La notion de territoire a pris ces dernières années une place
très importante, quelquefois sans doute démesurée1. Après le
temps de la territorialisation qui entendait gommer les
particularismes et les identités territorialisées, vient le temps des
identités patrimoines localisées. Le territoire semble avoir englouti les
espaces et les paysages des géographes, tout comme les champs et les
lieux des sociologues. Sans cesse convoqué par les politiques et les
habitants, souvent réifié, le territoire mérite un examen détaillé.
Ruptures et désenchantement
La campagne est à l’origine de la notion de territoire et a été associée
traditionnellement à un passé révolu, un monde enchanté où les rites
et les mythes empêchaient la science de prospérer et engluaient le
paysan dans un terroir immobile. La société traditionnelle offre alors
des identités communautaires où l’individu est second, voire absent.
L’école, on le sait, a participé activement, idéologiquement, au
désenchantement et à l’éradication des particularismes. La stigma-
tisation du populaire, du Berrichon2, du Breton, de l’Auvergnat n’est pas
la Geste la plus glorieuse des « Hussards noirs ».
La culture populaire, vivante et foisonnante dans les campagnes
jusqu’au milieu du XVIe siècle, a perdu la bataille avec l’édification de cités, et donc l’émergence d’une culture
urbaine. Culture de survie chargée de
conjurer les mauvais sorts, d’éloigner les
brigands, les peurs et les angoisses,
sacralisée dans des rites réguliers,
adossée à une perception du temps et de
l’espace originale, elle s’éteindra pro-
gressivement dans le bouleversement
qu’opéra l’émergence des villes :
« Fêtes et jeux de plus en plus surveillés
par des autorités craignant les excès, que
secondent bientôt l’État et l’Église. La
répression de la culture populaire com-
mence en ville, par sa dépréciation, par
l’embrigadement des corps de popula-
tion, par la définition d’une frontière entre
le profane et le sacré. » 3
L’individu isolé ne se conçoit pas en
ville (ou alors pour les marginaux), on
appartient simultanément à plusieurs
cercles, corps de population, qui pro-
tègent et enserrent : famille, voisinage,
amitié, rue, quartier, paroisse, profession.
Par cette multiplication de groupes,
hiérarchisés, la paix sociale règne,
garantie par « l’inlassable répétition, dans
le travail, dans les loisirs, dans les activités
religieuses ou profanes, des notions de
déférence et d’obéissance aux chefs »4. Ce
modèle n’éradique aucunement la
violence, à bien des égards exacerbée,
mais elle la détourne des maîtres de la
cité. La violence en effet gouverne, de
jour comme de nuit, elle a simplement
changé d’âme : ce n’est plus l’effroi irra-
tionnel du village vis-à-vis de l’extérieur, mais la peur raisonnée à l’intérieur des
murailles. Les solidarités de groupes
permettent de circuler dans les péri-
mètres définis, et par là même interdisent
aux mendiants, vagabonds et déracinés
de s’établir en ville : on les parque, on les
chasse, exceptés les « bons » pauvres et
les filles de joie – à Arras au XVe siècle les
mendiants acceptés doivent porter le rat
de la ville sur leurs vêtements, et les
prostituées arborer un brassard vermeil.
Dès le XVIe siècle on assiste à une
véritable répression de la culture populaire, en particulier à l’endroit des corps,
de la sexualité. La gaillardise, la licence
même est vécue au Moyen Âge dans la
bonne humeur (Pasolini la mettait en
scène avec la nostalgie qui était la sienne
concernant cette époque)5 ; elle sera
désormais sévèrement condamnée. Jean-
Louis Flandrin6 livre plusieurs ordonnances synodales du XVIe au XVIIIe siècle,
qui nous renseignent sur deux choses : la
volonté de contrôler… et la réalité des
mœurs :
« Nous défendons aux frères et sœurs ou
autres parens* de sexe différent de
coucher ensemble après l’aage* de 7 ans.
Cet usage, qui donne lieu à une infinité
d’horribles péchés, comme nous l’ont
rapporté plusieurs confesseurs, est donc
prohibé sous peine d’excommunication et
d’une amende de dix livres. Sous les
mêmes peines nous défendons aux pères,
mères, tuteurs de ces enfans* et à tous
ceux qui en ont la charge, de leur
permettre de coucher ainsi ensemble. »
L’Église initiera les sanctions, mais
sera suivi rapidement par les tribunaux
laïques, pour qu’enfin au XIXe siècle
« l’opinion bourgeoise, avec la complicité
des médecins, [ait] trouvé commode de
nier le désir sexuel des enfants, et de
considérer comme une maladie les
plaisirs habituels de l’adolescence7 ». Il
faut lire Foucault, dans Surveiller et punir8,
pour suivre le douloureux répertoire des corps suppliciés ; quant à la soumission
des âmes, l’Église catholique en a fait son
domaine du milieu du XVIe jusqu’au
milieu du XVIIIe. Le règne du Roi Soleil
imposa une culture de Cour, d’élites
citadines, qui enfonça dans la nuit toute
culture populaire ; c’est cette époque
qu’on appela le « Grand Siècle » pour les
arts :
« Ce développement d’un siècle et demi
forme un tout si évident pour l’esprit
français qu’on l’a dénommé classique. Le
roi de Prusse, Frédéric II, aurait dit, à la
nouvelle de la mort de son ex-protégé, en
1778 : Le tombeau de Voltaire est celui des
Beaux-Arts ; il fait la clôture du beau siècle
de Louis XIV. Il ne séparait pas de celui-ci
le règne de Louis XV. » 9
L’imagerie et la littérature de colpor-
tage, connues sous le nom de culture de
« masse », apparaissent au XVIIe siècle : elle
vulgarise des modèles idéologiques
savants et porte un coup mortel à la
culture populaire antérieure. Cette
volonté unificatrice n’a plus jamais
permis le retour à la diversité liée aux
multiples communautés de jadis, terreau
de la culture populaire