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Fawzia Tobgui
De l’anarchisme au fédéralisme
Articulation entre droit et État dans le système politique de Proudhon
Article mis en ligne le 9 janvier 2010
dernière modification le 31 juillet 2011

Au cours des années, le statut que Proudhon accorde à l’État se modifie considérablement, comme en témoignent deux extraits, l’un tiré de Polémique contre Louis Blanc et Pierre Leroux  [1] , dans lequel il affiche sans équivoque une position anarchiste, et l’autre, tiré de la Justice [2], qui nuance considérablement sa
première prise de position. Dans Polémique contre Louis Blanc et Pierre Leroux, Proudhon affirme que :
« l’État est la constitution extérieure de la puissance sociale. Par cette constitution extérieure de sa puissance et souveraineté, le peuple ne se gouverne pas lui-même : c’est, tantôt un individu, tantôt plusieurs, qui, à titre électif ou héréditaire, sont chargés de le gouverner, de gérer ses affaires […].
L’État doit-il exister encore lorsque la question du travail et du capital sera opérée ? En d’autres termes, aurons-nous toujours, comme nous l’avons eue jusqu’à présent, une Constitution politique en dehors de la constitution sociale ?

Nous répondons par la négative. Nous soutenons que, le capital et le travail une fois identifiés, la société subsiste par elle-même et n’a plus besoin de gouvernement. Nous sommes, en conséquence, et nous l’avons proclamé plus d’une fois, des anarchistes. L’anarchie est la condition d’existence des sociétés adultes, comme la hiérarchie est la condition des sociétés primitives […].
Louis Blanc et Pierre Leroux affirment le contraire : outre leur qualité de socialistes, ils retiennent celle de politiques ; ce sont des hommes de gouvernement et d’autorité, des hommes d’État.

Nous nions le gouvernement et l’État parce que nous affirmons, ce à quoi les fondateurs d’États n’ont jamais cru, la personnalité et l’autonomie des masses […]. Nous affirmons, enfin, que cette anarchie, qui exprime, comme on le voit maintenant, le plus haut degré de liberté et d’ordre [3] auquel l’humanité puisse parvenir, est la véritable formule de la République, le but auquel nous pousse la révolution de Février. » [4] .

Ce premier texte, paru en décembre 1849 dans la Voix du peuple, est essentiel pour appréhender la position politique du Proudhon des années post-révolutionnaires ; en 1850, Proudhon le reprit d’ailleurs dans un ouvrage intitulé Actes de la révolution : Louis Blanc et Pierre Leroux  [5], ce qui atteste l’importance qu’il lui accordait. Pourtant, quelques années plus tard, en 1858, un passage de la Justice semble remettre en question le projet d’une suppression radicale de l’État :
« C’est un fait que je n’essaierai pas d’amoindrir, que la société, à en juger sur les apparences, ne peut se passer de gouvernement […]. Partout la puissance publique est proportionnelle à la civilisation, ou, si on l’aime mieux, la civilisation est en raison de son gouvernement.
Sans gouvernement, la société tombe au-dessous de l’état sauvage : pour les personnes, point de liberté, de propriété, de sûreté ; pour les nations, point de richesse, point de moralité, point de progrès. Le gouvernement est à la fois le bouclier qui protège, l’épée qui venge, la balance qui détermine le droit, l’œil qui veille. Au moindre trouble, la société se contracte et se groupe autour de son chef ; la multitude n’attend que de lui son salut.

De telles paroles dans ma bouche ne sont pas suspectes, et vous pouvez prendre acte, pour l’avenir, de cette concession décisive. L’anarchie, d’après le témoignage constant de l’histoire, n’a pas plus d’emploi dans l’humanité que le désordre dans l’univers. » [6]
Neuf ans séparent la publication de ces deux textes. Dans le premier, Proudhon affirme la thèse que liberté et pouvoir sont opposés et qu’un système de la liberté n’est réalisable qu’avec la disparition de tout pouvoir étatique. En effet, toutes les Constitutions politiques iraient à l’encontre de la notion de liberté. Comme Proudhon le souligne au début du texte, au lieu de sauvegarder la liberté individuelle, l’État imposerait d’en haut un système et jouerait ainsi un rôle répressif. Dans les œuvres de jeunesse, l’accent est mis sur le fait que « la liberté se suffit à elle-même et n’a pas besoin d’État », bien plus, que l’État est une « contradiction » puisqu’il « prétend faire de la liberté [sa] création », alors que c’est lui « qui doit être une création de la liberté » [7]. Dans ces années, Proudhon cherche à penser une association qui reposerait sur la dynamique sociale. [8]

