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Jean-Manuel Traimond
L’anarchisme, un genre mineur.
Article mis en ligne le 22 février 1998
dernière modification le 22 février 2010

Question

À l’examen de la production littéraire de l’anarchisme, on s’aperçoit d’un fait curieux : elle n’est jamais aussi abondante que dans les genres dits mineurs.

Au siècle dernier, l’âge d’or du grand roman, elle fleurit dans la chanson, dans le pamphlet, dans la brochure. À notre époque, en France, elle est solidement implantée dans le journalisme satirique, elle inspire les comiques, puis a donné lieu au renouveau du roman noir, en y atteignant des tirages considérables. Ailleurs, chez les Anglo-Saxons, elle a bien infiltré la science-fiction, soit par certains auteurs tels qu’Ursula Le Guin, soit par certains thèmes ; presque toutes les sociétés télépathes (le monde des non-A) sont anarchisantes, et dès qu’un auteur postule qu’une société a atteint maîtrise technologique et sagesse sociale, il la dote de caractéristiques anarchistoïdes.

Elle échoue certes à coloniser certains genres. Pour quelques-uns, c’est prévisible ; ainsi du roman à l’eau de rose, acharné à promettre à ses lectrices qu’elles aussi rempliront les normes les plus réactionnaires assignées aux femmes.

On ne s’étonnera pas non plus que le roman d’espionnage, qui suppose que ses héros sont, par patriotisme ou par lucre, au service d’un État, ne connaisse aucun auteur anarchiste.

Le cas de la fable, de la légende et du conte est moins bien tranché ; ces trois genres ont certes pour origine commune le mythe, discours normatif par excellence. Mais deux Américains, le très âcre et très désabusé Ambrose Bierce, auteur au siècle dernier du Dictionnaire du Diable et des Fables fantastiques, ainsi que l’humoriste James Thurber, mort en 1961, ont démontré, en mettant à mal les Fables d’Esope et les Contes de Perrault, que cela rend ces genres d’autant plus vulnérables au détournement.

On s’explique moins que l’anarchisme ait échoué à coloniser d’autres genres où l’on aurait pu croire à son succès. En France encore, la presse de vulgarisation historique, est, à l’exception notable de Gavroche, aux mains de la droite, souvent de l’extrême droite, alors que des dizaines d’anarchistes pourraient y obtenir d’utiles succès. Le roman historique connaît bien quelques auteurs anarchistes, mais pour combien de monarchistes ou de socialistes ? Le théâtre, genre préoccupé du social par excellence, ne connaît guère de dramaturge anarchiste. Au siècle dernier ni Strindberg ni Oscar Wilde, pourtant sympathisants, ne donnent de thématique anarchiste à leurs pièces (une énigme analogue à celle que pose Tolstoï dont les romans ne révèlent guère les positions politiques). À notre époque, alors que tant de gens de théâtre, tant de troupes sont anarchisants,
la création écrite anarchisante se compte sur les doigts d’une main amputée. Mettons Dario Fo, Armand Gatti et le Living Theater. La pornographie, qui pourrait n’être ni commerciale ni machiste, ne reçoit presque personne : ni Sade, ni Pierre Louÿs, ni Aragon, ni même Bataille ne sont anarchisants.

Le fantastique est un peu mieux loti, nul ne pouvant contester les sympathies anarchisantes de Kafka ou de Marcel Béalu. Mais Borges est solidement à droite, mais Pierre Gripari, le merveilleux auteur des Contes de la rue Broca, est d’un antisémitisme quasi célinien... Et le roman d’aventures ? Pourquoi Robin des Bois n’est-il jamais anarchiste ? L’histoire même de l’anarchisme ne manque pas de sujets, et tous les autres thèmes peuvent aisément être traités d’un point de vue anarchiste. La vie de Marius Jacob ne donne lieu, pour toute création romanesque, qu’à Arsène Lupin (et encore n’en est-on pas si sûr) : soit un héros qui noie avec délectation son patronyme trop populaire dans des pseudonymes aristocratiques (Raoul d’Andrésy) et qui, livre après livre, s’enivre de son pouvoir clandestin de chef de bande aux affidés mystérieux mais fidèles jusqu’à la mort, de tireur de ficelles secret mais d’autant plus puissant, de comploteur parsemant la France de ses caches et de ses sbires.

