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Les bandes noires du cinéma surréaliste

Isabelle Marinone

Article mis en ligne le 22 juin 2005
dernière modification le 26 juin 2005

Depuis Bakounine, il n’y a pas eu en Europe une conception radicale de la liberté. Chez les surréalistes, on la trouve. Ils sont les premiers à jeter bas l’idéal de la liberté sclérosé du libéralisme et de l’humanisme moralisant. C’est qu’ils savent que la liberté ne s’obtient qu’à travers mille sacrifices les plus durs et qu’elle n’accepte pas de limites, rejette tout calcul pragmatique et veut être vécue dans sa plénitude.
Walter Benjamin [1]

Le surréalisme plonge ses racines dans le terreau de l’anarchisme depuis sa création. Cette source noire a porté les flots de liberté qui ont permis au mouvement surréaliste de se développer. André Breton dans le Libertaire (journal de la Fédération anarchiste) du 11 janvier 1952, revient sur les origines du surréalisme dans son article « La Claire Tour » :

« Où le surréalisme s’est pour la première fois reconnu, bien avant de se définir à lui-même et quand il n’était encore qu’association libre entre individus rejetant spontanément et en bloc les contraintes sociales et morales de leur temps, c’est dans le miroir noir de l’anarchisme. Anarchie ! ô porteuse de flambeaux ! »

Reconsidérer l’art, c’est en effet reconsidérer la société qui s’y rattache,

là se trouve le pivot du mouvement. Détruire les formes classiques, conventionnelles de l’art, c’est poser la question non seulement d’autres arts possibles, mais aussi d’autres modes de vies, d’autres philosophies, d’autres organisations sociales... Les surréalistes s’attaquent à l’appareil de défense de la société comme l’armée, la justice, la police, la religion, la médecine, l’éducation. Les déclarations collectives ou les textes individuels d’Aragon au début
des années 20, d’Artaud, de Breton, de Crevel, de Desnos, d’Ernst, de Leiris, de Masson, de Péret, ou encore de Queneau, portent des coups aux institutions et à l’ordre moral qui les sous-tendent. L’un des premiers tracts du groupe, en janvier 1925, débute par ces mots :

« Ouvrez les prisons. Licenciez l’armée. Il n’y a pas de crimes de droit commun. Les contraintes sociales ont fait leur temps. Rien, ni la reconnaissance d’une faute accomplie, ni la contribution à la défense nationale ne sauraient forcer l’homme à se passer de la liberté. »

Le surréalisme détruit l’art « académique » (l’art « tout court » selon le point de vue de Marie-Dominique Massoni), comme l’anarchisme tend à détruire la société en place pour y construire ici des formes esthétiques inédites, là des associations libres novatrices. La fin ultime que s’assignent anarchistes et surréalistes est commune : restitution intégrale des pouvoirs dont l’Homme a été spolié, tant par les puissances spirituelles que par les puissances économiques et politiques. Capitalisme de l’argent et uniformisation de la pensée étant liés, il est donc de rigueur de détruire l’un et l’autre. Les surréalistes veulent en finir avec l’exploitation de l’esprit comme avec l’exploitation de l’Homme. Jean Schuster [2] parle de cet engagement avec les anarchistes en ces termes :

« Notre révolte, parce qu’elle est totale (que cela plaise ou non), nous fait nous rencontrer avec les éléments extérieurs spécialisés qui nous paraissent être les plus dangereux pour l’ordre que nous voulons abattre et les plus proches de nous dans la morale [...]. C’est ainsi que sur un plan où il n’appartient pas au
surréalisme de lutter par ses propres moyens, nous faisons nôtres les aspirations de la FA (Fédération anarchiste) vers une société communiste libertaire. Mais nous entendons également, non pas imposer à nos camarades anarchistes le partage de nos idées, mais provoquer chez eux une prise de conscience à l’égard d’un certain nombre de problèmes qui ressortent plus particulièrement aux domaines intellectuel, sensible et moral et qui appellent une résolution aussi radicale que le problème social. »

Les années 50 marquent un tournant politique chez les

surréalistes qui se
rallient au mouvement anarchiste. Après s’être fourvoyé au Parti communiste
puis, dans les rangs trotskistes, ils
espèrent avec les libertaires, pouvoir réaliser « la révolution totale, intellectuelle et sociale », en retrouvant leur premier amour, l’association libre et révoltée. [3]

