« Ilest juste et nécessaire d’abolir les frontières entre les
nations, les sociétés, les cultures et tout ce qui nous sépare
et nous définit. Pour que ce processus n’entraîne pas la
formation de nouvelles frontières ou d’autres ségrégations, il doit se
faire par en bas, par les gens et non par des institutions élitaires comme
l’Union européenne, l’OTAN ou l’ONU.
Il est nécessaire d’abolir tous les États, les gouvernements et les
institutions autoritaires, pour que se forment des communautés
fondées sur des valeurs communes comme la liberté, le respect, la
collaboration et la solidarité. À leur tour, ces communautés peuvent
transformer le monde en un monde basé sur ces valeurs. C’est pour
aller dans cette direction en soutenant le mouvement anarchiste par-
delà les frontières que nous avons créé
ABOLISHING THE BORDERS FROM BELOW
Les raisons d’une publication régulière sont nombreuses. Il y a
beaucoup de groupes anarchistes en Europe de l’Est pour lesquels un
échange continu d’idées, de tactiques, d’expériences et de matériel est
utile. Beaucoup de militants ailleurs s’intéressent aux idées et aux
actions des « anarchistes de l’Est ». Nous estimons nécessaire
d’intensifier la collaboration entre l’Est et l’Ouest pour résister à la
Forteresse Europe, à la mondialisation de l’économie, aux effets du
capitalisme sur notre vie. Les échanges sont nécessaires au quotidien,
et pas seulement lors de manifestations internationales comme à
Prague, Göteborg ou Gênes. Ce journal souhaite établir un meilleur
réseau entre les groupes et les individus de tout le continent. »
(Extrait de la déclaration de principes publiée
dans chaque numéro de la revue)
Abolishing the borders from below, qui
paraît à Berlin depuis décembre 2001, a
commencé comme un simple bulletin de 16
pages, six fois par an, pour devenir une revue
irrégulière d’une soixantaine de pages. Elle est
publiée par un groupe d’anarchistes origi-
naires d’Europe de l’Est. Leur premier objectif
était de créer des ponts entre ce qui se passe là-
bas et les mouvements en Allemagne et
ailleurs. Ils constatent aussi que les groupes
anarchistes d’Europe de l’Est sont très isolés
les uns des autres ; qu’à l’Ouest on connaît peu
les réalités, les problèmes, les luttes et les
résistances dans la région : on sait souvent
mieux ce qui se passe chez les anars d’Amé-
rique latine ; enfin, qu’il y a toutes les raisons
de propager et de partager les idées et les
projets anarchistes. En novembre 2005, ils ont
donné une longue interview à un zine slovène,
dont nous publions des extraits.
« Nous étions six ou sept au départ,
surtout des anars et des anarcho-punks
des régions nommées Pologne et
Lithuanie. Nous étions conscients du fait
que plus nous serions ouverts, plus vite
nos amis se joindraient à nous. Nous
avons donc décidé de continuer sur les
deux fronts, politique et culturel, tout en
publiant et en descendant dans la rue. Et
nous avions raison, en quelques
semaines d’autres personnes ont
participé au groupe. Nous avons démarré
plusieurs projets, ce journal, notre groupe
de soutien anti-répression, la construc-
tion (littéralement !) d’un info-shop-
bibliothèque-bureau. […] Actuellement
dans le collectif il y a des gens venant de
régions nommées Pologne, Lithuanie,
Roumanie ou Slovénie, mais aussi Italie,
Allemagne, Afrique du Sud ou Tasmanie.
Ce qui nous réunit, c’est trois choses :
Berlin, où nous avons décidé de vivre et
de militer ; la vision d’une société
anarchiste libre ; et la volonté d’aller de
l’avant collectivement. […] Le plus jeune
du collectif est un anarcho-punk de 18 ans, le plus ancien un syndicaliste de la
vieille école, qui a 60 ans. Certains sont
proches des courants insurrectionnalistes
et individualistes, d’autres sont de la
tradition plateformiste, fédéraliste ou
anarcho-syndicaliste. Il y a en a qui ont
connu l’anarchisme en travaillant dans
des bidonvilles d’Afrique du Sud,
d’autres par la tradition anar en Italie, ou
en militant à Solidarnosc dans les années
80, ou par les mouvements écologistes
radicaux. Il y a du boulot pour parvenir à
un consensus, trouver des compromis,
mais on a appris à se donner le temps.
