Anne Vernet
L’œuvre de Genet signe une renaissance. Au-delà de la barrière du brechtisme qui stérilisa le théâtre de Brecht, elle relance la création théâtrale critique à partir de ce que Brecht avait précisément écarté de son esthétique : le culturalisme et l’identification. Genet bouleverse les normes dramaturgiques et ouvre une perspective totalement neuve. Sa perception du théâtre ne se fait pas via la pratique artistique, la théorie ou la littérature, mais à travers le vécu des institutions sociales : « Toutes les formes du gouvernement moderne sont sourdement théâtrales », dit-il, mais « il y a un endroit au monde où la théâtralité ne cache aucun pouvoir, c’est le théâtre ». [1] En cela, Genet, comme Foucault, a compris l’essentiel du dispositif français depuis le xviie siècle. Il dévoile, par le biais du « lieu sans pouvoir » de la scène, la structure des pouvoirs civils, qui est celle d’une perversion de la théâtralité. Par là, il fait renouer le théâtre avec un ébranlement actif des représentations sociales et brise avec la critique pseudo-iconoclaste de l’absurde (surtout Ionesco) qui ne portait que sur des poncifs sociaux en place depuis le xixe siècle.
L’œuvre de Genet appelle la mise en scène contemporaine et l’inaugure avec un texte tout à fait novateur.
« Si le public adhère physiquement à la pièce, il faut [...] que la crédibilité soit interrompue afin qu’on lui rappelle sans cesse qu’il s’agit de treize comédiens qui s’amusent entre eux. Tout cela commande une mise en scène visible. » [2]
Son théâtre est conçu pour des présentations simultanément
différentes, singulières, contradictoires : à la manière de certaines représentations funéraires de la haute antiquité africaine qui déclinent simultanément tous les profils de ce que furent les divers « paraître » du défunt à la porte de sa tombe. Son œuvre ouvre l’ère de la liberté au théâtre - après que Beckett eut fermé celle de la vieille convention en montrant que seule la dictature du « représenté » la fonde. La rigueur esthétique du metteur en scène Roger Blin, sans qui Genet n’eût certainement pas rencontré le public dans des conditions aussi favorables, ouvre alors dès 1953 toute la problématique de la mise en scène contemporaine et signale avec la plus grande justesse cette « part du texte » qui soit règle l’une, soit offre l’autre de ces deux modalités de la mise en scène qui s’opposent : ou bien le service du texte, ou bien une mise en jeu créatrice et consubstantielle à l’œuvre théâtrale.
La distribution des personnages, chez Genet, reprend la catégorie de groupes-personnages brechtiens (filles du bordel, clients, armée, révolutionnaires, figures judiciaires, morts, etc.). Mais transposer la mise en jeu théâtrale elle-même, par définition égalitaire, en représentation de ce « principe social d’égalité » qui motive la fausse théâtralisation du pouvoir que Genet dénonce, c’est un tour de force. Cela impose une conduite de la langue d’une absolue rigueur, dirige totalement la mise en jeu du langage et en bannit tout substrat psychologique puisque le mimétisme est interdit par la facture : à celui-ci est substituée la dimension collective de la mise en jeu des acteurs à travers une sorte de double jeu de l’égalité. Pas de « second rôle », mais pas d’individualisme non plus.
Il n’est pas question ici de « théâtre dans le théâtre » au sens d’une mise en abîme de la théâtralité sur le mode pirandellien. Genet en réalise plutôt le renversement, et cela, c’est un tout autre tour de force que l’emboîtement des Vache-qui-rit.
Ce renversement consiste à faire exploser sur la scène la fausse théâtralisation du monde - plus exactement du pouvoir. C’est infiniment plus subtil - et réellement vertigineux - mais aussi autrement plus difficile : cela exige une délicatesse extrême dans le retournement des processus esthétiques du théâtre - tant sur le plan de la composition que sur celui de la mise en scène.
Car Genet ne se trompe pas en dénonçant la « théâtralité » du pouvoir comme fausse : dans la mesure où la hiérarchie, du point de vue du pouvoir, constitue son réel, il ne saurait y avoir de « théâtralité » vraie du pouvoir, puisque c’est l’égalité que celui-ci renvoie à la fiction. Toute théâtralisation du pouvoir - représentation qu’il veut donner de lui
et par laquelle il veut convaincre - est
une perversion, mensonge qui vise à le prétendre comme garant de l’égalité,
de l’isonomie. Elle n’est que sourdement théâtrale.