Une histoire entre révolte et révolution

Les surréalistes du début des années 20 subissent une forte influence libertaire dans la tradition des milieux artistiques de la fin du xixe siècle et notamment du mouvement « incohérent » et symboliste. Comme leurs aînés, ils sont sensibles aux actes de révolte individuelle. Ils s’enthousiasment à propos des exploits passés de la bande à Bonnot, des attentats de l’anarchiste émile Henry, et lisent la presse libertaire. En 1923, ils saluent l’acte de la jeune anarchiste Germaine Berton qui tue d’un coup de revolver le « camelot du roi », Maurice Plateau, secrétaire de rédaction à l’Action française. Pourtant, à partir de 1925, ils prennent position du côté marxiste. Désirant se joindre à un mouvement révolutionnaire, les surréalistes s’éloignent d’un mouvement anarchiste peu attractif et sont fascinés par la Révolution russe. Le tout jeune parti communiste leur apparaît comme porteur de valeurs libertaires : antimilitarisme, internationalisme, anticolonialisme. L’engagement politique des surréalistes aux côtés des communistes et des trotskistes s’est limité à dix ans (de 1925 à 1935) sur plus de cinquante ans de l’activité du groupe. Le passage significatif de ces dix années se révèle surtout en 1929 dans ce changement de slogan, on passe alors de la Révolution surréaliste au Surréalisme au service de la révolution. Breton explique dans son article « La Claire Tour », précédemment cité, qu’à cette période, les surréalistes étaient persuadés que la révolution sociale prônée par les marxistes, ne pouvait promouvoir qu’une société libertaire.

Par la suite, ils comprirent qu’au monde libertaire dont ils rêvaient s’était substitué

« un monde où la plus servile obéissance est de rigueur, où les droits les plus élémentaires sont déniés à l’homme, où toute vie sociale tourne autour du policier et du bourreau. » [4]

Le parti ne comprend pas les créations surréalistes, trop peu explicites, trop peu propagandistes. Le groupe finit par s’en éloigner, prenant conscience des positions staliniennes du PC, contraires à leur idéal. Comme l’explique André Reszler, « l’esthétique marxiste se présente en tant que gardien de la tradition réaliste » contrairement à « l’esthétique anarchiste, gardien de l’esprit de rupture ». [5]

Marxisme et surréalisme, suivant cette optique, ne pouvaient donc s’entendre. Les années 50 trouvent un Breton critique face au stalinisme.6. [6]

Selon Pietro Ferrua, ce sont sans doute les purges et les procès de Moscou de 1935-1936 qui opèrent un changement dans la pensée politique de Breton. [7]

Dans cet état d’esprit, les idées libertaires d’origine refont surface. C’est ainsi que le 12 octobre 1951, un manifeste surréalo-anarchiste se fait jour dans les pages du Libertaire, s’intitulant « Surréalisme et anarchisme, déclaration préalable » dont voici quelques extraits 8. [8].
 :

« Surréalistes, nous n’avons cessé de vouer à la trinité : état-travail-religion une exécration qui nous a souvent
amenés à nous rencontrer avec les camarades de la Fédération anarchiste. [...] Irréconciliables avec le système d’oppression capitaliste, qu’il s’exprime sous la forme sournoise de la « démocratie » bourgeoise et odieusement colonialiste ou qu’il prenne l’aspect d’un régime totalitaire nazi ou stalinien, nous ne pouvons manquer d’affirmer une fois de plus notre hostilité fondamentale envers les deux blocs. [...] Nous n’attendons que de l’action autonome des travailleurs l’opposition qui pourra l’empêcher et conduire à la subversion, au sens de refonte absolue, du monde actuel. [...] La lutte pour le remplacement des structures sociales et l’activité déployée par le surréalisme pour transformer les structures mentales, loin de s’exclure, sont complémentaires. Leur jonction doit hâter la venue d’un âge libéré de toute hiérarchie et de toute contrainte. »

Chien andalou

Cette position anarchiste reste aujourd’hui de mise au sein des surréalistes, notamment chez certains membres comme Aurélien Dauguet, André Bernard ou encore Marie-Dominique Massoni. [9]

Un pré-cinéma surréaliste naissant dans l’« incohérence »