Cependant, au terme de sa critique de l’État, Proudhon se trouve face à la lourde tâche de prouver que la liberté à elle seule peut constituer un principe politique. Ce postulat repose sur une idée déjà développée dans le Ier Mémoire, à savoir que le degré de civilisation est fonction de l’emprise de l’État sur les citoyens :
« Ainsi, dans une société donnée, l’autorité de l’homme sur l’homme est
en raison inverse du développement intellectuel auquel cette société est parvenue […]. L’homme cherche la justice dans l’égalité, la société cherche l’ordre dans l’anarchie. » [9]

Un autre passage du Ier Mémoire, exprime un point de vue analogue :
« Et quant à l’État, puisque […] la conclusion définitive est que le problème de son organisation se confond avec celui de l’organisation du travail, on peut, on doit en induire encore qu’un temps viendra où, le travail étant organisé par lui-même, selon la loi qui lui est propre, et n’ayant plus besoin de législateur ni de souverain, l’atelier fera disparaître le gouvernement. » [10]
L’extrait de la Justice, qui marque une nette distanciation par rapport à l’affirmation de principes radicalement anarchistes, doit nous amener à nous demander si Proudhon ne se serait pas trouvé à un moment donné face à des difficultés théoriques qui l’auraient amené à atténuer ses prises de position.

À la suite du passage de la Justice cité, développant son argumentation sur le gouvernement, Proudhon ajoute, toujours à propos de celui-ci, que le « sage » « s’en éloigne » (sc. du gouvernement) et que le « philosophe » [11] le considère comme un « mal nécessaire » [12].
Par les questions qu’il soulève, ce texte prend un intérêt tout particulier. Quel sens accorder aux paroles de Proudhon ? Faut-il les comprendre littéralement, comme Karl Hahn dans son livre sur le fédéralisme, Föderalismus [13], qui y voit l’aveu d’une légitimation de l’autorité politique ? Ou faut-il y déceler comme Pierre Ansart, dans son ouvrage intitulé Proudhon, textes et débats [14], une dimension ironique, qui montrerait combien Proudhon est « conscient » du rôle salvateur qu’occupe l’État dans l’esprit de ses contemporains ?

Rédigé juste avant les grands écrits sur le fédéralisme, ce passage de la Justice fait la transition entre les écrits anarchistes et fédéralistes. Les dernières lignes de la citation sont, à cet égard, tout à fait significatives :
« De telles paroles dans ma bouche ne sont pas suspectes, et vous pouvez prendre acte, pour l’avenir, de cette concession décisive. »
Il semble, en effet, que Proudhon en soit venu à admettre l’existence de l’État comme un « mal nécessaire », puisque sans son intermédiaire, point d’ordre possible. Alors qu’auparavant « ordre » et « anarchie » [15] allaient de pair, ils sont désormais dissociés, et l’État devient le garant du droit.

Il est indéniable que vers la fin des années 50, Proudhon modifie son acception de la notion d’État, cette question a été largement étudiée par les critiques [16], et nous ne reviendrons pas sur leurs positions. Par contre, nous essayerons de déterminer d’un point de vue théorique les raisons qui l’ont conduit à nuancer sa position anarchiste. Pour cela, nous serons amené à étudier l’articulation entre droit et État, ainsi que le rôle dévolu à l’État dans le système fédéraliste. Si Proudhon considère l’État comme « une concession », « un mal nécessaire », peut-on en inférer qu’il le considère, comme « une institution historique transitoire » [17], appelée à disparaître une fois le système fédéraliste mis en place ?