Là apparaît l’erreur postmoderne qui identifie les représentations contemporaines médiatiques et politiques à la théâtralité, erreur que ne commet pas Genet : il n’y a aucun caractère authentiquement théâtral aux représentations que le pouvoir se donne : la hiérarchie reste toujours le motif réel de toute représentativité politique.
Genet concentre là-dessus sa critique. Le renversement des valeurs va inverser la dynamique de l’esthétique théâtrale afin de faire apparaître la procédure en jeu derrière la théâtralisation du pouvoir : le rôle mimétique des fonctions sociopolitiques. La principale inversion qu’il impose au jeu théâtral consiste à limiter, comme Beckett, l’isonomie du jeu des acteurs - liberté d’interprétation, psychologisation du personnage et toute « personnification » réductrice à la figuration quotidienne dont le théâtre occidental « bourgeois » a fait sa norme.
Chez Genet, c’est au niveau des fonctions qu’ils représentent que la mise en scène des personnages doit faire apparaître l’égalité qui règle leurs relations. Et parce que contraire au vécu du réel social, ce renversement dévoile la contrainte hiérarchique à l’œuvre derrière leur distribution faussement démocratique.
La plupart des déclarations de Genet sur son œuvre sont, à la manière de Brecht, toujours à double sens. Lorsqu’il déclare que « la théâtralité, au théâtre, ne masque aucun pouvoir », cela signifie qu’il se sert de l’esthétique théâtrale pour démasquer la nature du pouvoir que celui-ci dissimule sous les représentations, abusivement théâtrales, qu’il donne de lui. De même, quand il dit des Paravents :
« Ma pièce se passe dans un domaine où la morale est remplacée par l’esthétique de la scène » [3]
cela n’est pas une revendication « d’artiste ». Genet a perçu la nature profondément sociale et critique de l’esthétique théâtrale, et c’est en tant qu’instrument propre à démasquer les institutions qu’il réfère à l’esthétique scénique comme morale (la morale sociale étant pour lui un masque de l’ordre). Le masque, c’est la fonction sociale symbolique. On est
ici, en quelque sorte, au cœur du processus instituant les représentations collectives dans l’imaginaire humain. La
clé en est le pouvoir mimétique. Chez Genet, fonction et mimétisme sont posés comme œuvrant à la hiérarchisation du monde : on ne désire évidemment pas imiter son égal. La modélisation du désir par l’imitation, l’identification à la fonction comme processus d’assouvissement impliquent la référence à un « plus que soi », donc renvoient le sujet à son auto-négation.
La distribution des personnages peut être aussi bien duo (les Bonnes) que pléthore (les Paravents), puisqu’elle repose sur la fonction. Elle est fonctionnalité :
« Viennent sur la scène du Balcon les fonctions humaines en tant qu’elles se rapportent au symbolique - le pouvoir de celui qui lie et délie dans l’ordre du péché et de la faute à savoir [...] tous les épiscopats - le pouvoir de celui qui condamne et châtie, à savoir le juge - le pouvoir de celui qui assume le commandement [...], pouvoir du chef de guerre, plus communément le général. Tous ces personnages représentent des fonctions par rapport auxquelles le sujet se trouve comme aliéné par rapport à cette parole dont il se trouve le support, en une fonction qui dépasse de beaucoup sa particularité. » [4]
La signification imaginaire sociale ici saisie est cette fonctionnalité qui force l’identification aux rôles fondamentaux du pouvoir, constellation selon laquelle va, en miroir ou en réaction, se distribuer, s’inventer ou se perdre la parole de ceux qu’ils aliènent.
« Ces personnages vont être tout à coup soumis à la loi de la comédie. C’est-à-dire que nous nous mettons à nous représenter ce que c’est que de jouir de ces fonctions [...]. Nous voyons l’évêque, le juge et le général promus à partir de cette question : qu’est-ce que cela peut bien être que de jouir de son état d’évêque, de juge ou de général ? [...] Genet nous incarne sur le plan de la perversion ce que, dans un langage dru, nous pouvons, aux jours de grand désordre, appeler le bordel dans lequel nous vivons. » [5]
La scénographie et ses topoï (« lieux » de l’action) ressortent de la dénomination : c’est le bordel, donc c’est un bordel. Le bordel du Balcon n’est pas une métaphore du monde si le monde est un véritable bordel :
« L’évêque lui-même, le juge et le général [...], en posture de spécialistes, comme on s’exprime en termes de perversion, mettent en cause le rapport du sujet avec la fonction de la parole. [...] Ce rapport, si c’est un rapport adultéré, un rapport où chacun a échoué et où personne ne se retrouve [...] continue de se soutenir, si dégradé soit-il [...], comme quelque chose qui est lié [...] à ce qu’on appelle l’ordre. Or, cet ordre, à quoi se réduit-il, si une société est parvenue à son plus extrême désordre ? Il se réduit à ce qui s’appelle la police. » [6]
La fonction subalterne du préfet de police va se révéler dominante et fondant celles de l’évêque, du juge et du général. Autrement dit, le substrat de l’ordre symbolique que le politique moderne institue peut se dire comme fasciste. Au bordel chaque client vient demander les ornements, attributs de fonction, qui de l’évêque, qui du juge, qui du général pour organiser la mise en scène nécessaire à sa jouissance. Mais aucun ne réclame ceux du préfet de police.
