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Daniel Blanchard
L’idée de révolution chez Castoriadis
Article mis en ligne le 26 août 1998
dernière modification le 26 août 2009

Castoriadis nous a quittés, il s’est tu, et pourtant je ne peux m’empêcher de reprendre la conversation avec lui. Par moments, tout de même, je réalise qu’il n’est plus là ; alors c’est comme si montait de plusieurs crans le son de tous les walkmans dans le métro, de tous les postes de télé chez les voisins, comme si la scie hurlante de l’autoroute s’approchait de mon crâne. Dans le vide laissé par cette voix, qui était la seule des voix pour ainsi dire publiques à s’affirmer encore, et cela jusqu’au dernier moment, celle d’un révolutionnaire, c’est comme si se resserrait un peu plus sur nous l’informe discours plein de bruit et de fureur, d’une société idiote et aveugle, vouée à sa seule reproduction répétitive, au fonctionnement de la domination.

Radicalement étranger au pur fonctionnement ou à la répétition aura été le travail de Castoriadis. Et son œuvre, malgré son ampleur, jamais ne se fige en monument. C’est une trajectoire, survoltée, on peut le dire, et j’aimerais montrer ici que le courant qui impulse d’un bout à l’autre son élan inlassable de compréhension du " social-historique ", c’est l’idée de révolution. Ayant rencontré à travers le marxisme l’idée révolutionnaire, cette " immense voix qui boit, qui boit ", qui boit l’histoire, tout le réel, l’intelligence, les passions des hommes pour les convertir en énergie créatrice, il ne se contente pas d’y adhérer : il la fait sienne. Et à travers une série d’expériences et de ruptures, en vrai révolutionnaire il révolutionne l’idée de révolution.

Rupture avec le stalinisme, d’abord, les Jeunesses communistes illégales, auxquel les il adhère à quinze ans, puis, brièvement, le PC grec. Ce qui l’éclaire sur le stalinisme, c’est à la fois sa propre expérience et le témoignage des militants, qui, après avoir participé à la révolution, ont été victimes de la terreur bolchevique : Souvarine, Ciliga, Barmine, Serge... Rupture avec le trotskisme, ensuite : " La critique du trotskisme et ma propre conception ont pris définitivement forme pendant la première tentative de coup d’État stalinien à Athènes en décembre 1944. Il devenait en effet visible que le PC n’était pas un "parti réformiste" allié à la bourgeoisie..., mais qu’il visait à s’emparer du pouvoir pour instaurer un régime du même type que celui existant en Russie. " (Les Car refours du labyrinthe, IV, p. 83.)

Rupture que consacre, en 1949, la création, avec Lefort et quelques autres militants, du groupe Socialisme ou Barbarie et de la revue du même nom. La IIIe Guerre mondiale semble imminente. La tâche des révolutionnaires est de la transformer en une lutte des travailleurs armés, à la fois contre la bourgeoisie et contre la bureaucratie qui prétend les représenter, pour instaurer le socialisme, offrant ainsi à l’humanité la seule alternative à la barbarie...

Ces premières ruptures s’effectuent au nom du marx isme, bien qu’il faille en distendre un peu les concepts pour y faire entrer la qualification de la bureaucratie comme classe et la notion de capitalisme bureaucratique. La rupture est catégorique, en revanche, avec le léninisme. Ce n’est plus le parti qui est le porteur du projet révolutionnaire mais le prolétariat lui-même, voué donc à se donner des formes d’organisation autonomes. Et le groupe s’assigne également pour tâche de l’y aider.

Dans les années qui suivent, le groupe approfondit son analyse de l’URSS et appli que ses idées nouvelles à la Yougoslavie, à l’Allemagne orientale, à la Chine. Mais la revue rend compte également des mouvements sociaux qui se déroulent en Occident. Elle dénonce le rôle des PC et des organisations syndicales qui les utilisent pour leurs objectifs de pouvoir propres. Elle s’attache aussi à mettre en évidence l’importance de la lutte des travailleurs contre la hiérarchie dans le travail lui-même et leur tendance à l’auto-organisation informelle, forme embryonnaire et conflictuelle d’une gestion ouvrière du processus de production.