1. Passage de l’anarchisme au fédéralisme

Le parcours intellectuel qui amène Proudhon à nuancer sa position anarchiste et qui aboutit au fédéralisme est à mettre en parallèle avec la maturation de sa réflexion théorique, en d’autres termes, avec sa vision plus complexe du problème de l’articulation entre le social et le politique, étroitement liée au développement de la théorie dialectique [18] et à l’élaboration d’une théorie du droit. En effet, l’ensemble de l’œuvre de Proudhon ne se comprend qu’à partir de la dialectique qui la sous-tend et en lie les différentes parties. La dialectique trouve son accomplissement dans le règne de la liberté et le fédéralisme.
La mise au point du schéma dialectique va contraindre Proudhon à remanier profondément sa pensée. Conscient du tournant qu’il est en train d’opérer, il écrit déjà en 1855 à un ami que son activité intellectuelle se divise essentiellement en deux grandes périodes :
« De 1839 à 1852, j’ai eu ce qu’on appelle ma période de critique [...]. Comme un homme ne doit pas se répéter et que je tiens essentiellement à ne pas me survivre, j’assemble les matériaux de nouvelles études et je me dispose à commencer bientôt une nouvelle période que j’appellerai, si vous voulez, ma période positive ou de construction. Elle durera bien autant que la première, treize à quatorze ans.

J’ai à tirer au clair toutes ces questions que depuis vingt-cinq ans le mouvement intellectuel en France a bousculées. » [19]
En 1862, il associe sa période anarchiste à une étape révolue de sa pensée et la rattache à ce qu’il nomme la période critique [20]. La « nouvelle période » à laquelle Proudhon fait allusion est celle au cours de laquelle il va affiner sa théorie dialectique et élaborer le système fédéraliste. Pour saisir la correction que Proudhon apporte à sa pensée dans les années 1855-58, il convient de rappeler brièvement les éléments de sa dialectique, déterminants pour la compréhension de sa conception de l’État.

Le fondement de la théorie dialectique élaborée par Proudhon repose sur une loi qu’il considère comme universelle, la loi de l’antinomie, qui gouvernerait la nature, la pensée et la société. Ce serait de l’« opposition inhérente à tous les éléments » [21] composant le monde que « résultent la vie et le mouvement dans l’univers » [22]. La principale difficulté réside dans la résolution des éléments en opposition. La première esquisse de la dialectique élaborée par Proudhon est postérieure au séjour parisien prenant place entre 1839 et 1841 [23], période d’apprentissage au cours de laquelle il découvre les philosophes allemands, alors au centre de ses lectures et de ses préoccupations, comme en témoignent ses carnets de lecture [24] et sa correspondance [25]. Au contact de la gauche hégélienne, Proudhon se rapproche vers 1845-1846 des thèses hégéliennes, ce qui se note en particulier dans le Système des contradictions économiques et dans la solution proposée pour la résolution de l’antinomie. À cette époque, Proudhon estime que la structure thèse-antithèse-synthèse peut adéquatement traduire sa « loi universelle », mais il ne tarde pas à réviser cette opinion. À partir de 1855, il abandonne définitivement le terme de « synthèse », qui impliquerait selon la façon dont il entend la synthèse hégélienne la suppression de l’antagonisme, or, écrit-il dans la Guerre et la Paix, « la fin de l’antagonisme […] voudrait dire […] la fin du monde » [26]. Dès lors, la résolution de l’antinomie doit consister pour lui en l’équilibration des forces en lutte. L’antagonisme est conservé, mais il perd son caractère conflictuel. Proudhon insiste sur le fait que toutes les forces en opposition sont à égal titre nécessaires à l’équilibre global, car elles se limitent et se corrigent mutuellement. Si l’une des forces en vient à dominer, l’équilibre est rompu. À la différence de la nature, qui possède un mécanisme d’autorégulation la préservant du chaos, la société doit s’en remettre à l’homme pour échapper à la destruction qui la menace [27].

Dès lors, on voit se profiler tout le programme politique de Proudhon : la solution au problème politique repose sur l’homme, elle dépend de l’usage qu’il fait de sa liberté et non d’une force qui viendrait de l’extérieur infléchir le cours des événements. Dans les œuvres de la dernière période, l’État à promouvoir est une structure non hiérarchisée, fondée sur le pluralisme et l’égalitarisme et regroupant des citoyens libres et égaux en droit.