L’hypothèse de Genet, selon Lacan qui la trouve « très jolie », est que le préfet de police n’est donc pas « un personnage dans la peau duquel on peut jouir » :
« Le préfet de police [...] vient et interroge anxieusement : “Y en a-t-il un qui a demandé à être préfet de police ?” Et cela n’arrive jamais. » [7]
La demande arrive : dehors, c’est la révolution - à laquelle est identifiée l’une des filles. Le « sauveur » de celle-ci (idem de la révolution) demandera les attributs du préfet de police : il les obtiendra au prix de sa castration par la fille.
« Sur ce, le préfet de police, qui était tout près d’arriver au sommet de son contentement, a tout de même le geste de contrôler qu’il le lui reste encore. Il le lui reste, en effet, et son passage à l’état de symbole sous la forme de l’uniforme phallique proposé est désormais devenu inutile. » [8].
La fausse théâtralité du pouvoir consiste à forcer l’identification au symbole : mais qu’est-ce qui est castrateur ? La nature de l’ordre ? L’accès au symbolique ? Ou bien le mimétisme lui-même qui, en tant que tel, fait la nature castratrice de l’ordre ? Elle est là, la question que Genet pose. Or, à cette question, il n’a pas été encore apporté de réponse : elle est au cœur de toute la symbolique de l’imaginaire collectif, de la fonctionnalité des représentations sociales. Que Lacan conclue, même avec toute l’ambiguïté possible, que
« celui-là ne s’y intègre, une fois l’épreuve passée, qu’à la condition de se castrer - c’est-à-dire de faire que le phallus soit de nouveau promu à l’état de signifiant »
n’étonne pas de la part de l’analyste. Mais le Balcon n’est pas conçu comme illustration du propos psychanalytique
et donc caution à l’ordre même dont
il procède. Genet, à mon sens, va bien plus loin.
Le théâtre de Genet est œuvre de
combat contre les procédures mimétiques, qu’il pose comme
castratrices
en leur terme, c’est-à-dire affranchissant le sujet imitant du modèle, mais en renvoyant celui-ci au tabou puisque le modèle reste fantasmé comme échappant à la castration. Évidemment, l’on dira que l’homosexualité cristallise la problématique mimétique de l’identification aux rôles (sexuels, sociaux) impartis. Certes. Mais cela ne fait pas de l’œuvre de Genet un « théâtre gay » (ainsi qu’il est catalogué outre-Atlantique) : la problématique posée est celle de tout rôle, de toute fonction, de l’identification et de la contrainte mimétique bien au-delà de la seule problématique sexiste (homosexuelle et féministe, ainsi que le poseront Kate Millet et notamment Hélène Cixous qui voit dans l’œuvre de Genet « l’expression d’une conscience féministe véritable » [9]
!).
Car opère un subtil renversement : le pouvoir de la représentation faussement théâtrale est révélé, par la scène, comme contrainte mimétique.
Et je pense qu’il est bon d’envisager la proposition de Genet : c’est la mimesis * qui est castratrice. Quel est le prix à payer d’une jouissance « non identifiée » ? Car une telle jouissance existe. Qu’elle soit hors de prix, c’est plus que certain (il est possible que l’expérimentation du suicide - sa tentative - et le recours que faisait Genet au Nembutal lui ait permis d’approcher cette perception, qu’on peut rapprocher de ce « non-lieu de la Voix » qui fonde le langage selon Agamben Giorgio [10] : expérience de l’Innommable liée à l’espace « ab/solu » du non-langage). Rappelons ici que Genet fait de sa langue « maternelle » (le français), une langue étrangère : mieux, une langue apatride, dans et par laquelle il s’inscrit délibérément comme étranger à lui-même.