C’est là l’un des apports essentiels des membres du groupe qui travaillent dans des entreprises, comme Mothé ou Simon, et aussi des camarades de Corres pondence à Detroit et de Solidarity en Angle terre, plus liés au monde de la production moderne. C’est dire l’importance de l’élaboration collective dans ce groupe, qui n’était en rien un quelconque comité de rédaction de revue, comme on l’a trop souvent dit depuis, où auraient fait leurs premières armes quelques jeunes intellectuels voués ultérieurement à la gloire (Castoriadis, Lefort, Lyotard, Debord, brièvement...). C’est dire aussi que malgré l’isolement rigoureux que lui imposait le chantage idéologique exercé sur toute la société française d’alors par le PC et ses compagnons de route, dont Sartre, le groupe ne se trouvait en rien coupé de la réalité. Au contraire, c’était une sorte de Nautilus, d’observatoire et de laboratoire immergés dans les grands fonds qui détectait les courants profonds en train de faire l’Histoire.

Il est si peu coupé de la réalité que les faits viennent valider ses analyses, d’abord en 1953 avec la révolte des ouvriers de Berlin-Est. Mais, à l’automne 1956, c’est véritablement l’apparition de la planète Neptune au lieu et au moment prévus par Le Verrier. Aucune des conceptions alors en circulation sur les pays de l’Est ne comportait la condition de possibilité d’une insurrection contre la bureaucratie d’ouvriers s’organisant en conseils - sauf celle de Castoriadis et de ses camarades. Moment extraordinaire pour cette poignée de proscrits idéologiques : fierté de recevoir l’adhésion de l’Histoire à leurs idées, enthousiasme devant l’héroïsme et la créativité des insurgés hongrois, émotion devant l’issue tragique du soulèvement. Excès d’émotion, dont Castoriadis se délivre en de longues improvisations au piano.

Pour Castoriadis, la perspective révolutionnaire se trouve alors refondée. Il élabore un texte programmatique qui fond en un ensem ble d’une audace et d’une imagination à mon sens admirables toutes les expériences de lutte les plus significatives de l’époque : la révolution hongroise, la contestation de l’ordre capitaliste dans le travail, mais aussi les luttes pour l’émancipation des colonisés, des minorités, des femmes, des jeunes... Dans une première livraison (S. ou B. nÞ 22) de Sur le contenu du socialisme, extrapolant à partir des créations les plus avancées du mouvement ouvrier et reprenant en les systématisant et en les amplifiant les propositions de Pannekoek et des communistes de conseils, il construit un modèle cohérent de projet socialiste sur le principe de l’autogestion généralisée. Dans une seconde livraison, il renverse en quelque sorte la perspective et, se servant de ce projet comme d’un révélateur, il décèle dans la société capitaliste la racine profonde de son système de domination, son irrationalité, sa crise essentielle.
" Partout, la structure capitaliste consiste à organiser la vie des hommes du dehors, en l’absence des intéressés et à l’encontre de leurs tendances et de leurs intérêts. " (nÞ 22, p. 4) " Dans les faits, le capitalisme est obligé de s’appuyer sur la faculté d’auto-organisation des groupes humains, sur la créativité individuelle et collective des producteurs, sans laquelle il ne pourrait pas subsister un jour. " (Ibid., p. 4) " Le prolétariat fait vivre le capitalisme à l’encontre des normes du capitalisme... C’est en cela que le capitalisme est une société grosse d’une perspective révolutionnaire. " (Ibid., p. 6)

Rupture, à nouveau, rupture avec le marxisme cette fois, sur un point crucial. Il n’y a plus de " lois " de l’Histoire, ni de contradictions objectives essentiellement économiques qui déterminent la ruine inéluctable du capitalisme et l’avènement non moins inéluctable du socialisme. C’est la lutte des hommes pour la maîtrise de leur propre vie (l’autonomie, commence à dire Casto riadis) qui met en crise le capitalisme, qui ouvre la possibilité d’une société libre et qui lui donne un sens et un contenu concret.