Les Histoires du cinéma lorsqu’elles traitent du
surréalisme, font remonter les premiers films de ce mouvement au milieu des années 20, avec notamment Un chien andalou de Luis Bunuel. Parfois sont comptabilisées les œuvres cinématographiques de Man Ray, antérieures à celles de l’artiste espagnol, que l’on considère souvent comme faisant partie à la fois de Dada et du surréalisme. Si le mouvement débute officiellement en 1924, les prémisses de celui-ci remontent eux aux alentours de 1880. En 1881 exactement. Mais qui se souvient du groupe délirant des Hydropathes et autres Incohérents ? C’est à l’époque remuante du cabaret Le Chat noir. À cette période,
des agitateurs de mots et d’images ont à leur tête un certain émile Goudeau, personnage haut en couleur et inventeur du terme « hydropathe », nom trouvé à
partir d’une valse entendue lors d’un concert, et composée à l’origine pour les soirées d’un établissement thermal : Hydropateu-valze. [10]
L’hydropathie est définie comme l’art de guérir les humains avec de l’eau claire, mais aussi comme l’hydre de la révolution, de l’anarchie [11], monstre dont la tête repousse chaque fois qu’on la tranche. Les hydropathes
se composent d’artistes poètes, chansonniers, musiciens ou encore illustrateurs, qui par leur humour et leur esprit fantaisiste associent des idées, le tout produisant des textes et des images délirantes. Ennemis du « bourgeois », ils appartiennent à cette fraction de la bourgeoisie moyenne qui, pour se distinguer de la médiocrité ou du mercantilisme imputés à la classe au pouvoir, conteste les valeurs établies. Position qui rejoint celle, quarante ans plus tard, des surréalistes. Les agitateurs du xixe siècle s’autorisent toutes sortes de pratiques au deuxième ou au troisième degré, le renversement systématique des normes en matière de comportement, de jugement politique, moral, esthétique, etc. Ils ne cessent de provoquer la logique ordinaire, et faussent les rouages qui permettent le fonctionnement de la machine sociale. La suspicion généralisée qui résulte de leur non-conformisme est évidemment parente du radicalisme anarchiste qui, à la même époque, subvertit la France républicaine, laïque, bourgeoise et modérée. Le but de Goudeau est de réaliser « un tremblement de terre de l’esprit ». Comme les surréalistes [12]
, ce sont des terroristes qui dynamitent la raison. Le manifeste [13]
de Goudeau parle de lui-même :
« La doctrine hydropathesque consiste précisément à n’en avoir aucune.

Age d’or

Le talent, d’où qu’il vienne, quelque forme qu’il revête, est accueilli à portes ouvertes. »
Les Hydropathes vont précéder d’autres groupes du même genre : les Fumistes, les Hirsutes, les Vivants, les Décadents, les Amorphes, les Incohérents, etc.
De ces artistes fous, Breton [14]
dit :
« Il ne s’agit de rien moins que d’éprouver une activité terroriste de
l’esprit, aux prétextes innombrables,
qui mette en évidence chez les êtres le conformisme moyen usé jusqu’à la corde, débusque en eux la bête sociale extraordinairement bornée et la harcèle en la dépaysant du cadre de ses intérêts sordides, peu à peu. »

Cette définition rejoint celle du mouvement affirmant le 17 janvier 1925 :

« On ne se rappellera jamais trop que le surréalisme, loin d’être une nouvelle forme poétique, se veut un moyen de libération totale de l’esprit. »