Il s’agit maintenant d’étudier les répercussions de cette modification dans la conception de la dialectique sur sa vision du politique.

a. La question
de la résolution de l’antinomie

À l’époque que Proudhon qualifiera par la suite de « critique », son objectif est de trouver une forme de gouvernement qui réponde le mieux aux critères de justice et de liberté. Ce projet est clairement défini dans Idée générale de la révolution :
« Trouver une forme de transaction qui, ramenant à l’unité la divergence des intérêts, identifiant le bien particulier et le bien général, effaçant l’inégalité de nature par celle de l’éducation, résolve toutes les contradictions politiques et économiques ; où chaque individu soit également et synonymement producteur et consommateur, citoyen et prince, administrateur et administré ; où sa liberté augmente toujours, sans qu’il ait besoin d’en aliéner jamais rien. » [28]
Proudhon se situe alors dans une perspective de dépassement et non de remise en cause de la révolution de 89 ; sa démarche peut s’entendre comme une tentative de déconstruction du modèle politique jacobin, qui revendique un État centralisateur fort et dont les socialistes sont les héritiers :
« Louis Blanc et Pierre Leroux soutiennent qu’après la révolution économique,
il faut continuer l’État […]. Pour eux, la question politique, au lieu de s’annihiler en s’identifiant à la question économique, subsiste toujours : ils maintiennent, en l’agrandissant encore, l’État, le pouvoir, l’autorité, le gouvernement. » [29]

Si Proudhon remet en cause tout système centralisateur, c’est parce qu’en imposant un ordre d’en haut, la liberté, qui constitue l’essence même de l’homme, se trouverait annihilée :
« Le problème n’est pas de savoir comment nous serons le mieux gouvernés, mais comment nous serons le plus libres […]. Pour le reste, nous n’admettons pas plus le gouvernement de l’homme par l’homme, que l’exploitation de l’homme par l’homme. » [30]
Dans un système dialectique aux contours encore flous, l’anarchie qui serait par excellence la forme politique préservant la liberté est conçue comme la synthèse des deux autres formes de société que seraient la communauté et la propriété :
« Cette troisième forme de société, synthèse de la communauté et de la propriété, nous la nommerons liberté […]. La liberté est anarchie. » [31]
À l’époque où Proudhon conçoit la synthèse comme la suppression de l’antagonisme, il peut encore s’en tenir à une solution anarchiste impliquant la suppression de l’État et affirmer que « la véritable forme du gouvernement, c’est l’anarchie ». [32]

Dans Idée générale de la révolution, Proudhon spécifie expressément les principes sur lesquels il a fondé l’anarchisme, en particulier les thèses de la perfectibilité de l’homme et de la cessation de l’antagonisme :
« Cette organisation, aussi essentielle à la société, que l’autre [l’appareil gouvernemental] lui est étrangère, a pour principes :
1. La perfectibilité indéfinie de l’individu et de l’espèce ; […]
5. La cessation de l’antagonisme. » [33]
Cependant, très rapidement, Proudhon va s’apercevoir que l’anarchisme s’intègre mal dans un schéma dialectique, qu’il a certes toujours voulu tout orienté vers la liberté, mais dont il perçoit les faiblesses. Il se rend désormais compte que s’il persistait dans cette voie, il condamnerait son modèle politique à n’être qu’une utopie. En effet, si l’antagonisme est « principe de vie », la suppression de l’antagonisme signifierait
la mort, comme il le constate dans le texte cité plus haut : « La fin de l’antagonisme […] voudrait dire […] la fin du monde. » [34] Tant que Proudhon adhère au schéma vie (antagonisme)-mort (fin de l’antagonisme), il est obligé de s’orienter vers un modèle politique qui, bien que censé guider la praxis politique, demeure effectivement inatteignable et dont on ne peut qu’indéfiniment s’approcher. « Nous sommes nés perfectibles », écrit-il dans la Justice, « nous ne serons jamais parfaits : la perfection, l’immobilité, serait la mort » [35], car en vertu de son essence d’être perfectible, l’homme ne saurait atteindre la perfection. La réalisation du modèle politique induit par sa première conception de la synthèse s’avère n’être en définitive qu’une utopie. Pour éviter d’être relégué au rang des utopistes, Proudhon se voit obligé de dépasser le schéma vie-mort et d’élaborer un modèle qui prenne acte du changement opéré dans sa conception de la dialectique et qui lui permette de conserver la multiplicité dans l’unité. La correction déjà amorcée dans la Justice, est affirmée pleinement dès la Guerre et la Paix ; Proudhon y note :
« La paix n’est pas la fin de l’antagonisme, ce qui voudrait dire, en effet, la fin du monde ; la paix est la fin du massacre, la fin de la consommation improductive des hommes et des richesses. » [36]
Il n’est plus question de synthèse ou de suppression de l’un des termes de l’antagonisme, la dialectique repose désormais sur la notion d’équilibre et il n’y a plus d’obstacles à ce que l’idéal politique se réalise. [37]