Le Mouvement révolution naire sous le capitalisme moderne et Marxisme et théorie révolutionnaire con somment l’abandon du marxisme et en particulier de l’idée que la lutte des classes constitue le moteur essentiel de la dynamique révolutionnaire. Dans la société capitaliste bureaucratisée, à presque tous les niveaux de la pyramide, ses membres sont soumis à l’aliénation définie plus haut. Si bien que la distinction politiquement pertinente sépare désormais ceux qui acceptent le sys tème de ceux qui le combattent. La subjectivité devient décisive, et dans l’Institution imaginaire de la société (pp. 126 et 127), Castoriadis énumère tous les désirs qui le portent à l’engagement révo lutionnaire et qui pourraient être ceux de tout un chacun.

À ce moment de son parcours, on voit que Castoriadis se retrouve fort proche, mais sans jamais le reconnaître, de ce qu’a toujours été, me semble-t-il, la conception anarchiste et qui met en résonance, et même en synergie, la révolte de l’individu et le mouvement social. Il ne reniera jamais cet engagement mais le constat de la " pri va tisation " l’amène, vers 1965, à se détourner de l’activité politique et à mettre comme en suspens la perspective révolutionnaire. Mais non pas l’idée de révolution, j’y reviendrai.

C’est ce constat de la privatisation qui est décisif dans cette évolution et non pas l’abandon du marxisme, comme l’ont affirmé, faisant fi de l’expérience anarchiste, les camarades de S. ou B. qui se sont séparés de Casto riadis en 1963. Ce constat remonte à la fin des années cinquante mais ne cesse de se confirmer, en termes de plus en plus sévères, au fil des années. Les gens se détournent de la sphère publique ; ils ne posent que des problèmes partiels ou catégoriels et jamais celui du système comme tel ; ils se replient sur la sphère privée de la consommation et des loisirs.

Or, cette attitude, qui est " l’envers rigoureux de la bureaucratisation ", prive l’intellectuel révolution naire, d’abord, des instruments de sa critique, puisque, on l’a vu, ce sont les luttes concrètes des membres de la société qui doivent les lui fournir. Il le prive aussi évidemment du partenaire naturel de son action. En politique, il risquerait de dire n’importe quoi et de parler dans le vide. Il est pour ainsi dire voué à la philosophie.

Pour ma part, plutôt que de " constat ", je pense qu’il s’agit d’un " désillu sion nement illusoire ". Désil lusionnement, parce qu’on dirait que le réalisme qu’il invoque contre l’idéologie mystifiante du marxisme lui représente comme insignifiants des mouvements qui naguère lui paraissaient porteurs d’un sens critique, l’empêche - et tout le groupe avec lui - de déceler les prodromes de l’explosion de mai 1968, lui fait même dénoncer des luttes comme celle qui a mobilisé 300 000 Allemands contre l’installation de fusées Pershing en RFA : " On veut bien manifester contre les dangers biologiques de la guerre ou contre la destruction d’un bois ; on se désintéresse totalement des enjeux politiques et humains liés à la situation mondiale contemporaine. " (Les Carrefours du labyrinthe, IV, p. 17.)

Illusoire parce que, depuis un bon siècle et demi, toutes les luttes, qu’elles aient été menées par les travailleurs, les femmes, les jeunes, etc., se sont déclen chées sur des revendications partielles, et leur éventuelle signification universelle est restée essentiellement impli cite, sauf quand elle a été portée sur le plan politique global par de rares mouvements révolutionnaires ou quasi tels - ou par l’imposture bureaucratique.
En fait, derrière ce " con-stat ", j’entends une dénégation qui cherche à dissimuler l’exigence personnelle, théorique sans doute, de se consacrer à la philosophie. Mais dans cette démarche, malgré ce qu’elle me paraît avoir d’équivoque, Casto riadis ne " trahit " ni la révolution ni lui-même. Se projetant sur le plan de la philosophie, il reste fidèle tant au contenu de ses idées qu’au fondement qu’il leur donne.