Tout pouvoir procède par cette mimesis nourrie de la fascination du symbole, qui se dévoile, lorsqu’il est atteint ou réalisé, sous la forme de l’acte irréversible fondant l’ordre le plus archaïque qui
soit : la castration. Le pouvoir absolu ne s’ancre que dans la soumission absolue. Cet acte, qui rend le sujet définitivement amputé à lui-même par la perte de sa puissance créatrice est anti-mimétique puisque réflexif : la castration abolit la mimesis. Renversement : on ne se libérerait de la contrainte mimétique qu’en cessant de jouir. La castration ouvre-t-elle le passage au symbolique ou bien
le piège de la captation symbolique
ne conduit-il qu’à la castration, ici à
l’impossibilité de jouir, par définition, de la fonction de l’ordre ? Personne n’entre dans la peau du préfet de police pour faire l’amour, comme le remarque Lacan : la jouissance captée par l’intermédiaire des masques mimétiques (au cœur desquels se cache leur motif : la peau « frigide » du préfet de police) n’est donc en réalité elle-même que mime de la jouissance, ce que dévoile l’accès à la fonction primaire de l’ordre (le préfet) : l’absurdité bordélique de désirer les attributs de l’ordre et de les obtenir au prix fort n’engage que la perte d’un masque, illusion d’un plaisir qui n’a jamais existé, n’existe pas et n’existera jamais, « franche farce de haut goût », conclut Lacan.
« Genet n’écrit pas pour apporter
sa contribution à la littérature. Il écrit contre elle. Et la scène est, par excellence, le lieu où réaliser pareille opération qu’il faut bien qualifier, de déconstruction.
[...] Genet déplace le théâtre. Il le met en porte-à-faux. [...]
Il refuse [au spectateur] toute tranquillité, il lui interdit la catharsis. » [11]
Mais cela va bien plus loin que la simple remise en cause formelle du théâtre. Car recourir à la scène pour explorer, renverser les fonctions sociales renverse aussi la fonction théâtrale dans la mesure où cela rompt précisément le point d’articulation, dans l’imaginaire social, où théâtre et représentations instituées se croisent. Le questionnement du Balcon est alors réellement vertigineux. On peut vraiment parler de mise en abîme : le plan symbolique est au-delà de toute représentation. Y compris au théâtre. Car la mimesis théâtrale, elle, récuse par définition tout pouvoir sur le réel : les actions sont, sur la scène, figurations éphémères, inconséquentes, images fictives de la médiation qui en soi n’est jamais visible ni identifiable. Le théâtre est donc bien le seul lieu où la mimesis échappe à la contrainte utilitaire, qu’il s’agisse du pouvoir ou du symbole, et de fait à la castration.
Le théâtre inauguré par Genet est l’antithèse de la dramaturgie triviale
qui consiste à exhiber comme loi, vérité, réel et plaisir la contrainte mimétique
du monde. Pour autant, Genet ne verse pas dans la défense du happening. L’élaboration d’un nouvel ordre, indirect, du langage dramatique, poétique imprescriptible et qui ne prescrit rien, l’en empêche. Car il ne confond pas langue et symbole. Capable de « citer par cœur des passages entiers de Bakounine » [12], Genet reste fidèle à la vision du « grand exilé » qui déclarait au tsar :
« Notre mission est de détruire et non pas de construire ; ce sont d’autres hommes qui construiront. » [13]
pour motiver son refus d’esquisser la vision d’une société future. Le refus de Bakounine de systématiser l’art était motivé par la même raison. Contrairement à de nombreux théoriciens d’une esthétique anarchiste, Bakounine ne croit pas dans le pouvoir révolutionnaire de l’art « engagé ». Genet, pas davantage : « Il ne crut jamais que l’art avait une efficacité politique directe et dut renoncer à écrire [...] pour s’engager pleinement dans la politique. ». [14]
Mais si Bakounine « dit non à un art militant, il dit oui à un art qui témoigne de la part inaliénable de l’homme, et dont les œuvres gardent une actualité sans faille : » [15]
« La science ne peut sortir de la sphère des abstractions. Elle est très inférieure à l’art qui, lui aussi, n’a affaire qu’à des types généraux et des situations générales, mais qui les incarne, par un artifice qui lui est propre. [...] L’art individualise en quelque sorte les types et situations qu’il conçoit. [Il] est donc le retour de l’abstraction à la vie. La science est au contraire l’immolation perpétuelle de la vie, fugitive, passagère, mais réelle, sur l’autel des abstractions éternelles. » [16] et l’État, cité par A. Rezsler, op. cit., p. 37.