Nous en arrivons ainsi au dernier point déterminant pour l’abandon de la théorie anarchiste : il nous reste à voir quelles sont les incidences de l’évolution de la théorie dialectique sur le statut du droit et sur la meilleure forme de gouvernement à adopter.

b. L’évolution
du statut du droit

De même que Proudhon n’a pas écrit de traité de dialectique, il n’a pas laissé d’ouvrage sur sa conception du droit. Le droit occupe pourtant une place centrale chez Proudhon, son poids prenant au demeurant une influence croissante dans les années de maturité [38]. Dans la Justice (1858) et la Guerre et la Paix (1861), Proudhon considère le droit comme le principe régulateur de la société ; dans le Principe fédératif (1862), il fait de tout son système une philosophie du droit, de la morale et de la liberté [39] ; enfin dans la Théorie de la propriété (1863-1864), énumérant les résultats positifs de ses travaux, il fait figurer la théorie du droit aux côtés de la dialectique et de la morale parmi ses réalisations les plus importantes [40]. Le développement du droit est au demeurant lié à la mise en place de la dialectique.

Dans la phase finale de la théorie dialectique, la solution au problème social ne consiste pas à supprimer l’autorité, mais à trouver un moyen de transformer et d’équilibrer la relation conflictuelle entre l’autorité et la liberté. C’est à la solution juridique que Proudhon s’en remet pour définir un nouveau lien social dégagé de toute autorité [41] :
« Équilibrer deux forces, c’est les soumettre à une loi, qui, les tenant en respect l’une par rapport à l’autre, les mette d’accord. Qui va nous fournir ce nouvel élément, supérieur à l’autorité et à la liberté ? Le contrat dont la teneur fait droit, et s’impose également aux deux puissances rivales. » [42]

Dans le Principe fédératif, Proudhon note que la liberté, poussée à l’extrême, déboucherait sur la négation de tout principe gouvernemental, alors que l’autorité absolue aboutirait à la négation de toute vie personnelle. Ces deux forces antinomiques n’existent pas de façon isolée dans la société ; elles ne « peuvent se constituer à part, donner lieu à un système qui soit exclusivement propre à chacun[e] » [43]. Il met en évidence que :
« Tous les gouvernements de fait, quels que soient leurs motifs ou réserves,
se ramènent ainsi à l’une ou à l’autre de ces deux formules : Subordination de l’Autorité à la Liberté, ou Subordination de la Liberté à l’Autorité. » [44]

La monarchie et le communisme sont les deux formes de gouvernement de l’autorité ; la démocratie et l’anarchie, celles de la liberté. Toutes les formes de gouvernement citées comportent, selon Proudhon des « contradictions » [45]. Le rôle du contrat « mutuelliste » est donc de concilier par l’accord des libertés individuelles ces deux forces en contradiction, et de les amener à l’équilibre. Par « mutuellisme », Proudhon entend un lien fondé sur l’échange et l’obligation « synallagmatique » – autrement dit
réciproque – et « commutative » – autrement dit équivalente – des uns envers les autres [46]. Selon Proudhon,
« le principe de mutualité [...] est […] bien certainement le lien le plus fort et le plus subtil qui puisse se former entre les hommes. Ni système de gouvernement, ni communauté ou association, ni religion, ni serment, ne peuvent à la fois, en unissant aussi intimement les hommes, leur assurer pareille liberté » [47].