Cette « libération totale de l’esprit », on la retrouve chez un cinéaste hydropathe et incohérent, Emile Cohl, connu comme le père du dessin animé. Il collabore d’abord comme illustrateur à la Nouvelle Lune, journal satirique fondé
par André Gill [15] qui sera son maître en caricature. Puis, en 1907, il débute dans le cinéma, par des films à « trucs », et expérimente l’animation de personnages dessinés. En 1908 apparaît sur les écrans le premier dessin animé de l’histoire : Fantasmagorie. [16]
Pour ce premier film, les personnages et décors schématisés se détachent en trait blanc sur fond noir. Par la suite, dans d’autres productions, certaines séquences de ce type s’intègrent au sein de scènes interprétées par des acteurs. [17]
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Cohl dans la tradition « incohérente », joue avec les images en les transformant. Il fait passer un personnage dessiné en un autre ou en un objet, c’est le cas notamment du Songe d’un garçon de café. Le jeune homme se transforme en bouteille puis en tonneau pour se poursuivre en d’autres figures comme celles d’hommes politiques du moment. Ces métamorphoses ne sont pas sans rappeler les images surréalistes de certains films, comme dans Un chien andalou par exemple, où deux plans identiques se succèdent dans un faux raccord, celui de la femme sur le canapé suivi de la vache sur un divan. La différence entre Cohl et les surréalistes se tient dans la technique, dans un cas le dessin animé, dans l’autre un montage d’images réelles. L’esprit de détournement reste le même. Le rationalisme porté par les images classiques, est assimilé chez les incohérents comme chez les surréalistes, au principe d’autorité. Ce principe ne doit survivre ni chez les uns ni chez les autres, car il étouffe la part irrationnelle de l’être humain. C’est ce qu’exprime André Breton lorsqu’il définit l’« image surréaliste », que ce soit sous la forme picturale, photographique ou cinématographique, comme

« le degré d’arbitraire le plus élevé, celle que l’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique, soit qu’elle recèle une dose énorme de contradiction apparente, soit que l’un de ses termes en soit curieusement dérobé, [...] soit qu’elle soit d’ordre hallucinatoire, [...] soit qu’elle déchaîne le rire ». [18]

Cohl aurait pu approuver cette définition, lui qui n’a eu de cesse de jouer avec les formes, en les confrontant à d’autres, sur un ton humoristique. Ses films n’étaient pas destinés à un public d’enfants, certaines références politiques que l’on retrouve dans ses caricatures animées, ainsi que ses clins d’œil aux buveurs d’absinthe, et ses calembours visuels, restent bien loin des préoccupations et de la compréhension des plus jeunes. Les mots démantèlent les images. Alors que la rhétorique classique s’efforce de concilier discours verbal et iconique, Cohl met en conflit le mot et l’image, et fait en sorte qu’ils entretiennent des relations perverties. Avec le cinéma, non seulement ce système devient automatique, mais, en plus, il se rajoute à la confrontation des dessins entre eux. C’est le cas du Songe d’un garçon de café en 1910, et surtout des Joyeux Microbes en 1909. [19]
Jean-Louis Bédouin, qui réalise en 1952 avec Michel Zimbacca le film l’Invention du monde (commentaire de B. Péret), estime, tout comme Breton dans sa conception de l’image, que le cinéma est « la première onde de choc contre les semeurs de calme et de quiétude de l’âme ». [20]
Cette force provocatrice se trouve déjà présente chez émile Cohl, qui suit la théorie de « tremblement de terre de l’esprit » de Goudeau. Bien que le dessinateur ne puisse être considéré comme un anarchiste, il n’en reste pas moins que son état d’esprit fantaisiste le rapproche très clairement des libertaires. Son anti-académisme ouvre la voie aux avant-
gardistes. L’invention de nouvelles formes plastiques ajoute une cassure des perceptions réalistes au discours ironique du réalisateur sur la société. [21]
Ces transformations d’images défendent l’idée d’un monde mouvant, en perpétuel changement. Thèse défendue aussi par les anarchistes qui ont toujours vu dans le monde et l’homme, cette qualité de modification, liée à l’évolution des pensées. [22] Cohl est à l’origine d’artistes
comme Otto Messmer, Len Lye, Norman Mc Laren, Tex Avery, Chuck Jones mais aussi Roland Topor, qui reprendront à leur tour la vieille tradition « incohérente ».

Curieusement, le cinéma d’animation, depuis sa création, porte en lui un ton subversif. Il n’y a qu’à voir le
travail exceptionnel des surréalistes Eva et Jan Svankmajer, et le témoignage [23]
de ce dernier :

« J’anime dans mes films [...] des éléments concrets que le spectateur connaît avant tout comme des objets utilitaires.
Je leur donne un mouvement qu’ils n’ont pas dans la réalité. [...] Par le biais de l’animation, je vais forcer les gens à
communiquer avec les objets. Pour moi, l’animation a avant tout un caractère subversif. »