Sans doute le roman d’aventures est-il trop dépendant de structures mythiques, donc, à nouveau, normatives.

Première réponse

Une explication ? En voici peut-être une première : les genres dits mineurs le sont parce qu’à l’inverse des genres dits majeurs, plus complexes, moins directs, ils satisfont un besoin frustré en lui donnant une importance supérieure à celle qu’il possède dans le réel et en sacrifiant, à la satisfaction symbolique de ce besoin, les complexités et les compromis du réel.

La pornographie accorde à l’excitation sexuelle une fréquence sans commune mesure avec celle qui advient réellement, à l’action sexuelle une violence, une force et une amplitude sans commune mesure avec celle que la nature nous concède, à la satisfaction sexuelle une intensité sans commune mesure avec ce que la satiété nous permet. Le roman d’espionnage nous accorde des capacités de dissimulation, de ténacité, d’auto-fabrication, de contrôle des pulsions narcissiques, de maîtrise de soi et de manipulation des autres sans commune mesure avec celles que nous pouvons d’ordinaire rassembler. Le roman à l’eau de rose nous accorde plus de charme, de sensibilité, de capacité à communiquer et surtout de chance que nous n’en aurons jamais. Le roman d’aventures nous accorde bien plus d’adresse, d’endurance, de courage physique et, là aussi, de chance qu’il n’est raisonnable d’espérer.
Il ne reste plus de place pour
le reste.

En revanche, dans ceux des genres dits mineurs où s’est glissé l’anarchisme, les besoins satisfaits ne sont pas incompatibles avec l’expression et la propagande idéologique.

La chanson populaire est une réappropriation du besoin de communication efficace. La maîtrise des codes simples de la chanson est une équivalence sociale de la maîtrise des codes complexes de la poésie savante et de la musique de cour. Elle donne, à qui n’a pas reçu une longue éducation aux codes savants, la sensation de pouvoir quand même maîtriser la complexité dans l’expression. Le resserrement thématique et expressif nécessaire à l’adaptation des paroles d’une chanson à sa mélodie génère les mêmes effets bénéfiques de précision et de renforcement de la pensée que ceux opérés par le resserrement thématique et expressif exigé des œuvres des genres dits majeurs. La structure de la chanson n’impose, en revanche, aucun contenu. Le roman pornographique doit d’abord traiter de fornication mais la chanson, elle, peut traiter de tout tant qu’elle dispose d’une mélodie et de paroles compréhensibles. On peut charger une chanson du poids d’une idéologie abstraite sans violer les lois du genre ; les religions et les armées le savent bien.

Il reste de la place.

La science-fiction devrait être une voie royale de l’anarchisme puisqu’elle est explicitement dédiée à la question : " Qu’arriverait-il à la société si ? " Alors, si... si nous pouvions voyager dans le temps, si nous étions immortels, si nous rencontrions les Zorxxiens d’Arcturus XXVI, si le Grand Plonk nous avait implanté des cataphrésogènes dans le cerveau, mais aussi... si le profit avait disparu, si les évadés d’une société totalitaire s’organisaient dans les marais délaissés, si nous rencontrions des extra-terrestres efficaces et pourtant sans hiérarchie, si, comme dans les Dépossédés d’Ursula le Guin, un mouvement d’anarchistes obtenait une planète entière ?

Parce que le besoin satisfait par la science-fiction est celui de la curiosité sociologique, du goût de l’expérimentation sociale, parce qu’il est un contenant plutôt qu’un contenu, il reste de la place. La preuve en est que, dans ce sous-genre de la science-fiction qu’est l’heroic fantasy, laquelle ne consiste qu’en romans de chevalerie mis ou non à la sauce galactique, le besoin, exactement contraire, de structures sociales fixes, d’obéissance à tous les mythes du héros et de la quête, de retours aux structures folkloriques les plus anciennes, ne laisse plus de place.