Faisant fond sur la liberté [48], le « principe de mutualité », qui s’oppose à la notion de communauté, indique un
rapport de réciprocité, d’échange et de
justice [49]. Alors que la communauté repose sur un système hiérarchique centralisé qui implique la subordination
des individus, la mutualité, par son système d’équilibre des forces, serait, selon Proudhon, le seul système qui garantisse la liberté :
« Pour que le contrat politique remplisse la condition […] que suggère l’idée de démocratie synallagmatique et commutative […] ; il faut que le citoyen, en entrant dans l’association, 1° ait autant à recevoir de l’État qu’il lui sacrifie ; 2° qu’il conserve toute sa liberté, sa souveraineté et son initiative, moins ce qui est relatif à l’objet spécial pour lequel le contrat est formé et dont on demande la garantie à l’État. Ainsi réglé et compris, le contrat politique est ce que j’appelle une fédération. » [50]
Le contrat « mutuelliste » doit permettre de reconstruire l’espace social et de préserver l’égalité à chaque niveau. Il constitue la solution finale à laquelle Proudhon parvient au terme de sa recherche et s’oppose à la position initialement soutenue.

À l’époque de la rédaction du Cours d’économie [51], c’est-à-dire durant sa période anarchiste, Proudhon avait défendu une conception transcendante de la justice [52] et de la morale [53]. C’est la société qui est pour l’homme la source du droit et de la morale, ou, pour reprendre un terme souvent utilisé par Proudhon, qui « révèle » à l’homme ce qu’est le droit et la morale, révélation qui a lieu sans la moindre participation de l’individu, « spontanément », selon lui :
« La raison collective [54] est l’ensemble des idées qu’engendre spontanément, comme expression de sa nature, le groupe social, par sa formation, son action, son développement, sa préservation, sa tendance à la perfection et au bien-être. Ces idées sont sucs de l’individu, à qui elles se révèlent au fur et à mesure des progrès du groupe, mais elles ne viennent pas de lui ; il ne les possède point a priori ; il est par lui-même incapable de les produire. » [55]

Cette thèse du primat du collectif sur l’individu, qui apparaît à plusieurs reprises dans le Cours, est spécifiquement rapportée à la morale [56], à la justice [57] et au droit :
« Le droit est l’idée propre de l’homme collectif qui est infuse à chacun de nous par notre communion avec lui, notre
obligation vient de là. Nous sommes
individu, et partie d’un individu supérieur dont les lois déterminent les nôtres,
c’est-à-dire nous obligent, ni plus ni moins que les lois de notre propre être. » [58]

La thèse de la transcendance de la morale qui s’affirme dans les écrits de cette époque conduit toutefois Proudhon à une aporie. La difficulté dont il prend au demeurant lui-même conscience est la suivante : si la morale et la justice sont fondées sur la société, comme la société évolue, Proudhon en arrive à affirmer qu’il n’existe pas de vérité, que tout est fluctuant, même le droit. « Le droit dans l’humanité est essentiellement mobile et variable » [59], écrit-il. Par conséquent, c’est son système entier qui est menacé de dissolution historiciste. La thèse héraclitéenne d’une pensée de pur devenir, non finalisée [60], et le relativisme moral qui
en est induit ne correspondent pas
aux convictions intimes de Proudhon. Comment en effet concevoir la liberté, la souveraineté de l’individu, si son idéal moral ne signifie rien d’autre qu’une conformation à la volonté collective. Si l’homme n’est pas « le sujet de la justice », la morale lui est extérieure. Proudhon formule la même remarque à propos du droit. Une fondation du droit hors de l’homme nie la liberté, dans la mesure où l’homme ne serait pas auteur mais simple instrument de l’histoire. « Poser le principe du droit en dehors du sujet humain » est contraire à la liberté, note-t-il dans la Justice. Un système affirmant une telle transcendance de la morale et du droit par rapport à l’être humain prive l’individu de toute responsabilité :
« Dans ce système, l’individu n’a pas d’existence juridique ; il n’est rien par lui-même ; il ne peut invoquer de droits, il n’a que des devoirs. La société le produit comme son expression […], il lui doit tout, elle ne lui doit rien. » [61]

Proudhon se voit dans l’obligation d’apporter une importante correction à son système ; il en vient même à opérer une véritable révolution, inversant le rapport entre l’objectif et le subjectif [62]. Dès la Justice, « morale », « justice » et « droit » ont leur fondement dans la conscience, et la société devient un produit de l’homme. Avec la Justice, l’accent est mis sur la liberté et sur la responsabilité humaine dans le cours des événements. Le droit n’est plus subi [63], cela signifie que l’ordre juridique n’est plus imposé de l’extérieur, mais qu’il repose sur une convention ou un accord, auquel chacun doit librement souscrire. Destituée de son précédent pouvoir, la société change de nature. Elle est désormais censée être une structure non hiérarchisée regroupant des individualités autonomes et souveraines, acceptant librement d’y adhérer.