Ce fondement n’est pas métaphysique, c’est la création par des hommes. De même qu’il n’y a de perspective révolutionnaire que pour autant que les sujets humains la tracent par leurs idées et leur pratique, de même le concept d’autonomie ne peut être conçu que parce que, depuis la cité grecque jusqu’aux conseils ouvriers, certaines inventions de l’histoire europé enne l’ont institué comme signification politique. En retour, c’est l’apparition de cette signification qui décèle dans l’être et le temps ce trait essentiel de consister en création.

Sur le plan du contenu, Castoriadis n’a cessé d’affirmer son attachement au projet de société défini dans Sur le contenu du socialisme et fondé sur l’autogestion géné ralisée, la démocratie directe et l’égalité. Dans l’interview qu’il a donnée peu avant sa mort au Monde diplomatique, il maintenait qu’à ses yeux le dilemme " socialisme ou barbarie ", énoncé en 1949, restait parfaitement pertinent. Enfin, et peut-être surtout, la révolution, même coupée de la perspective historique actu elle, reste au centre de sa vision : elle est le moment inaugural de l’autonomie, qui n’est pas un état mais une rupture, qui n’est que moment inaugural. La révolution est l’autonomie dans le champ politique. À propos de l’entreprise de Casto riadis, Axel Honneth parle de " sauvegarde ontologique de la révo lution ". C’est aussi un puissant fondement philosophique - ontologique, anthropo logique, épistémologique... - de l’idée libertaire.

Démarche, donc, essentiellement de rupture, celle de Castoriadis - et, pourtant, elle se combine avec des mouvements de clôture. Comme si, une fois posée l’autonomie à l’horizon de l’humain dans tous ses aspects, une fois posé le vide de la détermination au cœur de l’être et le temps comme création pure, cette pensée, chaque fois qu’elle s’attache à des objets particuliers du champ " social-historique ", avait tendance à se durcir, à refermer cet objet sur une rationalité exhaustive et même sur une fonctionnalité.

C’est, je crois, le cas de la thé orie du capitalisme moderne qui avec le recul peut apparaître comme une conceptualisation abusive dans la mesure où elle ne contient pas même en germe la possibilité du catas trophique basculement du rapport de forces qui s’est produit dans les sociétés capitalistes à partir du milieu des années 70 et de la restauration qu’il a per mise de l’" utopie du marché autorégulateur " (la " grande transformation " de Polanyi, mais à l’envers), malgré son " absurdité " plus que prouvée.

C’est aussi le cas de la bureaucratie et de la tendance à la bureaucratisation. Dans " les structures de pouvoir, l’économie et même la culture... il est clair que le problème, c’est la bureaucratie et non pas le "capital" au sens de Marx ", déclare-t-il en 1983 (les Car refours du labyrinthe, II, p. 84). À sa vision de la bureaucratisation comme une tendance irréversible du capitalisme, on peut objecter les efforts menés actuellement par les entreprises pour se débureaucratiser par le " nouveau management ", l’" externalisation ", etc. On peut surtout, à mon avis, regretter que cette bureaucratisation oblitère totalement le rôle du rapport marchand, dont le capitalisme s’acharne à faire le mode unique d’échange entre les hom mes et qui consiste en une dénégation et, dans les faits, une destruction du rapport social et de tout échange symbolique, si bien que le capitalisme est essentiellement désocialisation et ne survit qu’en dévorant des rapports sociaux soit hérités, soit sécrétés malgré lui.
Je ne parlerai pas de la " stra tocratie ", dont l’effondrement du régime soviétique a très vite montré que c’était un artefact inutile. Je voudrais revenir sur la privatisation. À son apparition, ce concept décrit le repli des gens, comme en désespoir de cause, sur la sphère privée ; il reste donc relié au mouvement social. Il finit par traduire le fait que la société actuelle ne produit plus le type anthropologique qui lui serait néces saire pour assurer sa survie mais un type - cynique, jouisseur, irresponsable, etc. - qui convient aux exigences à court terme de son fonctionnement. La notion se fige alors dans une fonctionnalité abstraite.

