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A propos de Vivien Bouhey
"Les Anarchistes contre la République"
Article mis en ligne le 17 février 2010
dernière modification le 16 juillet 2019

Marianne Enckell : Commentaires sur deux livres (Vivien Bouhey, Les Anarchistes contre la République, 2008 - Constance Bantman, Anarchismes et anarchistes en France et en Grande-Bretagne, 1880-1914, 2007)


Commentaire sur deux livres - Origine Le Mouvement social

Réponse à Marianne Enckell : http://raforum.info/spip.php?article5632

et dans "le Mouvement social", janvier-mars 2010 :

http://mouvement-social.univ-paris1...

Recension de Romain Ducoulombier : http://www.laviedesidees.fr/Ni-Dieu...

Réponse à Romain Ducoulombier : http://raforum.info/spip.php?article5442

Recension de Ronald Creagh : http://raforum.info/spip.php?article5273

Recension de Danielle Tartakowsky dans la revue électronique du Centre d’histoire de sciences po

Recension de Constance Bantman dans "Revue d’histoire du XIXe siècle" :

http://rh19.revues.org/index3959.html

Recension de Jean-Paul Salles :

http://www.dissidences.net/mouvemen...

Recension de Jean-Marc Delpech :

http://www.atelierdecreationliberta...

Vivien Bouhey, Le mouvement anarchiste à travers les sources policières de 1880 à 1914 :

http://raforum.info/spip.php?article6176

Vivien Bouhey, Y a-t-il eu un complot anarchiste contre la République française à la fin du XIXe siècle ?

http://raforum.info/spip.php?article5632

Vivien Bouhey, "L’antiparlementarisme des anarchistes à la fin du XIXe siècle, plus précisément au moment du scandale de Panama"

http://raforum.info/spip.php?articl...

Vivien Bouhey, "Les leaders anarchistes parisiens du milieu des années 1880 à 1894"
Communication faite à Glasgow en avril 2012 dans le cadre de l’ESSHC

http://raforum.info/spip.php?articl...

Vivien Bouhey, Les Anarchistes contre la République, contribution à l’histoire des réseaux sous la Troisième République (1880-1914), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, 491 pages. Texte intégral en ligne (pdf)

Constance Bantman, Anarchismes et anarchistes en France et en Grande-Bretagne, 1880-1914 : Échanges, représentations, transferts. Thèse sous la direction de François Poirier, Université de Paris XIII-Villetaneuse, 2007, 730 pages.)


Commentaire sur deux livres

Dans son Histoire du mouvement anarchiste en France, Jean Maitron use d’une formule peu heureuse, quand il écrit que de 1882 à 1894 « il n’existe que des groupes locaux, sans liens entre eux ». Affirmation bien vite démentie par ce qu’il écrit ensuite sur les tournées de conférences ou la diffusion des journaux anarchistes. Mais affirmation prise à la lettre – pour la contester – par Vivien Bouhey, qui croit pouvoir démontrer qu’il aurait existé des comités secrets, un réseau efficace, des chefs et des exécutants disciplinés. Constance Bantman, quant à elle, relève « l’irréalisme » de cette théorie, le mythe récurrent « d’une organisation tentaculaire préparant la révolution depuis Londres » notamment (p. 318). Tous deux ont fait un énorme travail de lecture des périodiques, de dépouillement d’archives et d’analyse des travaux antérieurs sur la période considérée. Ils en tirent toutefois des enseignements bien différents ; pour des questions de méthode, essentiellement.

Bouhey parle de « réseaux » dans son titre, mais il traite surtout d’associations de malfaiteurs, de pôles structurants, de concertation, sans discuter de la notion d’organisation d’un point de vue politique ou sociologique. Ses anarchistes ont peu de chair, rarement un prénom ou une biographie ; leurs relations de groupe, de « clique », voire de complot n’ont guère plus de réalité. Tout serait parti selon l’auteur d’une réunion secrète à Vevey, en septembre 1880, qui aurait prôné l’étude et l’application des « sciences techniques et chimiques ». Il recopie Maitron, qui citait à la légère un « rapport sans date » conservé aux Archives nationales1. Or, il est facile de constater qu’il s’agit là d’une brève synthèse rédigée douze ou quinze ans après les faits : rien d’étonnant si le mouchard mélange une résolution adoptée à Londres en 1881 avec un prétendu programme antérieur d’un an. Les hommes réunis à Vevey étaient en fait surtout des Allemands, partisans de la Freiheit de Johann Most, et même la grande enquête suisse de 1895 sur les menées anarchistes n’y accorde guère d’importance2. Maitron avait fait l’erreur de ne relever que les noms des Français (hormis Kropotkine) qui y auraient participé, et Vivien Bouhey n’a pas pris la peine de vérifier sur pièces ; il aurait constaté que l’auteur du rapport contredit sa thèse, puisqu’il conclut que « l’autonomie de ces groupes est la seule chose qui rende très difficile la surveillance et la découverte des attentats ».

