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Occupation sans frontières Le modèle israélien de « guerre globale » déterritorialisée
Jean-Pierre Garnier
Article mis en ligne le 6 janvier 2010
dernière modification le 6 septembre 2010

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On a l’habitude, lorsqu’il est question du soi-disant « conflit
israélo-palestinien »1, de distinguer entre le territoire national
israélien, tel qu’il avait été officiellement (re) défini — sauf par
les gouvernements sionistes successifs2 ! — avec sa nouvelle frontière
internationalement reconnue de 1967 (la « ligne verte »), et les
« territoires occupés » (Cisjordanie, bande de Gaza et Jérusalem-Est),
espace fragmenté d’un virtuel État palestinien. Mais chacun sait, même
s’il est convenu pour des raisons diverses et parfois opposées de feindre
de l’ignorer, que, confrontée aux réalités du « terrain », cette carto-
graphie est purement imaginaire. Et pas seulement en raison des
redécoupages géographiques résultant de l’évolution conjoncturelle
des rapports de forces (extension des colonies, construction d’une
« barrière de séparation », retrait de l’armée israélienne de la bande de
Gaza…).

Si l’on délaisse la carte pour le territoire, on s’apercevra que, de facto,
il n’existe plus qu’un seul État, non reconnu comme tel, bien sûr, dont
les frontières se confondent désormais avec celles de la Palestine3, où
les forces d’occupation sont libres d’aller et venir à leur guise, et d’y faire
ce que bon leur semble pour surveiller, opprimer, réprimer, spolier et
évincer la population palestinienne. Avec, au plan militaire, une
particularité : le rôle-clef imparti par les stratèges de « Tsahal » au remodelage permanent de l’espace dans
ses trois dimensions. Que ce soit par le
biais de l’aménagement, l’urbanisme et
l’architecture, de la création de « zones
spéciales de sécurité » au profit des
colons, ou de « zones militaires fermées »
enclavant les communautés pales-
tiniennes, de « destructions ciblées » de
bâtiments, de plantations ou d’individus,
du contrôle de l’espace aérien et mari-
time ou des ressources aquifères, de la
métamorphose orchestrée de l’envi-
ronnement qui le tend méconnaissable
pour ses habitants originels, tout est mis
en œuvre pour dissoudre le sentiment
d’appartenance des habitants arabes à ce
qui était leur territoire, pour les en
déposséder, non seulement au sens
juridique, mais surtout aux plans pratique
et symbolique. Et, par là, les priver de l’un
des fondements majeurs de leur identité
collective en tant que peuple.

Cette particularité stratégique
confirme l’État juif dans son statut à la
fois politique et anthropologique d’« état
d’exception », expression à prendre ici
dans ses deux acceptions. D’abord,
s’agissant de la population arabe, les
règles censées définir le rapport des
citoyens à l’espace habité dans un État de
droit démocratique – pour reprendre la
formulation idéologique consacrée – ne
s’appliquent que de manière très partielle
pour les ressortissants de celui d’Israël,
étant entendu qu’elles sont purement et
simplement ignorées dans les zones qu’il
contrôle hors de ses frontières officielles.
Ensuite, comparés à d’autres, les dispo-
sitifs territoriaux propres à la domination
sioniste présentent une indéniable sin-
gularité, encore que certains d’entre eux
risquent fort, dans les années qui
viennent, de devenir la règle dans un
monde où l’impératif sécuritaire sert
dorénavant de boussole aux
gouvernements.

Sous couvert de « guerre globale contre le terrorisme et la criminalité », en
effet, l’instrumentalisation de l’espace
pour le rendre plus facilement
« défendable » contre les menées d’un
ennemi protéiforme compte parmi les
innovations très prisées en matière de
police des populations. Or, « occupés » ou
non, les territoires de l’ancienne Palestine
font à cet égard figure de terrains
d’expérimentation idéaux pour les
guerres « de basse intensité » à venir que
les forces de l’ordre de « l’Occident » sont
appelées à mener, sur ses marges mais
aussi en son sein même, contre les
rébellions provoquées par les méfaits du
capitalisme « globalisé ».