Le roman policier est, à l’origine, dédié à la question : " Et pourquoi donc lord Fitzcraven est-il mort ? " Mais si lord Fitzcraven peut être mort parce que lady Fitzcraven en avait assez qu’il collectionne les meubles Empire plutôt que les porcelaines Ming, il peut aussi être mort parce qu’il a été assassiné par ses concurrents dans l’ignoble trafic de drogue qui sert à financer son réseau néo-nazi qui domine l’attribution des marchés immobiliers de la ville qui refuse aux immigrés un foyer, qu’ils obtiendront à la fin grâce au chômeur alcoolique, divorcé et asthmatique dont le besoin de justice égale le besoin de Préfontaines. L’enquête étant un contenant, pas un contenu, il reste de la place.

Et la place a été prise.

Par le roman noir, bâtard irrespectueux du roman policier. Sans doute parce que le besoin de puissance intellectuelle, de capacité d’illumination, de compréhension du monde social existant est, sans que les premiers auteurs de romans policiers l’aient su, un trait constant des anarchistes, qui veulent comprendre. La synergie entre le goût de la compréhension et celui de l’indignation s’est révélée féconde.

Je ne discuterai ici ni la dévotion des auteurs de romans noirs anarchisants aux codes de " l’enquête sur l’assassinat de la ville " (je recommanderai en revanche la lecture d’un excellent livre théorique sur le roman noir, Polarville de Jean-Noël Blanc aux Presses universitaires de Lyon), ni leur penchant pour le terne, le pluvieux et le minable, ni leur postulat que la création linguistique se limite au calembour et la création narrative à l’auto-ironie, ni leur principe que l’engagement politique excuse l’enlisement littéraire. Il reste pourtant de la place pour d’autres langues, d’autres codes, d’autres techniques que le Chandler sauce Pantin ou le San-Antonio pro-situ.

En outre, la dénonciation de la violence qu’affirment effectuer les auteurs de romans noirs semble bien complaisante lorsqu’on retrouve à longueur de meurtre soit la sanglante vengeance du héros (recommander l’automatique comme remède à la matraque, c’est recommander la sodomie comme remède à la fellation), soit une description des sévices infligés par les méchants si longue, si détaillée, si précise, si savante (une nouvelle d’Oppel fait appel aux temps de séchage du béton coulé) qu’il est clair que ce
que le roman noir et le rapport de Kenneth Starr ont en commun,
c’est de travestir la fascination en réprobation.

On objectera, et d’autres membres du collectif de Réfractions se promettent de le faire, que le roman noir a l’avantage de diffuser, au sein d’un public infiniment plus vaste que celui de la propagande anarchiste traditionnelle, d’excellentes idées, en d’autres termes que le roman noir est le grand roman populaire de notre époque, avec l’avantage d’être de notre côté. Je doute quant à moi de l’utilité d’une dénonciation de l’affairisme par le biais d’une apologie de la brutalité. Espérons que ce débat se poursuivra dans les numéros suivants de Réfractions.

Deuxième réponse

Dans notre société le choix des pratiques artistiques individuelles, des goûts individuels et des consommations individuelles est en partie, en grande partie, socialement déterminé. La création, la pratique et le goût des genres dits mineurs sont une riposte des individus des classes dominées aux stratégies d’appropriation exclusive (c’est-à-dire à des fins d’exclusion) des genres dits majeurs par les classes dominantes. Les pages de la Distinction [1] au
sujet, par exemple, des oppositions musique classique / jazz, spectateur d’opéra / cinéphile, peinture / photographie, sont éclairantes. Le jazz est à l’origine une musique de petit-fils d’esclaves, le cinéma est à l’origine un gagne-pain d’amuseurs de foire, la photographie est à l’origine considérée par les peintres pompiers comme le recours des incapables. Mais, avec le temps, avec l’ascension sociale, ces genres gagnent peu à peu en respectabilité et deviennent un jour la possibilité, pour les classes sans capital, de se constituer un capital culturel à opposer au capital économique ou social des possédants.

Les genres dits mineurs acquièrent ainsi un aspect contestataire qui ne leur est pas inhérent, mais qui leur vient de qui les pratique et les goûte. Le même phénomène est à l’œuvre dans la dichotomie entre littérature " blanche [2], et science-fiction et policier. Par leurs origines populaires, ces deux derniers genres ne sont pas prestigieux aux yeux de qui appartient ou souhaite appartenir aux classes dominantes. La place, la place sociale, la place sociale pour qui n’a pas de sympathie pour les classes dominantes, est libre.