Genet se place exactement dans cette filiation ou plutôt dans cette « obsession », au sens musical du terme, tant il est peu élégant de parler de « filiation » à propos de l’anarchisme qui s’inscrit dans l’histoire plutôt comme une obsession incessamment reprise, tel le motif musical dans une œuvre, que comme un « héritage ». Genet poursuit dans son œuvre le développement d’une réflexion philosophique, et sociologique/critique qu’il tient à faire singulièrement aboutir. Et non à dissoudre dans ce qui serait « jouissance collective » de la création instantanée du happening où l’individualité se retrouve réifiée comme le plus petit dénominateur commun d’un désir collectif de toute manière amorphe.
Et c’est là, en cela précisément, que son œuvre est tout à fait remarquable : aucune valorisation égomaniaque du « personnage », aucune possibilité de s’identifier, pour le spectateur, à aucun des personnages de Genet. En quelque sorte, il réalise, dans l’œuvre artistique individuelle, l’objectif du happening. Mais aucune dissolution de l’individualité dans un collectif informe et terrifiant : la « fibre sauvage » de la résistance psychique à toute modélisation [17], en Leïla et en Saïd, est bien présente, et irréductible. On ne réfléchit pas assez à ce que cela implique : d’une part, que Genet lui-même ne se compromet jamais avec l’un de ses personnages (« projection » psychologique) ; d’autre part, il maintient dans l’objectivité de la monstration l’analyse du processus mimétique.
Il est tout de même ahurissant de parvenir à une telle « acrobatie ». Sont très éclairants là-dessus ses propos au sujet des Nègres et des Bonnes :
« Je crois que l’action directe, la lutte contre le colonialisme feront plus pour les Noirs que n’importe quelle pièce
de théâtre. Dans ces pièces, j’ai voulu donner voix à une chose profondément enfouie, une chose que les Noirs et les autres êtres aliénés sont incapables
d’exprimer. [Il se peut que] j’aie écrit ces pièces contre moi-même, que je sois, moi, les Blancs, le Patron, le Clergé... » [18]
La problématique de l’identification, chez Genet, se présente donc aussi comme oxymorique. Genet fait partie de ces êtres (que d’autres diront pervers) qui ne peuvent s’identifier (à ce qu’on attendrait comme norme), ou ne s’identifient qu’au moyen de la négation du modèle, c’est-à-dire se constituent dans le paradoxe et le conflit. Or de telles procédures ne sont pathologies qu’en regard de la norme. Et, s’il est une chose sûre, c’est que de telles conformations produisent des rebelles à l’ordre - précisément ceux d’entre les révolutionnaires qui ne visent pas l’instauration d’un ordre « nouveau ».
Genet développe donc l’attraction de l’ordre comme captation mimétique. C’est là-dessus qu’il insiste : toute mimesis piège, en son terme, la jouissance.
La révolution ne peut donc viser l’instauration d’un ordre soi-disant autre :
et il ne peut y avoir d’ordre « autre »... que celui du préfet de police c’est-à-
dire contre-révolution. Dans les Bonnes, Genet traite du mimétisme cette fois-
ci dans la situation égalitaire, non des bonnes elles-mêmes, mais du jeu théâtral qu’elles instaurent. Le personnage mimé/désiré (ici Madame) est un
« plus-que-soi », supérieur hiérarchique fantasmé : symbole - phallus. Voilà
pourquoi les actrices doivent renoncer
au jeu psychologique (et à l’isonomie) pour donner à voir le processus mimétique dans lequel sont pris les personnages. La mise en piège du jeu rigoureusement égalitaire - cœur de
l’esthétique théâtrale - dans les Bonnes montre comment le jeu pseudo-égalitaire (théâtralement « démocratique »), quand il use de l’identification, conduit non seulement à l’inégalité, mais à l’oppression et à la terreur. Les Bonnes renvoient à la tricherie médiatique des démocraties occidentales, à leur tentation permanente : la théâtralisation fascisante.