Mais cette privatisation trahit également une clôture sur le plan de la pratique de la pensée, pour ainsi dire. En un sens, l’universel de la philosophie constitue la sphère privée du philosophe. J’ai l’impression que Castoriadis s’y " replie ", qu’il se ferme au balbutiement irrationnel du dominé, qu’il noie ses contours concrets, sa singularité de sujet dans le tout d’une société démontable comme un moteur, avec ses " significations imaginai res ", etc., et que du coup il oublie que l’essence même de cette société est la domination et que l’ultima ratio de sa rationalisation c’est encore la domination, fût-ce au prix de monstrueuses " absurdités ".
Quiconque a fréquenté Castoriadis a pu être frappé par le paradoxe d’une pensée si radicalement libertaire dans son contenu et si réticente à s’ouvrir à la pensée d’autrui dans sa pratique. Au-delà des considérations psychologiques, je voudrais essayer de cerner le sens de ce contraste et je me permettrai d’invoquer mon expérience.

Après que les opposants à Castoriadis se furent séparés de ses partisans, dont j’étais, on peut dire que le groupe s’est mis à parler d’une seule voix, celle de Casto riadis. Voix certes forte et passionnante, " immense voix qui boit, qui boit ", qui buvait le monde, l’Histoire, mais aussi toute autre voix, qui absorbait en elle tout ce que l’un ou l’autre pouvait dire, si bien que le groupe n’était plus que sa chambre d’écho. Littéralement, on ne s’entendait plus parler, on ne s’entendait plus penser. C’est alors que j’ai quitté le groupe, par une sorte de réflexe de survie psychique, incapable de faire état du moindre désaccord. Et le groupe lui-même a prononcé sa propre dissolution guère plus d’un an plus tard.

Ce qui est en jeu dans cette crise, c’est l’essence même du langage qui veut que la relation qu’il entretient avec la réalité, qu’il la " constitue ", la " dévoile ", ou ce qu’on voudra, ne s’effectue que dans un processus qui est toujours singulier, qui est interminable et qui ne peut avoir d’autre lieu que la multiplicité des êtres parlants. Pour chaque membre du groupe, un tel exercice autonome du langage était incompatible avec le fait que toute parole, toute pensée individuelle se trouvât instantanément, dès son surgissement, happée, digérée et assimilée dans un grand tout qui semblait être toujours déjà là.

Comme je le disais un jour à Castoriadis en pensant à cet épisode, s’il est vrai que l’homme est une chimère de singe et de vide, ce vide, c’est à chacun de le scruter et d’y puiser cet inépuisable potentiel de création qui constitue l’être même - sinon on reste ou l’on redevient singe. Or, cette expérience de l’altérité d’autrui dans le langage, c’est en même temps celle de la part irréductible d’ombre du réel. Cette part, précisément, que la pensée de Castoriadis ménage en ces " magmas " de significations insaisissables par la seule logique " ensembliste-identitaire ". Cette même part devant laquelle, cependant, cette même pensée, dans son vécu, se raidit, me semble- t-il, se crispe, se ferme, ou peut-être qu’elle n’a cessé de fuir dans un discours éperdument péremptoire, voué à l’affirmation cons tructive ou à la négation polémique, et ignorant la conjecture, dans la quête d’une cohérence rêvée circulaire, close. Alors même qu’il savait fort bien que, close, elle ne pouvait pas l’être puisque la cohérence elle-même est création.

Ce vide de l’être, cet indéterminé de l’humain devant lequel il me semble que la pensée de Castoriadis recule comme d’effroi, n’est-ce pas celui qui est au fond de la question qu’a posée l’effondrement sous les coups du nihilisme capitaliste de la certitude d’être humain, la question folle de savoir " se questo è un uomo ", ainsi que l’a formulée Primo Levi ? N’y a-t-il pas là une " signification imagi naire " centrale de la société moderne ? Et comment joue-t-elle avec la quête de l’autonomie ? Saurons-nous vivre avec, révulser cette angoisse en jouissance de la liberté ? Voilà ce dont je rêvais ces temps derniers de débattre avec Castoriadis.

Mais, pour la première fois peut-être, sa parole est restée en suspens. Son travail, si colossal soit-il, laisse ouverte une infinité, préci sément une infinité, de questions. Sans doute convien drait-il lui-même que, inachevée, son œuvre reste d’autant plus fidèle à l’élan qui l’a portée.

Daniel Blanchard


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