Cela implique beaucoup d’émotions,
mais nous allons boire des bières après
les réunions et nous retrouver entre amis
et compagnons, et non entre opposants.
[…]
Comme nous n’avons pas de langue
de communication (la plupart savent
l’anglais ou l’allemand, mais pas tous),
nous passons d’une langue à l’autre lors
de nos réunions. Ça a l’air difficile, mais
nous nous y sommes habitués, et ça Pour la revue, nous avons une
trentaine de correspondants en Europe
de l’Est et une centaine de distributeurs
dans le monde entier. […] La plupart
sont de petits projets « do-it-yourself »,
c’est un énorme boulot de communiquer
avec chacun d’eux. Mais nous n’avons
jamais voulu devenir une publication
professionnelle, nous voulons que ce
soient d’abord des militants qui écrivent,
ensuite éventuellement des journalistes
de métier. […] Et la revue a créé des liens
dans la région est-européenne. Nous
pourrions donner des dizaines
d’exemples d’anarchistes de différentes
villes qui ont entendu parler les uns des
autres par ce biais.
La situation en Europe de l’Est
De la Pologne au Kirghizistan, du Kosovo
à l’Estonie, on ne peut pas considérer
l’Europe de l’Est (EE) comme un bloc
homogène, les situations sont totalement
différentes. Certains des pays qui ont été
admis dans l’Union européenne
accélèrent le processus « d’égalisation »
avec les normes d’Europe occidentale,
que ce soit en termes de réformes
capitalistes ou de politique étrangère plus
agressive, par exemple en s’impliquant
dans la guerre en Irak. Leurs gouver-
nements et leurs élites économiques
doivent montrer à leurs alliés occi-
dentaux qu’ils sont ouverts aux
changements, en garantissant de bonnes
conditions aux investisseurs étrangers.
Pour tous les pays d’Europe, la formation
de l’Union européenne signifie
seulement plus de facilités pour le
marché et le renforcement du réseau
policier, et pas du tout une réelle
ouverture des frontières, ni des
améliorations sociales. Les pays de l’Est
doivent juste accélérer le processus, bien
plus sauvage et destructeur. Et l’Union
européenne ne tient pas non plus à
marche plutôt bien. […] s’élargir trop à l’Est : qu’on pense à la
difficulté que représente l’adhésion de la
Turquie, entre autres à cause de sa forte
composante musulmane. L’Union euro-
péenne veut aller jusqu’aux « frontières
du christianisme » et éviter la confron-
tation avec des régions trop instables,
dévorées par des conflits sociaux et
religieux auxquels elle ne veut pas être
mêlée. L’insurrection en Ouzbékistan ou
la première phase de la « révolution
orange » en Ukraine, par exemple,
montrent combien la situation sociale est
instable et que cela peut exploser d’un
instant à l’autre. Nous espérons que cela
explose dans des directions de liberté et
d’émancipation, et que les activités et les
idées anarchistes pourront y contribuer.
À notre avis, le potentiel est plus grand
en Europe de l’Est qu’en Occident.
À première vue, on a toutes raisons
d’être pessimiste. Pendant un demi-
siècle, les conditions de vie ont été assez
similaires, mais depuis douze ans les
différences économiques entre les
régions sont de plus en plus visibles.
Difficile de comparer la situation en
Slovénie ou en Estonie avec celle de
certaines régions de Pologne, de
Roumanie ou d’Ukraine orientale. En
même temps, le fossé entre la minorité
des gagnants et la grande majorité des
perdants du système capitaliste ne cesse
de se creuser dans toute la région. Ce que
nous avons appelé la « colonisation de
l’EE » mène à une dichotomie écono-
mique, entre ceux que le capitalisme
accepte de maintenir au-dessus du seuil
de pauvreté absolue et ceux dont per-
sonne ne se soucie. Cette dichotomie a
toujours caractérisé le processus capita-
liste et colonial, dans le monde entier.
Elle rend plus difficiles, notamment, les
communications mentales entre les
jeunes des différents pays, même si les
contacts physiques semblent plus aisés
puisque les frontières sont plus faciles à
passer.