« Le peuple n’est autre chose que l’union organique de volontés individuelles libres et souveraines qui peuvent et doivent se concerter, mais n’abdiquer jamais. » [64]

L’ordre juridique réglant la vie communautaire repose dès lors sur la reconnaissance des droits et devoirs mutuels de ses membres, une telle reconnaissance ne pouvant être le fait que de la liberté.
« Il n’y a d’autorité légitime que celle qui est librement subie, comme il n’y a de communauté utile et juste que celle à laquelle l’individu donne son consentement. » [65]

À quelle condition le droit doit-il répondre pour que l’individu accepte librement d’y souscrire ? La réponse de Proudhon est claire : il s’agit de la prise en compte des intérêts individuels. Le pacte ne pourra être réalisé qu’avec l’adoption d’un modèle prenant en compte les intérêts de chacun :
« C’est dans l’harmonie [des] intérêts [des volontés individuelles, libres et souveraines composant le peuple] que cette union doit être recherchée. » [66]

Ainsi revu, le contrat social devient un pacte d’intérêts, la communauté la plus juste et la plus utile, la communauté mutuelliste, étant celle capable d’optimiser ce calcul d’intérêts. Le droit, légitimé par l’adhésion de tous les individus sur la base d’un tel calcul d’intérêts, se voit dès lors imparti pour tâche de maintenir cette « harmonie d’intérêts » sur laquelle repose la cohésion sociale, soit d’assurer la « protection des intérêts individuels et de la liberté » [67]. Le droit devient ainsi le garant de la liberté [68]. Mais comme l’ensemble de l’ordre juridique repose sur la liberté, il peut se présenter des cas de dérive. Pour remédier aux abus, Proudhon admet l’existence d’un droit de contrainte, définissant un droit d’intervention de la société :
« La liberté, c’est le droit qui appartient à l’homme d’user de ses facultés comme il lui plaît. Ce droit ne va pas sans doute jusqu’à celui d’abuser. [...] Tant que l’homme n’abuse que contre lui-même, la société n’a pas le droit d’intervenir ; si elle intervient, elle abuse. » [69]
Et c’est précisément à l’État [70] que revient le rôle de gardien de l’équilibre, comme nous venons de le voir.

En résumé, une importante révolution s’opère au fil de la production proudhonienne dans la conception du droit et de la morale. À une conception transcendante plaçant le fondement de ces deux disciplines dans l’être collectif, succède une conception immanente faisant de la conscience leur unique source. Cette évolution remarquable s’explique par le souci de Proudhon de sauvegarder le système de la liberté menacé par
la dissolution historiciste et le relativisme moral induit par sa position initiale. À partir de la Justice, suite au réajustement de la théorie dialectique, il n’est plus question de suppression de l’État.

Bien plus, ce dernier devient un instrument indispensable à l’équilibre social. Transformée par l’idée de justice [71], la force autoritaire propre au gouvernement est renversée et mise au service des intérêts de la liberté. La fédération proudhonienne devient ainsi un compromis entre l’anarchisme et l’étatisme. Dans les publications qui suivent la Justice, la nécessité de l’État est confirmée. Proudhon s’attarde cependant peu sur la signification qu’il lui accorde. C’est l’opuscule la Théorie de l’impôt [72] qui définit encore le plus clairement les attributions de l’État [73]. Proudhon y défend entre autres l’idée que le rôle de l’État est de protéger les libertés fondées sur la reconnaissance des droits de l’homme [74]. C’est à l’étude des attributions de l’État que sera consacrée la dernière partie de cet article.

2. Les attributions de l’État dans la solution fédéraliste

Nous savons par le Principe fédératif que l’État n’existe que par la libre volonté des citoyens qui le composent. Il n’est donc plus opposé à la société, puisqu’il en devient l’expression. Son domaine est désormais celui de l’intérêt public ; ce service est d’ailleurs monnayé ; en effet, Proudhon n’est pas opposé au prélèvement d’un impôt, pour autant que cet argent serve à la collectivité. [75]
Les compétences de l’État sont même étendues puisque, sur le plan intérieur, celui-ci gère tout ce qui relève du respect de la loi [76] et de l’organisation des services publics [77] (entre autres la gestion des fonds publics, l’instruction publique, la sécurité sociale et une médecine sociale).