Déterritorialiser l’identité
palestinienne

À l’intérieur du territoire de l’État
sioniste, posséder la nationalité israé-
lienne ne garantit nullement contre la
dépossession. Les droits ne seront pas les
mêmes selon l’appartenance ethnique.
Un juif bénéficiera d’un statut de citoyen
à part entière, mais un Israélien d’origine
arabe ne sera qu’un citoyen de seconde
zone : il n’aura pas le droit d’effectuer le
service militaire ; beaucoup de métiers,
dans la fonction publique, notamment,
lui sont interdits ainsi que nombre de
lieux car il fait l’objet d’une suspicion
systématique et sera soumis à des
« contrôles d’identité » répétés. Sans
oublier le rôle négatif des mariages
religieux non juifs – dans cet État théo-
cratique, le mariage civil n’existe pas – et
la loi qui empêche tout citoyen d’origine
arabe de voter pour un parti qui ne
respecterait pas… le caractère « juif » de
l’Etat israélien ! Un citoyen israélien
d’origine arabe n’a pas non plus le droit
de construire (ou l’obtient très difficilement) ni d’être propriétaire immobilier, même bien avant. Ce qui autorise
d’innombrables démolitions et expul-
sions sous des prétextes aussi divers que
fallacieux4.

En zone occupée, tandis que le colon
juif jouira des mêmes droits de propriété
ou d’accès que ses coreligionnaires sur
des terres illégalement confisquées aux
Palestiniens, ces derniers vivront sous la
menace permanente d’être évincés de
leur habitat pour être parqués dans des
zones de relégation éloignées, dépour-
vues des moyens minimaux d’une
existence décente. Avec pour horizon
non avoué parce qu’inavouable le
« transfert » de la majorité de la popu-
lation palestinienne hors de Palestine5.
Pour qualifier les procédés auxquels ont
recours les occupants et la visée qui les
inspire, les opposants juifs à cette
politique discriminatoire n’hésitent plus à
parler de « nettoyage ethnique », dès lors
que l’on peut définir comme telle
« l’expulsion par la force d’une région ou
un territoire particulier afin d’homo-
généiser une population ethniquement
mixte », avec pour intention de « pro-
voquer l’évacuation de la plus grande
parie des résidents, mettant tous les
moyens à la disposition de celui qui
expulse »6.

Priver les Palestiniens de leur(s)
terre(s) ou de leur(s) liberté(s) dans leur
espace de vie, participe d’un projet qui va
bien au-delà des objectifs habituels de
toute entreprise coloniale. Il s’agit aussi
et, peut-être, surtout, de les priver par ce
biais de leur identité en tant que peuple.
S’ils n’ont sans doute pas lu les écrits du
marxiste dissident Henri Lefebvre, les
stratèges sionistes, dont certains se
plaisent, comme on le verra, à se référer
aux théorisations de penseurs français
postmodernes (Deleuze, Guattari,
Derrida…), semblent en tout cas aussi
convaincus que le philosophe et
sociologue progressiste français – mais
même si sa famille a vécu depuis des
décennies sur le territoire israélien et dans une perspective politique évi-
demment inverse – de l’existence d’un
lien consubstantiel entre l’identité d’un
groupe social et l’appropriation d’un
territoire. Car H. Lefebvre avait bien mis
en évidence la dissolution de l’une
lorsque l’autre était rendue impossible :
« Les cultures, les consciences des
peuples, des groupes et même des
individus n’évitent pas la perte d’identité,
qui s’ajoute aux autres terreurs.
Références et référentiels venus du passé
se dissolvent. Les valeurs érigées ou non
en "systèmes" plus ou moins cohérents
s’effritent en se confrontant à la perte
d’espace. Rien ni personne ne peut éviter
l’épreuve de l’espace. Plus et mieux, un
groupe, une classe ou fraction de classe,
ne se constituent et ne se reconnaissent
comme "sujets" qu’en engendrant
(produisant) un espace7. »

P.S. :

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