On peut poser la question de la différence des sexes à
propos du Balcon et des Bonnes : si le processus mimétique aboutit à la castration (et donc à l’instauration de l’ordre) dans le monde masculin du bordel, il aboutit au crime dans l’univers apparemment féminin des Bonnes. Mais cet univers est réglé par le masculin absent : Monsieur, mari de Madame, est le pivot, la source de la situation et l’agent du « coup de théâtre » mortifère - en courant le rejoindre, Madame échappe au crime et y condamne à son insu les bonnes : l’ordre confère le pouvoir à l’homme castré en réifiant la femme.
Genet éclaire une problématique d’une gravité cruciale : la moindre pratique, en société, du « jeu » égalitaire comme tel, dans la mesure où y subsiste un référent hiérarchique et où il se fonde sur la convoitise mimétique, est porteuse de violence et conduit au meurtre. En d’autres termes, le jeu social n’est pas et ne peut être théâtral : dans le monde réel, l’égalité ne peut, sans se détruire et détruire, tomber dans le piège mimétique et jouer avec les figures hiérarchiques.
Sous cet angle, les Bonnes sont l’autopsie des contre-révolutions générées par les révolutions elles-mêmes, celle des masques révolutionnaires et de leur recours, toujours fatal, à la solution hiérarchique pour instaurer l’égalité.
Genet retourne le théâtre sur lui-même : il en dévoile le processus et la fonction au moyen de l’exhibition de sa perversion sociale et politique. Anti-pouvoir (et non contre-pouvoir), le théâtre détruit les normes identifiantes par le jeu de sa mimesis propre. Une véritable théâtralisation du langage, propre à révéler
la puissance « poiétique » de celui-ci, interdit la convention dramatique du jeu « psychologique ». Comme chez Beckett, l’acteur de Genet est d’abord contraint à la défaite - défaite de ses acquis techniques : jeu stanislavskien, etc. -, et amené à un autre registre. Mais cela fonctionne à l’exact inverse de la procédure beckettienne : chez Beckett, le représenté (scénique) imposé bloque le savoir-faire ordinaire de l’acteur. Chez Genet, c’est la théâtralisation même de la langue, qui s’exhibe elle-même comme spectacle (ce qui est à l’opposé de « la parole directe » du happening), qui interdit ce recours : la langue se désigne comme terme tiers, et non pas « communication » ou médiation directe. La langue, dans la dimension politique de la nationalité qu’elle induit, est pour Genet l’une des figures perverties de la fausse théâtralisation du pouvoir. Il faut donc aussi démolir cet aspect de l’ordre linguistique, ce que Genet fait en poète amoureux de la langue...
« Le langage, qui prescrit à une œuvre son espace, sa structure formelle et son existence même comme œuvre
de langage, peut conférer au langage second qui réside à l’intérieur de l’œuvre une analogie de structure avec le délire. [Mais] il faut distinguer le langage - de l’œuvre : c’est, au-delà d’elle-même, ce vers quoi elle se dirige, ce qu’elle dit. Mais c’est aussi, en-deça d’elle-même, ce à partir de quoi elle parle. À ce langage-ci on ne peut appliquer les catégories du normal et du psychologique, de la folie et du délire : car il est franchissement premier, pure transgression. » [19]
Les Paravents sont à cet égard exemplaires.
Blin dut renoncer en 1959 à monter la pièce sous la pression du ministère de l’Intérieur. Sept ans plus tard, Barrault accepta de la produire à l’Odéon. Blin en dirigeait la mise en scène. Juste revanche pour ce signataire du Manifeste des 121 et qui de ce fait avait été interdit d’antenne, de cachet à la radio, à la télévision et de jouer dans un théâtre d’État pendant un an, comme d’autres signataires : Cuny, Martin, Terzieff et Signoret. [20] Le titre définitif de la pièce (qui s’appela successivement Ça bouge encore puis les Mères) désigne le dispositif scénique - qui est, évidemment, plus que cela. Les Paravents vont au-delà du parti pris politique. Genet ne manque pas de refuser, avec Fanon, le système révolutionnaire qui s’oppose en miroir de l’ordre rejeté à celui-ci :
« L’humanité attend autre chose de nous que cette imitation caricaturale [...]. Il ne faut pas leur envoyer une image, même idéale, de leur société et de leur pensée pour laquelle ils éprouvent épisodiquement une immense nausée. » [21]
Le combat contre la mimesis sociale continue :
« Tout se passe comme si les révolutionnaires se disaient : “Nous allons prouver au régime que nous venons de renverser que nous sommes capables
de faire aussi bien que lui.” Et alors, ils
imitent les académismes. » [22]
Il ne peut s’accomplir de véritable révolution sous la contrainte mimétique. S’il est un message de Genet, c’est celui-ci : la révolution ne pourra avoir lieu qu’après que les hommes seront libérés de l’empreinte mimétique et auront aboli l’idée de modélisation. Leïla, l’absolue laide au point d’être sans visage, et Saïd, l’absolu pauvre au point de ne pouvoir acheter pour femme que cet anti-modèle, cet anti-mime absolu de la beauté qu’est Leïla, sont le couple hors identification - pour eux, dans le monde mimétique, aucune issue, ni du côté de l’ordre, ni du côté de la révolution. Il n’y ont pas d’identité. Mais du coup ce sont eux qui sont libres. L’actualité de Genet est redoutable à l’heure des communautarismes identitaires et de la dictature mimétique. Le propos va au-delà de toute problématique culturelle. Les Paravents fracassent la culture : les personnages fracassent ces paravents de signes, d’images, de mots, paravents culturels masquant le vide identitaire de l’humanité, son absence d’image. Les paravents sont des miroirs qui ont cessé de réfléchir. Le langage travaille comme les
paravents, disposé/ôté, exhibé/troué, signifiant/effaçant : jeu et combat, corps à corps entre mimesis subtile et mimesis de l’ordre - c’est l’œuvre qui paraît circuler à travers le langage.