Le néolibéralisme a créé d’autres
fossés et d’autres frontières : entre ceux
qui ont un emploi et ceux qui sont au
chômage, entre les nouvelles populations
d’immigrants et les nationaux, entre la
vieille génération et les nouveaux
yuppies, entre ceux qui ont une vie stable
et les précaires. Ces fossés sont impor-
tants dans la vie socio-politique, mais ils
sont largement ignorés, ce qui empêche
une prise de conscience collective des
causes des problèmes (et c’est pourquoi
certains d’entre nous sont réticents à
utiliser le concept de classes sociales). Les
gens se battent plus volontiers entre eux
qu’ils ne font front commun. « Abolir les
frontières par en bas » se rapporte aussi à
ces frontières-là.
Loin de nous l’idée d’accuser
seulement les vampires capitalistes. Les
gens eux-mêmes se font les objets du
processus en cours, ses victimes, par leur
apolitisme et l’apathie générale. Ce
comportement tient à des spécificités de
l’Europe de l’Est. Les gens ont été privés
de toute notion d’autodétermination et
de solidarité sociale par des années et des
années d’empoisonnement par la
politique des États communistes et la
propagande de leurs Églises. Au
contraire, ils ont été abreuvés de natio-
nalisme, de conservatisme religieux, de
xénophobie et d’antisémitisme (et de
caucaso-phobie, de tsigano-phobie, de
racisme, selon les régions) ce qui en a fait
des subordonnés et des victimes consen-
tantes. Poussés contre le mur de l’exploi-
tation, de la précarité et de la pauvreté,
ils n’ont plus l’idée de s’échapper, de
trouver des alternatives, de résister, de se
mettre ensemble : toutes ces valeurs
positives sont perdues. La formation
socialiste étatique à la subordination,
l’idée du sacrifice propagée par l’Église et
l’individualisme préconisé par le
capitalisme résultent en un cocktail l’objet-masse parfait de l’exploitation.
Aucune résistance effective ne peut
s’imaginer dans cette ambiance.
La situation est d’autant plus tragique
qu’il y a un véritable potentiel anti-
autoritaire parmi ces populations,
potentiel qui résulte des mêmes sources
que l’apathie : de la pression autoritaire
traditionnelle. En antithèse à la pression
politique de l’État et morale de l’Église se
sont développées des coutumes dans
toute la région, avec autant de variantes.
Il y a par exemple un rejet généralisé de
la classe politique, une attitude négative
face aux organes de contrôle de l’État (la
police, les impôts), une crise du système
électoral. Un tas d’idées pour vivre et
survivre à côté de l’État. Ce sont des
attitudes fantastiques dont les gens
devraient être fiers, à partir desquelles ils
devraient inventer une vie meilleure. Ce
peut servir de base pour développer une
conscience anarchiste. Mais les gens sont
piégés, ils n’arrivent pas à transformer
ces coutumes jugées « criminelles » ou
« antisociales » en actes menant à
l’émancipation sociale et individuelle.
Les nouvelles-vieilles élites politiques
de la région ont tout le soutien de
l’Occident. Un siècle d’expérience de
croisade capitaliste contre les sociétés
leur est transmis pour qu’elles
empêchent l’éveil des « barbarismes
émancipateurs » des Européens de l’Est.
Et les « mouvements sociaux » contem-
porains leur emboîtent le pas. Les orga-
nisations réformistes à la mode (verts
néolibéraux, ATTAC, syndicats conser-
vateurs, etc.), qui sont des éléments du
statu quo, ont l’appui des élites pour
canaliser les frustrations et veiller à ce
que les « barbares » désillusionnées ne
découvrent pas les formes créatrices et
révolutionnaires de la résistance sociale.
C’est une situation merdique (et
parfois pire, comme en Biélorussie), mais
honnêtement : la situation en Europe de ’Est a-t-elle jamais été favorable aux
gens du commun ? Nous ne connaissons
aucun exemple dans l’histoire moderne.
Alors gardons un optimisme rationnel
pour agir. Une chose est claire, une
bonne partie de la population considère
l’État comme un furoncle sur son cul
social, sans qu’aucune idée anarchiste
n’ait influencé cette opinion. C’est donc
peut-être pas si moche que ça, il nous
faut juste trouver un langage commun.