Bouhey cite systématiquement les sources policières sans les vérifier ni les croiser avec aucune autre. « Si l’on synthétise les informations rapportées par les indicateurs londoniens tout au long de l’année 1893, Malato, Malatesta et surtout Marocco paraissent au centre des opérations décidées sur le continent », affirme-t-il péremptoirement (p. 273). Ces « informations » proviennent essentiellement de deux dossiers de la Préfecture de police parisienne (BA/1503 et 1504). Le rapport qui les résume dit textuellement : « Un comité directeur établi à Londres donne le mot d’ordre à la faction : ses principaux membres sont Kropotkine, Malatesta, Malato, Marocco etc. »3 Que penser de ce raccourci ? Le nom de Pierre Kropotkine n’est pas retenu par Bouhey, bien qu’il soit un de ces « hommes de Vevey » qui le fascinent. Les mouvements d’Errico Malatesta à Londres étaient surveillés au jour le jour par des agents de la police italienne, dont les rapports sont connus et documentés par Giampietro Berti ou Carl Lévy dans des travaux solides4, mais il faut lire l’italien ou l’anglais. Charles Malato, qui fut mêlé à certaines actions « illégalistes », a raconté avec franchise ses Joyeusetés de l’exil5. Quand à Alexandre Marocco, Égyptien d’Italie établi à Londres, il est probablement plus receleur qu’anarchiste, utile pour écouler les marchandises volées : on fréquente donc sa boutique. Un an plus tard, son nom est négligemment remplacé dans les rapports de police par celui de Saverio Merlino – bien que ce dernier se trouve alors en prison en Italie. Londres serait ainsi une des « vraies bases arrières du terrorisme international » (Bouhey, p. 213) ?

L’absurdité des allégations policières n’aurait pas été difficile à contrôler. Placide Schouppe se serait évadé de Guyane en même temps que Pini, lequel est repéré à Liverpool en 1898 (Bantman, annexe 2) ? Pauvre Vittorio Pini, qui s’était fait reprendre à Paramaribo déjà, et mourut au bagne en 1903 sans plus jamais parvenir à en sortir… Clément Duval rapporte que pendant qu’Emile Henry « faisait parler la dynamite […] un crâneur idiot se faisait interviewer par des journalistes, se donnant comme étant Pini, sur le compte duquel tombèrent les attentats. Toute la presse parla tellement de Pini que l’administration s’en émut, et le gouverneur de Guyane vint aux Îles pour s’assurer que Pini était bien là et non en France »6. Les soi-disant aveux de Charles Bernard en 1900 (Bouhey, p. 407-408), donnant le Journal du Peuple de Sébastien Faure pour le centre d’une vaste organisation de malfaiteurs, sont si invraisemblables qu’il aurait mieux valu ne pas s’y arrêter. Parmi les nombreux lieux de réunion mentionnés, le débit de vins de Louis Rousseau, rue Saint-Martin à Paris, devient la « salle Rousseau, rue du Faubourg Saint-Martin », voire la salle Jean-Jacques Rousseau. Je pourrais multiplier les exemples.

La propagande par le fait va de pair avec la propagande par l’écrit et la parole. Visites, échanges, tournées de conférences, diffusion des journaux font partie du quotidien militant, hier comme aujourd’hui. Constance Bantman, à la suite de Maitron, qualifie les propagandistes itinérants de trimardeurs, un terme utilisé par la presse de l’époque ; Vivien Bouhey en fait des « gyrovagues » diffusant un « évangile » ; il les cite « au hasard des sources » (p. 50) tout en leur attribuant des « stratégies » (p. 311). Le tableau est peu cohérent : Sébastien Faure est un conférencier quasi professionnel ; Robert Lafon dit Lanoff est chansonnier, il voyage donc par métier ; parmi les personnages cités, certains ont déménagé deux ou trois fois, d’autres ont bien fait des tournées de conférences, mais cela ne suffit guère à en faire des moines errants. On retrouve sans cesse chez Bouhey, qui a été fort mal conseillé et encadré, cette lecture biaisée et ces interprétations abusives des sources. Pour parler de la multiplication des tendances dans la première décennie du xxe siècle, il se réfère aux « contemporains », à « quelques observateurs du mouvement » (p. 394-395) et définit cinq manières individualistes, cinq tendances communistes et des inclassables ; or il se fonde sur quatre rapports réunis dans un unique dossier de la Préfecture de police (BA/1498, 1900 à 1910). C’est bien court pour refléter les avis des contemporains. Pour la dernière période, Bouhey entre enfin en matière sur la question de l’organisation, citant un certain nombre de débats bien connus. Mais il est difficile de comprendre le pourquoi de ces débats, qui semblent rester purement formels, par exemple lorsque est mises sur le même pied la constitution d’un groupe néomalthusien et celle d’un syndicat.