En effet, les métamorphoses d’Otesanek, datant de 2000, offrent un monde qui transgresse les catégories, les cadres, les repères. Les transformations s’amusent avec l’identité, en l’occurrence dans ce moyen métrage, avec celle du personnage de l’enfant, Otesanek, le nourrisson-arbre. Les Svankmajer en plus de l’animation, des transmutations d’objets, leur ajoutent non le rire, un des traditionnels éléments du cinéma d’animation, mais l’angoisse. Il y a dans leurs films un monstre qui sommeille quelque part. Cette angoisse qui n’existe pas chez Cohl et la plupart des artistes précédemment cités est, par contre, une donnée fréquente chez les surréalistes, comme Bunuel et Artaud. On retrouve pourtant un thème commun liant le couple d’artistes tchèques et le père du dessin animé français, c’est le mythe de Faust, avec la Leçon Faust des Svankmajer et le Petit Faust de Cohl, tous deux réalisés à partir de marionnettes. Dans les deux cas,
la remise en cause du réel grâce à la métamorphose, aux états indéfinis et intermédiaires, qui existe par ailleurs de manière quasi systématique dans le cinéma d’animation, ouvre des champs de possibles et de liberté insoupçonnés. Liberté d’esprit et de ton qui aura séduit le pré-surréaliste, émile Cohl, ainsi que ses continuateurs, comme Jean Vigo. Ce dernier qui, bien que n’ayant pas réalisé de dessin animé, rendra hommage à l’œuvre de Cohl dans une des séquences de Zéro de conduite en 1933. [24]

Cinéma surréaliste et anarchisme,des thèmes communs

L’attrait des surréalistes pour le cinéma part de leur goût de la contradiction
pour les normes établies et les conventions sociales. [25]
En effet, au début des années 20, le cinéma est loin d’être considéré comme un art, dévalorisé par la bourgeoisie, il est traité comme un spectacle populaire, vulgaire, en opposition au théâtre. Le mouvement surréaliste s’attache

donc à ce nouveau moyen d’expression qu’ignore la bonne société. Les dadaïstes comme Picabia, Duchamp [26]
, Man Ray, Raoul Hausmann ou encore Richter, ont déjà commencé leur travail de détournement des règles cinématographiques avant les surréalistes et après les incohérents. C’est le cas de Man Ray [27]
avec son court-métrage Retour à la raison en 1923. Dada disloque, casse, démonte le cadre classique. Il déconstruit les images, soit en les annihilant (remplaçant les motifs figuratifs par des motifs abstraits), soit en les transformant (déformant les objets). Le cinéma dadaïste fait table rase d’un grand nombre de codes, laissant ainsi la place au surréalisme. Ce dernier construira sur ce terrain vierge de toutes règles un nouvel univers. Cet univers reprend les principes de renversement du mouvement incohérent, en les mélangeant à des préoccupations symbolistes et hermétiques, le tout réalisé avec des formes classiques. Cet intérêt, on le trouve par exemple chez Antonin Artaud, lorsqu’il parle de son projet la Coquille et le Clergyman (1928) [28]

« Ce scénario recherche la vérité sombre de l’esprit. [...] Il ne raconte pas une histoire. Il veut chercher dans la naissance occulte et dans les errements du sentiment et de la pensée les raisons profondes, les élans actifs et voilés de nos actes dits lucides, il veut restituer le travail pur de la pensée. »

Cette définition du scénario d’Artaud pourrait tout à fait s’appliquer à la totalité des scénarios du mouvement surréaliste. Dans son œuvre, les forces noires, et le travail alchimique et occulte, s’allient aux préoccupations érotiques, thèmes à rapprocher du symbolisme. [29] Le travail pur de la pensée qui lui est cher, s’attache à des thématiques comme l’armée, l’Église, la bourgeoisie. C’est le cas dans le film de Germaine Dulac précédemment cité sur un scénario d’Artaud, où les trois personnages principaux sont un colonel, un curé et une bourgeoise. Le curé apparaît dans les premiers plans du film, comme une sorte d’alchimiste illuminé, qui court derrière une bourgeoise en réclamant un peu d’amour, se précipitant, se traînant à quatre pattes, derrière elle. Le clergyman d’Artaud prend des allures canines lorsqu’il poursuit son maître, un officier de l’armée, lui aussi épris du même objet. Les deux formes autoritaires du sabre et du goupillon ridiculisées, s’entre-déchirent pour obtenir les faveurs de la jeune femme. Le désir du curé pour la bourgeoise le pousse à se débarrasser de son concurrent. Dans son emportement, il voit le visage de l’aimée de manière déformée, frisant l’obscénité. Cette anamorphose suivie du plan rapproché du curé tirant la langue n’est pas sans ironie... Les représentants de Dieu sur
terre vus comme des valets vicieux, poursuivant les bourgeoises, illustrent une société réglée sur des codes moraux hypocrites. La vraie quête du clergyman est évidemment l’amour, amour qui
ne peut s’épanouir qu’à la condition d’anéantir tout obstacle moral et social, toute forme autoritaire contraignante. C’est ce qui s’exprime dans la philosophie épicurienne de l’anarchiste Sébastien Faure [30] :

