niveau de l’hygiène principalement. Bourgeois et travailleurs devant vivre à plus ou moins grande proximité, les bourgeois doivent absolument prendre en compte une amélioration générale de l’hygiène (infrastructures, adductions, assainissement, etc.), sous peine de voir maladies et pollutions diverses contaminer également les couches bourgeoises. Reclus fait, de ce point de vue, une analyse lucide du mouvement hygiéniste urbain de son époque, de même qu’il anticipe sur les politiques écologiques et aménitaires prises par l’actuelle bourgeoisie dans les grandes villes. « L’histoire est là pour enseigner que les maladies des uns entraînent celles des autres et qu’il est dangereux pour les palais de laisser la peste dévaster les taudis » (p. 99).
Bien sûr, on pourrait croire que Reclus ne pouvait pas connaître la formidable croissance urbaine planétaire de ces cinquante dernières années, au moins, et que, par conséquent, il ne pouvait pas en prévoir les énormes effets négatifs. Mais ce n’est pas tout à fait le cas : « Actuellement, rien ne fait présumer que ces prodigieuses agglomérations d’édifices aient atteint leur plus grande étendue imaginable : bien au contraire » (p. 109). Et, après avoir comparé la situation de l’Australie et de l’Angleterre sur ce point, il ajoute en conclusion du chapitre :
« Une prochaine agglomération de dix, de vingt millions d’hommes, soit dans le bassin inférieur de la Tamise, soit à la bouche de l’Hudson, ou dans tout autre lieu d’appel, n’aurait rien qui pût surprendre et même il faut y préparer nos esprits comme à un phénomène normal de la vie des sociétés » (p. 110).
Rappelons que Londres compte actuellement 7 millions d’habitants et New York 7,3 (19,8 pour toute l’agglomération). On pense aux calculs anti-malthusiens de Reclus sur la bande équatoriale qui pourrait accueillir des millions d’hommes sur ses sols fertiles. Il précise même que ce nouveau phénomène, qui n’a donc rien de pathologique puisqu’il le qualifie de « normal », s’accompagnera d’un « incessant échange de population entre les cités que l’on observe déjà », anticipant sur ce que les géographes contemporains appellent les réseaux urbains, sinon métropolitains ou mégalopolitains.
Observant la logique de la répartition des villes, Reclus innove également dans l’analyse géographique :
« Si la Terre était complètement uniforme dans son relief, dans la qualité du sol et les conditions du climat, les villes occuperaient une position géométrique pour ainsi dire : l’attraction mutuelle, l’instinct de société, la facilité des échanges les auraient fait naître à des distances égales les unes des autres. Étant donné une région plane, sans obstacles naturels, sans fleuve, sans port, située d’une manière particulièrement favorable, non divisée en États politiques distincts, la plus grande cité se fût élevée directement au centre du pays ; les villes secondaires se seraient réparties à des intervalles égaux sur le pourtour, espacées rythmiquement, et chacune d’elles aurait eu son système planétaire de villes inférieures, ayant leur cortège de villages. La distance normale d’une journée de marche, tel devrait être sur une plaine uniforme l’intervalle entre les diverses agglomérations urbaines... » (p. 74).
Trente ans auparavant environ, Élisée Reclus anticipe encore en annonçant la théorie des places centrales de Walter Christaller. Bien connue des géographes, cette théorie qui fut notamment approfondie par les géographes américains comme Brian Berry analyse la géométrie des aires de chalandise, d’attraction urbaine, de polarisation, etc. On peut remplacer la « journée de marche » par le « parcours d’une automobile » et la logique reste la même. Reclus prévoit d’ailleurs cette évolution puisqu’il évoque ensuite le fait que « les machines ont, graduellement ou brusquement, modifié les mesures primitives ». Trente ans auparavant, et davantage même, Reclus anticipe de surcroît implicitement sur les critiques ou les modulations que l’on peut faire de cette théorie, puisqu’il pose clairement les conditions de sa validité et par conséquent les conditions a contrario de son invalidation : il faut une plaine uniforme, sans obstacles, ni fleuve, ni port, ni limites politiques... Autrement dit un espace difficile à trouver (Bavière, Centre, Middle-West, etc.).