Constance Bantman, qui distingue deux grandes périodes, donne dans sa troisième partie des éléments passionnants de comparaison entre syndicalismes français et britanniques. Les réseaux, pour elle, ce sont les échanges, les visites, les traductions, la solidarité. Les acteurs sont identifiés par de très brèves biographies, résumés exemplaires d’un grand nombre de sources et de travaux. Enfin, par le cadre théorique qu’elle lui donne, son travail est largement contextualisé et mis en perspective, contrairement à celui de son prédécesseur.

N’imputons pas à Vivien Bouhey la préface de son directeur de thèse ni la quatrième de couverture de son ouvrage, elles sont conformes aux lois du genre et du marché. On pourrait même lui passer les graves défectuosités et lacunes de l’index, qui peuvent être le fait de l’éditeur. Il reste que ce livre est tissé d’approximations et d’incohérences. Bien heureusement, l’internationale terroriste anarchiste n’a pas réussi à faire trembler la République sur ses bases.

Marianne Enckell

1 Archives Nationales, F7 12504. Je remercie Anne Steiner pour la transcription du texte.

2 Berne, Feuille fédérale 1885, aisément consultable en ligne, et en français.

3 AN, F7 12504, rapport du préfet de la Seine en réponse à la circulaire du 13 décembre 1893, cité par Constance Bantman, p. 318.

4 Voir notamment G. Berti, Errico Malatesta e il movimento anarchico italiano e internazionale, 1872-1932, Milano, Franco Angeli, 2003 ; C. Levy, « Italian anarchism, 1870-1926 », in : D. Goodway (dir.), For anarchism, history, theory and practice, Londres, Routledge, 1989.

5 Ch. Malato, Les Joyeusetés de l’exil : chronique d’un exilé à la fin du 19e siècle ; Paris, Stock, 1897 (rééd. Acratie, 1985).

6 C. Duval, Moi, Clément Duval, bagnard et anarchiste, Paris, Éditions ouvrières, 1991, p. 184.


Marianne Enckell : Réponses à Vivien Bouhey

Question de l’organisation

Rapports de police

La chair et le prénom

Note de la rédaction du Mouvement Social :

Le texte qui suit est une réponse faite par Marianne Enckell, à l’occasion d’une correspondance privée en janvier 2010, suite à la publication par Vivien Bouhey d’un article précédent sur le site RA-Forum. Nous reproduisons cette réponse ici avec l’autorisation de l’auteur.

Je vous avais annoncé une réponse, elle vient avec beaucoup de retard.

J’ai lu attentivement votre réplique sur RA Forum, vous y précisez certaines choses qui auraient dû paraître dans votre livre (que je n’ai malheureusement pas sous la main, l’exemplaire du CIRA étant prêté). Mais vous ne me convainquez pas non plus. Je prendrai juste quelques points.

Question de l’organisation

Maitron, dites-vous, défend la thèse de l’organisation minimale ; mais il me semble - je l’ai écrit dans mon compte rendu - qu’il se contredit dès qu’il parle de la circulation des journaux et des conférenciers, notamment. Vous-même vous bornez à la définition de l’organisation selon le dictionnaire, mais vous ne tenez pas compte des débats qui traversent le mouvement anarchiste, depuis ses débuts : le débat n’est pas du tout mort-né, contrairement à ce que vous répondez à Ducoulombier. Si vous n’avez pas compris la question de l’autonomie et du fédéralisme, vous ne pouvez pas comprendre la question de l’organisation politique des anarchistes. Sections ouvrières de la Première Internationale, « fraternités secrètes » à la Bakounine, sections de propagande, alliances, « amorphisme », tout cela ne cesse d’être discuté, contesté, appliqué, amélioré.

Il n’empêche que le mouvement anarchiste ne peut se réduire à des organisations ou à une organisation générique, qu’il y a toujours un milieu plus vaste, aux liens diffus, aux références communes, aux valeurs partagées. Les petites correspondances des journaux, les « carnets d’adresses parfois très longs » que vous mentionnez en témoignent. L’expression de Maitron est malheureuse : bien sûr qu’il y a des contacts, des rencontres, des visites, sinon que serait le mouvement ?