Les anarchistes
Les mouvements anarchistes sont nés il y
a 10-15 ans en Europe de l’Est, c’est la
grande différence avec les autres régions.
Et ils sont nés de rien : il n’y a quasiment
aucune tradition radicale, aucun héritage
physique ou idéologique des anciennes
générations. La plupart des anarchistes
actuels n’ont pas de vieux compagnons,
pas d’histoire, pas de textes théoriques
dans leur langue. Là où un mouvement
anarchiste existait, il a été exterminé
entre 1915 et 1939 par l’activité simul-
tanée des bolcheviques et des fascistes.
Rien ne reste de mouvements forts
comme il en existait il y a un siècle en
Pologne orientale, en Ukraine ou en
Russie, il n’y a que quelques historiens
pour les connaître. Les jeunes mouve-
ments doivent donc développer leurs
propres notions théoriques, leurs propres
organisations (petits projets, réseaux,
coopérations), des formes d’action et
d’agitation spécifiques. […]
Les anarchistes sont comme une île
dans un néant social, ce n’est pas facile.
Si on fait de l’agitation, les gens craignent
qu’on soit de nouveaux agents qui
cherchent à les manipuler et refusent
d’écouter. Si on parle ouvertement de
« solidarité », « organiser », « résistance »,
« camarade », on nous tourne le dos, on
nous traite de bolcheviques. Le langage
politique des anarchistes est totalement discrédité dans nos régions. Cela signifie
que non seulement il nous faut trouver
de nouvelles formes d’action, mais aussi
le langage dans lequel nous nous
exprimons et où nous serons entendus.
Ça ouvre beaucoup de perspectives.
L’éventail des personnes est incroyable,
punks, étudiants, intellectuels, chômeurs
de 45 ans en colère, artistes libertaires,
quelques freaks, quelques plateformistes,
féministes révolutionnaires, immigrés
sans repères… Nous voyageons beau-
coup dans la région, et nous pouvons
vous assurer que cette hétérogénéité se
rencontre en Bulgarie, en Pologne, jusque
dans la Russie profonde, et même dans
notre collectif. Les gens sont peu
dogmatiques, s’intéressent peu aux
divergences théoriques, ils sont juste
d’accord pour refuser le capitalisme, le
communisme d’État, l’autoritarisme. Le
politiquement correct est enfermé à la
cave sans rien à manger. […]
Bien sûr, l’absence de tradition et de
théorie a ses côtés négatifs. Certains
débats n’ont guère lieu, comme sur le
sexisme, le féminisme et le patriarcat. Les
faiblesses théoriques rendent difficile la
participation à des débats publics, et la
possibilité de diffuser les idées anar-
chistes se limite à de petites actions
locales spontanées, qui sont souvent bien
reçues mais à très petite échelle. La
plupart des anars sont très jeunes, il n’y a
presque pas de « personnalités » parmi
eux qui pourraient parfois faire une
déclaration, présenter le point de vue
anarchiste sur une question concrète à
une vaste audience.Vous pouvez rigoler,
mais nous croyons qu’une sorte de
Chomsky polonais pourrait secouer la
société. Nous ne cherchons pas des
leaders intellectuels, mais nous n’arri-
vons pas à faire connaître l’anarchisme à
large échelle.
Les jeunes anarchistes commencent
toutefois à mettre en place des projets à long terme, des éditions, des journaux
réguliers, des campagnes publiques
solides, etc. Ils ont accumulé des
expériences théoriques et pratiques dans
les années 90 avec leurs actions de petites
dimensions. C’est positif, la protestation
se passe toujours dans la rue mais elle a
une base théorique, logistique et
organisationnelle, il n’y a pas de division
entre des militants de base et des
intellectuels de l’arrière, il y a au contraire
des échanges et un soutien mutuel.
Il reste à développer des actions
transfrontalières, une coopération visible,
pas seulement des contacts individuels
qui risquent l’élitisme ou la répression.
La question de fond reste : après 80 ans
d’invisibilité, comment l’anarchisme
peut-il regagner une place sociale ? En Europe de l’Est, les anarchistes ont
souvent les mêmes problèmes
qu’ailleurs, mais ils ont aussi d’autres
défis à relever. »
traduit et présenté par Marianne Enckell