Cette affirmation du rôle de l’État va de pair avec la mise en place d’un système visant à éviter toute centralisation :
« Toutes mes vues politiques se réduisent à une formule semblable : Fédération politique ou Décentralisation. » [78]
La clé de l’équilibre à atteindre réside selon Proudhon dans le morcellement en petits groupes autonomes [79]. Il est indispensable de multiplier les corps intermédiaires.

Le fédéralisme est compris comme une forme de droit public, caractérisé par le partage des pouvoirs entre les entités fédérées, la juste répartition des tâches visant à la préservation de l’unité dans la diversité. Grâce à une telle répartition équilibrée du pouvoir à l’intérieur d’un État, le principe de la fédération ferait obstacle à toute appropriation du pouvoir politique, que se soit par un groupe de dirigeants ou un chef d’État.

Cette conception fédéraliste ne concerne pas uniquement le plan des affaires intérieures, mais est appliquée également aux relations internationales. L’idée est de former une confédération [80] de petits États ; en effet, la formation de grands États conduirait presque inévitablement à une centralisation du pouvoir, incompatible aux yeux de Proudhon, avec la liberté. C’est la raison pour laquelle il n’est pas favorable à une fédération unique sur le plan international.
« L’idée d’une confédération universelle est contradictoire […]. L’Europe serait encore trop grande pour une
confédération unique : elle ne pourrait former qu’une confédération de confédérations. » [81]

Faisant allusion à l’Italie et à la Pologne, Proudhon montre que la formation de grands États à tendance nationaliste constitue un danger pour la paix. La solution résiderait en leur morcellement en petites entités.

« Il a été parlé maintes fois, parmi les démocrates de France, d’une confédération européenne, en d’autres termes, des États-Unis de l’Europe. Sous cette désignation, on ne paraît pas avoir jamais compris autre chose qu’une alliance de tous les États, grands et petits, existant actuellement en Europe, sous la présidence permanente d’un Congrès. Il est sous-entendu que chaque État conserverait la forme de gouvernement qui lui conviendrait le mieux. Or chaque État disposant dans le Congrès d’un nombre de voix proportionnel à sa population et à son territoire, les petits États se trouveraient bientôt, dans cette prétendue confédération, inféodés aux grands […] ; une semblable fédération ne serait donc qu’un piège ou n’aurait aucun sens. » [82]
Si les groupements de taille modeste sont la solution pour préserver la liberté individuelle, Proudhon ne précise pas leur taille idéale, leur degré d’autonomie, ainsi que les liens qui les unissent à d’autres groupes équivalents. Il met simplement l’accent sur la nécessité de maillons intermédiaires, permettant de conserver les particularismes.

3. Conclusion

On peut noter dans l’œuvre de Proudhon des affirmations contradictoires sur le rôle de l’État. Ces différences ne sont pas le fait d’incohérences de sa part, mais d’une profonde évolution de ses vues, le conduisant d’une position anarchiste, déniant toute légitimité à
l’État, à une position fédéraliste, faisant de l’autorité étatique l’une des conditions nécessaires à la vie en société.

Ce changement d’orientation est la traduction sur le plan politique de deux modifications majeures intervenues dans les soubassements théoriques de la pensée proudhonienne, touchant respectivement au statut de l’antinomie et au statut du droit. Dès lors 1) qu’à la lumière des derniers développements de la théorie dialectique, toutes les forces en opposition sont déclarées à égal titre nécessaires à l’équilibre social, l’État se voit imparti dans la solution fédéraliste un rôle de modérateur, visant à maintenir l’équilibre entre les différents acteurs du champ social, soit à empêcher les déséquilibres qui naîtraient de l’accroissement unilatéral de l’un d’eux ; 2) que l’ordre juridique n’est plus imposé de l’extérieur, mais repose sur une libre adhésion et fait ainsi intervenir la liberté, l’État, dans la solution fédéraliste, devient le garant d’un droit de contrainte qu’il convient d’instaurer pour mettre chacun à l’abri des possibles mésusages de la liberté. Chargé de faire respecter les libertés individuelles fondées sur la reconnaissance des droits de l’homme, l’État est désormais au service de l’intérêt public.

Fawzia Tobgui