Rapports de police

Vous dites que ce sont les seules sources, et que « les fonctionnaires de l’Etat surtout mais aussi les indicateurs font leur possible pour rendre compte de la réalité qu’ils rencontrent ». Merci pour eux. Vous ne cherchez jamais à savoir (du moins cela n’apparaît pas dans le texte publié) qui sont les indicateurs ni les fonctionnaires en question, comment ces informations circulent dans la hiérarchie policière et administrative, si elles sont contrôlées ou croisées, si certains se font utiliser ou instrumentaliser. Se poser ces questions au préalable me semble indispensable avant d’affirmer le sérieux de ces « informations très ponctuelles et très factuelles ».

La manière dont vous traitez la fantomatique réunion de Vevey en 1880 montre combien peu vous avez cherché à vérifier cette source-ci. Vous n’êtes pas le seul à être tombé dans le panneau, mais aujourd’hui vous auriez pu même trouver des éléments sur internet, au lieu de recopier Maitron qui, lui, est bien excusable, au vu des sources dont il disposait.

Tâchez de lire les Storie di anarchici e di spie de Piero Brunello [Rome, Donzelli, 2009], qui consacre tout un livre à dépatouiller la question autour de Terzaghi et des premiers groupes anarchistes italiens, un peu antérieurs aux français. On y rencontre de vrais mouchards, des jeunes gens ingénus, des consuls et des préfets, des repris de justice, la plupart ont un nom et un prénom, une date de naissance, des aventures qui se poursuivent même après la fin du livre. C’est bourré d’exemples méthodologiques sur le terrain.
La chair et le prénom

Je persiste à dire que vos personnages, tout numérotés qu’ils soient dans les documents d’archives, « ont peu de chair, rarement un prénom ou une biographie ». Ils sont interchangeables : dans votre dernier papier vous citez « (par exemple Kropotkine, Malato et Matha pour Londres en 1893) », alors que p. 273 vous parliez de « Malato, Malatesta et surtout Marocco ». Vous mentionnez des « réseaux qui sont transfrontaliers », mais quelles sources ou travaux qui ne soient pas français avez-vous utilisés ? Vous parlez à deux reprises dans votre réplique de l’attentat contre Alphonse XIII et Loubet ; bien sûr qu’il y a eu des concertations, et aussi des solidarités spontanées ; mais si vous n’avez pas accès aux mémoires de Pedro Vallina en espagnol ou à celles de Siegfried Nacht en allemand, vous ne saurez guère en dire plus que le Petit Journal. (Entendons-nous bien : je ne vous fais pas de reproche de ne lire ni l’espagnol ni l’allemand, ni de ne pas avoir dépouillé toutes les correspondances de l’institut d’Amsterdam, il y faut plus qu’une vie ; je pense seulement qu’il est bon d’être conscient de l’existence de sources et de signaler la difficulté de la recherche.)

Je crains que vous n’ayez pas bien compris ce qui fait cette solidarité, une des valeurs de base de l’anarchisme, et des plus constantes.

A la fin de votre réplique, vous affadissez tout votre propos et le titre même de votre thèse. Ou alors vous donnez à la notion de réseau un sens bien banal. Vous en arrivez à contester Maitron et « les historiens de l’anarchisme » (?), mais que dites-vous ? Il n’y a pas eu de pieuvre tentatculaire ni d’internationale noire (ni exécutants disciplinés, je vous accorde que ma formule dépassait votre pensée), mais « des compagnons peu nombreux partageant une même culture politique », ce qui est la moindre des choses, et des individus, des réseaux, des complots. Qui le contesterait ?

Marianne Enckell

Source : Le Mouvement social , janvier-mars 2010

Marianne Enckell, « Réponses à Vivien Bouhey » en ligne à http://mouvement-social.univ-paris1...

(Mise en ligne le 2 avril 2010.)


Origine

Vivien Bouhey

Les réseaux anarchistes à la fin du XIXe siècle. Courte tentative de caractérisation.

Dans notre thèse [1], nous avons entrepris de comprendre le fonctionnement du mouvement anarchiste à la fin du XIXe siècle. A cette occasion, nous avons mis en évidence l’existence de réseaux, et non d’un vaste réseau [2], que nous tentons de caractériser ici, dans cette très courte synthèse, qui prolonge un article plus conséquent intitulé : « Y a-t-il eu un complot anarchiste contre la République à la fin du XIXe siècle ? » [3].