« Pour supprimer la misère, l’oppression, la douleur, il faut arriver à l’élimination complète du principe d’autorité d’une part, à l’affirmation intégrale du principe de liberté d’autre part, voilà l’Idéal. »

Cette même idée de l’amour comme contraire à l’autorité, se retrouve dans d’autres films surréalistes comme l’âge d’or de Luis Bunuel (1930). Le cinéaste espagnol a fait bondir de nombreuses fois les gardiens de l’ordre moral, ses attaques, quasi systématiques contre
l’Église catholique et les religieux en général, confirment sa position. Le
christianisme est une régression sociale car il se pose comme régisseur des consciences. Il est un obstacle majeur à la transformation de l’homme. Ainsi, dans la séquence du parc de l’âge d’or, le montage du plan des amants se regardant langoureusement alterne avec le plan d’un évêque s’apprêtant à sauter par une fenêtre. Ce message très clair préconise
la défenestration des ecclésiastiques
afin que les hommes puissent enfin s’aimer librement. La séquence des Majorquins débarquant après avoir envoyé
des archevêques convertir les habitants païens, marque la destruction des conventions sociales. Le plan d’ensemble sur les notables arrivant sur leur nouvelle terre détaille les dirigeants, curés et militaires présents pour saluer les cadavres de l’Église restés accrochés à la falaise. Indifférent à la cérémonie du gouverneur, un couple enlacé par terre pousse des cris d’amour qui couvrent le discours inaugural. Durant la totalité du film, cet amour détruit les préjugés, les contraintes et les lois sociales. Le passage de l’amour à la révolte se fait sans heurts pour les amants, car l’amour en soi révolutionne, tue les biens-pensants. La société outrée et terrifiée par ce comportement lui oppose les hauts fonctionnaires, les curés, les familles, les bourgeois, avec tous les discours moralistes qui vont de pair. Les amants, séparés par la société, ne pourront faire autrement que combattre les lois établies. La révolte prise ici comme une nécessité, se rapproche évidemment des théories anarchistes selon lesquelles la lutte constante pour un mieux-être est primordiale. Toute l’œuvre filmique de Bunuel est truffée d’anticléricalisme, d’antimilitarisme, d’antifascisme. La provocation et l’humour noir s’affichent de manière trop évidente pour que ses images puissent appartenir à une idéologie communiste. Par ailleurs, Bunuel lui-même avoue ses sympathies pour les anarchistes dans son livre Mon dernier soupir [31] :

« Je parle de la bande à Bonnot, que j’ai adorée, d’Ascaso et de Durruti, qui choisissaient très soigneusement leurs victimes, des anarchistes français de la fin du xixe siècle, de tous ceux qui ont voulu faire sauter, en sautant avec lui, un monde qui leur semblait indigne de survivre. Je les comprends, je les ai souvent admirés. »
Son autre film las Hurdes (1932) a d’ailleurs été produit par un anarchiste espagnol, Ramon Acin, simple professeur de dessin. Bunuel raconte [32] :

« J’ai pu filmer las Hurdes grâce à Ramon Acin, un anarchiste de Huesca, professeur de dessin qui, un jour, dans un café de Saragosse me dit : “Luis, si un jour je gagne à la loterie, je te paierai un film.” Il gagna cent mille pesetas à la loterie et m’en donna vingt mille pour faire le film. »