Comme le fera Vidal, Reclus analyse la localisation des villes en fonction de leur site ou de leur situation mais, alors que Vidal s’en tiendra étroitement là, Reclus va donc beaucoup plus loin.
Reclus et l’urbanisme
Ce n’est donc ni l’existence des villes, ni leur énormité qui gêne Reclus. Conformément à ses options politiques, c’est l’organisation socio-spatiale inégalitaire des villes qu’il déplore et condamne. Il énonce à ce propos une phrase aussi percutante qu’admirable :
« Les édiles d’une cité fussent-ils sans exception des hommes d’un goût parfait, chaque restauration ou reconstruction d’édifice se fît-elle d’une manière irréprochable, toutes nos villes n’en offriraient pas moins le pénible et fatal contraste du luxe et de la misère, conséquence nécessaire de l’inégalité, de l’hostilité qui coupe en deux le corps social » (p. 102).
Autrement dit, l’antagonisme entre la bourgeoisie et l’État d’une part, et les exploités et dominés d’autre part. Tout embellissement de la ville ne profite donc réellement qu’à certains et pas à d’autres. Reclus souligne le fait que « les quartiers somptueux, insolents, ont pour contre-partie des maisons sordides, cachant derrière leurs murs extérieurs, bas et déjetés, des cours suintantes, des amas hideux de pierrailles, de misérables lattes » (p. 102). Il dénonce la « spéculation barbare », la « laideur », les pollutions (même s’il n’emploie pas ce mot).
Reclus souligne que l’embellissement des centres-villes a pour corollaire le rejet en périphérie des populations appauvries, phénomène bien connu qui existe toujours actuellement :
« Ce n’est qu’un demi-bien de transformer les quartiers insalubres, si les malheureux qui les habitaient naguère se trouvent expulsés de leurs anciens taudis pour aller en chercher d’autres dans la banlieue... » (ibid).
Quelle solution ? La réponse d’Élisée Reclus est implicite : la suppression de l’inégalité, de l’hostilité qui coupe en deux le corps social, suppression réalisable, nous dit Reclus dans ses textes plus expressément politiques par la Révolution sociale ayant pour finalité le communisme libertaire, proposition qu’il élabora avec les anarchistes Cafiero, Kropotkine et d’autres encore. Elle est même explicite dans l’Homme et la Terre : « À bien considérer les choses, toute question d’édilité se confond avec la question sociale elle-même » (p. 105).
Reclus prend également en compte l’existence de politiques que l’on pourrait qualifier, pour faire vite et précis, de réformistes. Il cite notamment à ce propos les cités-jardins.
« C’est à ce programme [conformer les villes aux besoins et aux plaisirs de tous, devenir des corps organiques parfaitement sains et beaux] que prétend répondre la ville-jardin. Et de fait, des industriels intelligents, des architectes novateurs ont réussi à créer en Angleterre, où le taudis urbain était le plus hideux, un certain nombre de centres en des conditions aussi parfaitement saines pour le pauvre que pour le riche » (p. 105).
Mais il n’en dit guère plus à ce sujet et on doit se contenter de son « prétendre » pour savoir ce qu’il en pense.
Il me semble que de façon assez générale Reclus est assez réfractaire à l’idée et au terme d’« utopie ». Il l’emploie peu. Il a critiqué sévèrement les tentatives de communautés anarchistes qui ont fleuri à la fin du xixe siècle. Il est sensible à cet égard aux accusations d’utopie qu’ont portées les adversaires de l’anarchisme, et il préfère parler d’idéal (s’attirant l’étiquette d’« idéaliste » de la part d’Engels) ou souligner la part déjà libertaire (anarchique) de la société existante sur laquelle doit se fonder le « progrès », autre terme qu’il chérit. À cet égard, Reclus s’écarte d’un certain nombre de penseurs socialistes, voire de ses propres épigones comme Patrick Geddes (1854-1932) ou Lewis Mumford (1895-1990).
Philippe Pelletier