L’Académie française ne coopte un nouveau membre qu’une fois tous les cinq ou six ans. La collection le Poulpe recrute à tour de bras.

Dernière réponse

Il ne faut pas oublier le goût du réel public, malgré tout le désir d’utopie, ou à cause de lui, des anarchistes. Le roman noir se présente comme un roman du réel, comme un roman du vrai réel public. Comme la chanson réaliste. Comme la science-fiction, dans laquelle, s’il y a fiction, il y a aussi science (discours du réel), et qui se présente comme l’étude du réel public possible. Une grande part de la littérature " blanche ", en revanche, est l’étude du privé. Et non pas l’étude de l’influence du privé sur le public, comme dans le roman noir l’individu qui nettoie la ville, mais à l’inverse, de l’influence du public sur le privé ; la ville qui balaie l’individu.
La littérature blanche utilise un discours symbolique, dont l’articulation n’a pas à être argumentée. Le symbolique peut être influencé par tout, se nourrir de tout, faire flèche de tout bois, mais, pour être efficace, son élaboration finale ne doit être contaminée par rien d’autre que lui-même, par rien qui menacerait sa cohésion interne, essentielle à la " suspension de l’incrédulité " sans laquelle il n’y a pas de fiction.

La politique, elle, utilise un discours de controverse, d’argumentation. Son but n’est pas la suspension de l’incrédulité, mais la destruction permanente de la dénégation. Elle ne souhaite pas transporter, mais convaincre. Elle ne fait pas tant appel à une thématique symbolique déjà partagée qu’à une interprétation, à partager, du monde réel. Or le monde réel et le monde symbolique ne coïncident pas nécessairement. Le rappel des intérêts salariaux et l’évocation des rêves d’Emma Bovary sortant du bal de la Vaubyessard ne sauraient cohabiter sans dommages pour le bal. Le symbolique nécessite une fluidité que la politique repousse. La nuance a beau être indispensable à la politique gestionnaire, elle est anathème à la politique militante.

Mais sans elle, le symbolique, lui, meurt sur-le-champ.

Je ne vois guère, comme auteurs de romans engagés réussis tant au plan politique qu’au plan littéraire que Victor Hugo, George Orwell, Ursula Le Guin. Si les longues hésitations du Shevek des Dépossédés ne donnent pas au lecteur l’impression de lire un cours de théorie anarchiste (interprétation, à partager, du monde réel), ce qu’elles sont pourtant, c’est parce qu’Ursula Le Guin les a masquées, entre autres, en hésitations à quitter le monde qu’on connaît pour le monde qu’on ne connaît pas, en débat entre le confort matériel payé par l’inconfort psychologique et le confort psychologique payé par l’inconfort matériel (thématiques symboliques déjà partagées).

Ces auteurs ont su placer la politique à l’intérieur du symbolique, en ne faisant pas de leurs héros des militants prêchant au lecteur, mais des êtres humains dont le débat privé se trouve avoir lieu dans des circonstances publiques qui permettent à l’auteur de ne pas contaminer le premier avec l’argumentation sous-tendant les secondes. Le mot essentiel est ici " sous ". La littérature est une coquette qui ne veut pas s’engager : si on veut la marier avec une idéologie, il faut ménager sa susceptibilité et lui promettre qu’elle portera la culotte.

La politique se sert de larges doses de symbolique. Le symbolique ne survit à la politique qu’en la dominant.

Il est difficile d’être un bon écrivain engagé, il est difficile d’écrire de la littérature anarchiste parce qu’il faut savoir limiter son indignation, parce qu’il faut comprendre qu’en la matière le compromis n’est pas lâche, parce qu’il faut avoir acquis la sagesse et l’humanité d’un écrivain accompli sans en avoir attrapé le désenchantement.

Enfin, dans les genres dits majeurs, le chant, le phrasé, le modulé, la variation pour la variation, la forme pour la forme, sont essentiels. Les anarchistes tendent, eux, à crier.

Jean-Manuel Traimond


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