« Je vais en faire d’autres, de pièces. Une sur les Nègres et vous verrez comme ils parleront : les gens en seront sidérés. » [23]
Genet annonçait la création des Nègres.
« C’est par l’élongation que nous déformerons assez le langage pour nous en envelopper et nous y cacher. » [24] Genet, « Nègre blanc », s’y livrera :
« Sa haine de l’homme blanc, le Noir ne peut la dire qu’au moyen de cette langue qui appartient également au
Noir et au Blanc mais sur laquelle le Blanc étend sa juridiction de grammairien. [Le Noir] n’a qu’une ressource : accepter cette langue, mais la corrompre si habilement que les Blancs s’y laisseront prendre [...]. C’est un travail. Un travail qui semble être contredit par celui du révolutionnaire. » [25]
Dans les Paravents, l’élongation du langage par les opprimés « debout » (à l’écart de la troupe révolutionnaire) écarte ceux-ci de leur identité d’opprimés.
« Genet connaissait la langue arabe et ses vocables, ses tournures, au point de [les] restituer en français. »
[26]
Pas d’organicité dramaturgique de la langue fonctionnant par causalité logique et sémantique. La langue procède par chocs et brusques retraits, sauts et pas de côté, explosions et mélopées. Et beaucoup, beaucoup de rires.
« Blin orchestra les rires : le rire cassé de Paule Annen, le rire célèbre de Casarès, cet espèce de gloussement-chevrotement dans la scène de basse-cour où elle imite les cris d’oiseaux, de dindons, de canards. Et puis le rire des Morts. » [27]
Genet fait du rire un terme du dialogue... qui interdit la convention dialogique. Ni bruit du corps ni parole,
entre les deux et au-delà, le rire des personnages assigne au langage une place incongrue, un non-espace qui le dépossède de ses attributs convenus et de tout utilitarisme. Cet espace est donc libre - au-delà de toute servitude à la signification :
« Je veux porter la langue française à son comble de chaleur et d’intensité. » [28]
Les rires des personnages sont des Gestus qui brisent la perception passive.
Le rire a pour fonction d’être partagé : celui qui ne rit pas avec les rieurs est renvoyé au malaise. Être mis en position de spectateur du rire (dans les Paravents,
rien ne provoque moins le rire du public que les rires des personnages) expulse donc de l’identification. Le spectateur est rendu étranger à ce qu’il contemple, il est mis hors mimesis : on ne rit jamais du rire, mais de ce qui le suscite - sauf si on a affaire à un fou rire. Aussi, le jeu des rires - Blin ne l’a pas manqué -, est fondamental si l’on veut conduire le spectateur à se rendre compte de la manière dont procède l’identification mimétique. Le rire de la Mère, ou celui de Warda, peuvent expulser le spectateur et le plonger dans un profond malaise puis, par une conduite répétée du grotesque, le ramener à en sourire, à entrer dans le jeu - mais en conscience acquise. Les rires des personnages des Paravents sont eux-mêmes des paravents - non visuels, non verbaux, mais redoutablement efficaces : il faut être capable de les crever aussi. C’est là sans doute le plus haut degré d’épique jamais réalisé : l’espace que génère le langage et dans lequel il se développe est no man’s land, zone interdite - au plus près peut-être qu’il soit possible du « non-lieu de la Voix ». Cet espace, le plus « anti-théâtral » qui soit selon la norme, se révèle comme le plus fidèle à ce qu’exige ce qu’on pourrait appeler l’« essence » du théâtre.