Le mouvement anarchiste repose sur des individus plus ou moins investis dans ses structures et plus ou moins actifs (sympathisants, adhérents ou militants) ayant des profils sociologiques souvent divers [4], et il a, de fait, des contours diffus [5]. Ces individus, soit refusent d’entrer dans des groupes, soit au contraire décident de se rencontrer de manière plus ou moins formalisée au sein de groupes plus ou moins structurés dont ils peuvent par ailleurs sortir comme ils l’entendent : ils sont en effet totalement libres de leur engagement. Ces entités que sont les individus refusant d’entrer dans des groupes, les individus au sein des groupes et les groupes eux-mêmes, entités à décision autonome, entretiennent la plupart du temps des contacts les unes avec les autres à l’échelle locale, régionale, nationale et internationale de manière indirecte (par lettres, par le biais de certains journaux anarchistes…), et/ou de manière directe (à l’occasion de visites de compagnon à compagnon, de rencontres pour préparer tel type d’action, de fêtes...) [6].

Ces contacts entre diverses entités, autrement dit ces réseaux, naissent sans plan préconçu :
1. Au gré des événements
2. De la volonté de ceux qui se considèrent, voire se revendiquent comme « anarchistes »
3. Des affinités dans le cadre de rapports de gré à gré
4. Du désir de partager des valeurs qui font des anarchistes (les "compagnons") des hommes et des femmes solidaires les uns des autres [7] et qui sont entretenues dans le cadre d’une sociabilité anarchiste, par exemple à travers ce que l’on appelle à l’époque les « réunions de famille »
5. De l’adhésion à un ensemble d’idées et plus généralement à une culture politique propre aux anarchistes telle que Gaetano Manfredonia l’a définie [8]
6. Du souci de l’intérêt commun à travers notamment la nécessité de s’entraider, de défendre le mouvement contre la répression
7. De la volonté d’agir pour précipiter la fin du monde capitaliste. Pour toutes ces raisons, ces réseaux apparaissent davantage comme des ressources que comme des contraintes

Ces réseaux locaux, régionaux, nationaux ou transnationaux sont plus ou moins tenaces, et, tandis que certains perdurent, d’autres, au gré du contexte politique, des mutations que connaît le mouvement ou tout simplement parce qu’ils reposent sur des individus libres de leur engagement, sont en constante recomposition. Une partie d’entre eux, dans le cadre d’une organisation bipartite, est invisible pour qui n’est pas anarchiste, cela en raison du projet politique des compagnons et de la répression qui en résulte, mais les anarchistes eux-mêmes ne connaissent pas toute leur étendue. Par ailleurs, pour la plupart d’entre eux, les liens existant entre entités sont horizontaux et symétriques. Toutefois, il existe aussi au sein du mouvement, entre entités, des liens verticaux et asymétriques pour deux raisons au moins : 1. L’existence d’une hiérarchie informelle 2. L’existence de structures multiples et souvent éphémères (comités, ligues…) permettant à différentes entités de coopérer de manière plus ou moins pérenne [9].

Chacune de ces entités peut bien sûr produire de manière autonome des actions variées, ce qui laisse place à l’action individuelle. Mais grâce à ces réseaux, certaines de ces entités peuvent également interagir comme bon leur semble (et même collaborer avec les organisations non anarchistes [10] qui leur paraissent temporairement le mieux correspondre au type d’action qu’elles entendent mener), cela à échelle locale, régionale, nationale, voire internationale. D’ailleurs, dans le domaine de la propagande orale (organisation de tournées de conférences), écrite (financement, publication, édition et diffusion d’imprimés parfois interdits), voire de la propagande par le fait, ce sont la plupart du temps ces interactions qui sous-tendent l’effort de propagande à la fin du XIXe siècle. [11] Très nombreuses dans les « grands foyers anarchistes » dans lesquels on trouve d’ailleurs un certain nombre de meneurs du mouvement, elles contribuent à faire de ces mêmes grands foyers des « centres » anarchistes dynamiques dont sont pour partie dépendants des « foyers secondaires » et des « presque déserts anarchistes » qu’on peut considérer comme des « périphéries anarchistes », et elles induisent ainsi une polarisation de ces réseaux [12] qui participe elle aussi de l’existence de liens asymétriques et verticaux entre entités.

Conclusion
Il est bien entendu que le mouvement anarchiste ne se résume pas à des réseaux [13], mais que ces réseaux sont une dimension du mouvement sur laquelle les chercheurs ont encore peu travaillé [14] et que leur étude permet un nouvel éclairage de l’histoire de ce dernier tout en contribuant également à enrichir une histoire plus générale des réseaux eux-mêmes.


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