En dehors d’Artaud et de Bunuel, Jacques Bernard Brunius réalise aussi quelques films en tant que surréaliste [33]
, et notamment Records 37 et Autour d’une évasion. [34]
Cette dernière production filmique, sortie en 1934, porte là encore sur un thème anarchiste, celui de Dieudonné le bagnard. Ce fut un projet de Jean Vigo, qui, en 1933, voulait s’attacher à l’histoire d’Eugène Dieudonné. Il fut accusé d’appartenir à la tragique bande à Bonnot, et a été jugé et condamné à mort avec elle en février 1913. Sa culpabilité n’ayant pas été établie, cette peine fut commuée en travaux forcés à perpétuité, à Cayenne. La réalisation du film envisagé par le fils d’Almereyda [35]
, en été 1933, ne verra jamais le jour faute de producteur. C’est alors Brunius qui, en compagnie de Cesare Silvagni, reprend le scénario, et le tourne sous le titre Autour d’une évasion avec Dieudonné dans son propre rôle. [36] Bien d’autres exemples pourraient être énumérés, proposant des thèmes communs aux libertaires et aux surréalistes.

Une forme commune :la rupture

Les films de ces derniers se situent tous dans la rupture, rupture des formes, rupture narrative, rupture avec la réalité... Lorsque le spectateur est face à la première séquence du Chien andalou, il se retrouve face à un monde violent et onirique, qui casse l’axe classique de vision. L’œil tranché par la lame de rasoir, c’est aussi l’œil du spectateur. Bunuel et Dali annoncent un changement radical [37], une rupture avec non seulement le film
traditionnel, mais avec le public. Cette écriture automatique de mode visuel s’intéresse à l’homme dans son imaginaire, dans son inconscient, c’est-à-
dire dans son intimité, dans son individualité propre. Le cinéma surréel passe de l’homme vu dans son extériorité, à l’homme vu dans son intériorité. Apparaît alors un univers totalement inconnu, qui semble suivre une logique propre à lui, et indépendante de tout ordre, de toute loi connus. [38]
Chaque film propose des compositions d’objets insolites inclus dans des cadres mouvants, un piano
supportant un âne, le tout tiré par un homme dans le premier film de Bunuel, un rassemblement officiel se recueillant devant trois cadavres d’évêques placés
sur un rocher dans l’âge d’or, un curé enfonçant sa tête dans un bocal dans la Coquille et le Clergyman, des faux cols
suspendus et dansant dans l’air dans l’Etoile de mer... Les exemples sont multiples. Le cinéma surréaliste, utilisant la transformation et la mobilité des objets, des acteurs, est entièrement ouvert,
tout comme l’homme, l’individu. Il métamorphose les formes et les esprits, ce
que tend à faire, par les idées, l’anarchisme. [39]
Cette rupture désapprend à
l’individu à ne concevoir qu’une seule forme d’image, de réflexion sur le monde. Le film surréel ne révolutionne pas, il subvertit, c’est-à-dire qu’il ne renverse pas les images classiques, il les brise pour en installer de nouvelles. Dans la pratique, cela se voit au montage.

L’âge d’or, par exemple, montre un plan d’une cérémonie officielle sur l’île, qui est tout de suite interrompu par le plan suivant, celui des amants allongés par terre. Il n’y a ni fondu enchaîné ni surimpression, pour amener la séquence suivante. Bunuel préfère briser et éliminer la première image, liée à l’autorité, pour en imposer une autre, celle de l’amour. Le cinéma apporte le mouvement, il bouge, il se transforme sans cesse, il n’accepte aucune permanence. Pour avancer dans le déroulement de la pellicule et la lecture de l’image, soit il fond les séquences les unes dans les autres (technique de
la surimpression), soit il les juxtapose (fondu au noir ou au blanc). Les surréalistes ont choisi le plus souvent cette dernière structure du film, en montage alterné. Ce choix accompagne avec précision les valeurs contestées et remises en question par eux. [40]
L’inconscient, l’onirique, le magique de ce type de production, rejoint l’idée d’élie Faure, qui voyait dans le cinéma, une architecture en mouvement pouvant transformer l’esprit
profond de l’homme. Le film surréaliste, inconscient d’un créateur ou de plusieurs, projeté sur un écran, déconstruit ses propres images moralisatrices, et laisse surgir ses visions primordiales, archétypiques. Transformer, développer l’individu, c’est le souci majeur des anarchistes, bien avant le changement de société. Selon eux, « la culture de soi- même » reste la quête primordiale, rappelant ainsi les préoccupations alchimiques des surréalistes. Le nihilisme porté par l’esthétique dadaïste a été remplacé par l’anarchisme de l’esthétique surréelle qui, au-delà de la cassure des formes et des conventions, installe une nouvelle conception de l’image, et à travers elle, du monde.