« Toute représentation théâtrale [...] est une féerie. La féerie dont je parle [...] est dans une voix qui se casse sur un mot - alors qu’elle devrait se casser sur un autre - mais il faut trouver le mot et la voix ; elle est dans un geste qui n’est pas à sa place à cet instant, etc. » [29]
L’exigence de Blin et de Genet
face aux acteurs permet de mieux
comprendre :
« On ne devrait rien entendre [...] : quand vous marchez sur la scène, vous avez l’air d’aller quelque part, comme dans la vie. Or, sur scène, vous n’allez
nulle part. » [30]
Là aussi, ce qui permet de circonscrire sensoriellement ce « non-espace », c’est la dictature du représenté. Mais elle est déplacée : les paravents et les nombreux gags font jouer des niveaux différents du langage, de la dénomination.
« Près du paravent, il doit toujours y avoir au moins un objet réel - brouette, seau, roue, bicyclette, destiné à confronter sa propre réalité avec les objets dessinés. » [31]
Confrontation des objets réels et des représentations d’objets, objets-partenaires du dialogue et de la situation décalent l’ordre du discours : valise vide de la mère, pantalon de Saïd à qui parle Leïla, dent creuse de Warda (dont Genet dit « un extraordinaire vide a plus de
présence que le plein le plus dense »). Quelque chose s’est perdu du langage,
à quoi vient suppléer une captation
scénographique qui amène la langue à
danser autour du vide.
« Le texte se rebiffe si l’on veut mettre une étiquette dessus ; il y a toujours plusieurs définitions possibles, cela vous excite à l’invention. Je n’ai jamais eu à jouer un texte aussi vivant. Il faut que chaque mot vive, que chaque objet prenne son poids. C’est une matière qui bouge sans arrêt et aussi qui vous porte. Il faut du souffle, de la vitalité, de l’allégresse, même dans les passages tragiques. » [32]
Ce « représenté » n’est pas beckettien : il porte ici
l’organicité déplacée de
la fatalité du langage c’est-à-dire le cliché culturel. Ce sont, sur les paravents, les signes-langage-à-crever-pour mourir et, à côté d’eux, les objets-vides partenaires dont la matière recèle l’organicité poiétique de leur relation-ballet avec la langue : le langage n’est plus identitaire. Il a perdu sa dernière utilité. L’identité dissoute circule entre les êtres, les objets et leurs représentations. Elle est devenir et circulation, trace, et jeu. La fonction
la piège. C’est cela, la violence insupportable de la réalité de la prison identitaire : le paravent crevé des imitations.
La catharsis chez Genet, c’est Mimesis retournée en Némésis.
« Les pièces, dit-on, auraient un sens : pas celle-ci. C’est une fête [...], elle n’est la célébration de rien. [...] C’est une mascarade [...], une fête qu’on donne aux Morts. [...] Tout doit être réuni afin de crever ce qui nous sépare des morts. Tout faire pour que nous ayons le sentiment d’avoir travaillé pour eux et d’avoir réussi. » [33]
Les Morts de Genet ne sont pas les « morts » des cimetières. On ne comprend pas les Morts si on s’arrête au Paravent du cérémonial funèbre. Les Morts de Genet sont les vivants qui restent identiques à nous dans notre désir de vivre absolument ce que nous sommes et qui, simplement, eux, ne sont pas.
Paradigme du drapeau noir, les Morts des Paravents nous rappellent à la nécessité de placer la conscience de la mort au centre de l’organisation sociale. Mort sans fioritures, sans spéculation.
Genet ne pouvait pas autrement faire saisir qu’il faut se crever soi-même pour sortir de la prison identitaire - c’est bien ce désir-là qu’il exprimait :
« Tous, vous, moi, les acteurs, il nous faut travailler jusqu’à l’épuisement afin qu’un seul soir, nous arrivions au bord de l’acte définitif. Et nous devons nous tromper souvent, et faire que servent nos erreurs. »34. [34]
Anne Vernet
* Le terme « mimesis » désigne initialement les processus de représentation ou de figuration du monde social élaborés par l’art et la littérature. Il peut être étendu à toute représentation d’elle-même que se donne une société et aux processus de socialisation de l’individu que l’ordre social met en œuvre (mimesis sociale).