Un cinéma libre

Dans l’absolu, surréalistes et anarchistes partagent

l’idée suivante : la satisfaction des besoins intérieurs de l’homme fait l’objet d’une lutte aussi impérative que la transformation des structures sociales et, contrairement aux marxistes, la recherche active de la seconde ne doit pas s’accompagner du sacrifice de la première. L’individu prime par rapport au collectif. Artaud comme Bunuel pensent la révolution comme révolution, en tout premier lieu, de la culture. Comme le dit Artaud . [41]

« Pour moi, il n’y a pas de révolution sans révolution dans la culture, c’est-à-dire dans notre façon universelle, notre façon, à nous tous, de comprendre la vie et de poser le problème de la vie. Déposséder ceux qui possèdent est bien, mais il me paraît mieux d’ôter à chaque homme le goût de la propriété. [...] Pour faire mûrir la culture il faudrait fermer
les écoles, brûler les musées, détruire les livres. »

Les films surréalistes bien que peu nombreux, détruisent à eux seuls, tous
les mythes sociaux admis par la société entière. Plus rien ne tient face à ces images oniriques qui se permettent tout puisqu’elles sont du domaine de l’irréel. Prétexte idéal pour faire passer les idées les plus extrêmes. La loi, la civilisation, le capitalisme, le patriarcat se désagrègent pour être remplacés par le désordre, l’archaïsme, l’association, le rêve. Tout ce qui est du domaine de l’homme primordial et de l’amour. Le film n’apporte au spectateur aucune accroche narrative claire, il existe en dehors du récit, il n’est que succession d’images incohérentes qui dessinent une pensée, un montage d’idées. C’est le Travail pur de la pensée d’Artaud. Un cerveau en marche placé sur un écran. Le spectateur est entraîné dans des sentiers de liberté délirants, où tout est permis. Cette soudaine liberté a déconcerté bien des publics en son temps, et encore actuellement est classée dans l’avant-garde, l’expérimentation. La liberté que propose l’anarchie, taxée d‘utopique, fait peur elle aussi, car elle est totale, retournant tout sur son passage. Le cinéma surréaliste a su employer, depuis sa création jusqu’à aujourd’hui, cette anarchique liberté. Ado Kyrou, Jacques-Bernard Brunius, Jean-Louis Bédouin, Michel Zimbacca, Eva et Jan Svankmajer, entres autres cinéastes surréalo-anarchistes, poursuivront cette démarche dans leurs propres films. Les deux moyens de connaissance du surréalisme, la liberté et l’amour, empruntant la poésie de l’image filmique pour ouvrir d’autres possibles aux yeux du monde,
se retrouvent dans le texte manifeste d’Aurélien Dauguet.

« Tout reste à conquérir pour la libération de l’homme à tous les plans de sa vie économique, sociale, individuelle, affective et sensible. Le cinéma est pour nous un des innombrables moyens qui permettent ce complet retournement de soi-même, ce merveilleux voyage par
les nuits ensoleillées de la poésie, de l’amour et de la liberté pour atteindre l’aube rouge et noire de la surréalité. » [42]

En dehors de ce dernier et de quelques éléments dans les articles de la revue l’âge du cinéma, le surréalisme n’a produit aucun écrit, connu, concernant le lien direct entre l’anarchisme et lui, au sein du cinéma. Sans doute ne considérait-il pas que la chose soit utile à préciser, puisqu’elle était déjà perceptible dans le cadre littéraire. [43] Il suffit de voir leurs films pour comprendre qu’il n’y a aucun rapport entre eux et la conception communiste du cinéma. Le réalisme de l’école russe [44] et celui, en France, d’un Renoir ou d’un Carné, ne correspond en rien à la folie des images, à la provocation sans limites du mouvement, qui n’a jamais cessé de vivre.

Le surréalisme, comme le dadaïsme et l’incohérence avant lui, aura fait surgir, au-delà du mystère onirique des photogrammes, une lumière « noire » dans l’espace cinématographique.

Isabelle Marinone

Le Chien andalou