« Quand un individu sans formation artistique, donc dépourvu de connaissances artistiques objectives, peint n’importe quoi, le résultat n’est jamais un faux-semblant. Nous avons là un exemple de l’action de la force intérieure qui n’est influencée que par la connaissance générale du monde et de ses fins.
Mais comme dans ce cas cette connaissance générale ne peut intervenir que d’une manière limitée, l’élément extérieur de l’objet se trouve également éliminé [...] et la résonnance intérieure gagne en puissance : il naît une chose non pas morte mais vivante. »
Kandinsky, Sur la question de la forme.
Si le génie artistique n’est pas le fait de tous, tout individu peut aspirer d’une façon légitime à exprimer quelque chose de lui-même, par lui-même. Il apparaît que de nombreuses barrières sont naturellement imposées à la plupart pour les maintenir dans la non-créativité, ou tout au moins les exclure d’une certaine forme de créativité, et souvent les tenir éloignés de la pratique artistique.
On peut évoquer toute la chaîne des moyens qui peuvent permettre sournoisement de mettre en place un certain nombre de blocages, des préjugés entretenus dans certains milieux familiaux à la contrainte sociale avec les directions qu’elle induit de façon préférentielle, le social et le familial s’interpénétrant bien sûr de façon permanente.
Les interdits intégrés par ceux qui en subissent la charge, entretenus qu’ils sont dans la simple négation ou sous-estimation automatique de leurs propres possibilités, peuvent les conduire à l’incapacité à créer bien qu’ils en aient le désir confus ou clairement avoué. Cela peut également aller jusqu’à un rejet catégorique de l’idée de création artistique considérée comme inutile, puérile et de peu de valeur pour le fonctionnement social et ce qui en découle.
Ainsi N., entraînée à l’atelier par une amie, aborde le travail de la terre avec en tête un doute profond et permanent sur l’utilité de cette activité. Issue d’une famille d’esprit sans doute assez matérialiste, elle n’arrive pas à concevoir, justement, l’état de « désintéressement » (et non pas le manque d’intérêt) qui est le propre de cette démarche.
Nous passons de longs moments en discussions qui l’amènent peu à peu à réfléchir différemment sur la validité de cette activité et m’obligent moi-même à trouver et à formuler des réponses à des questions que je ne me suis pas forcément posées sur des points qui me semblaient évidents.
Ces échanges sont importants pour l’évolution de l’élève, l’obligeant à une révision progressive des principes qu’on lui a inculqués et qui ont permis de mettre en place certains blocages mentaux à dépasser. Pour l’initiateur, c’est aussi l’occasion de donner plus de force à ses idées personnelles, voire à les faire également évoluer en s’enrichissant de la singularité proposée par chaque individualité. Le rapport cesse d’être celui du pouvoir du maître sur l’élève, ainsi qu’on le pratique habituellement, mais une relation où les deux parties apprenant l’une de l’autre s’apportent mutuellement quelque chose.
Certes, l’activité artistique ne représente pas la seule forme de création digne d’attention, et la créativité des individus peut tout aussi valablement s’exprimer dans d’autres domaines en rapport avec les personnalités et les aptitudes de chacun. Mais la préférence pour l’art est plus souvent, me semble-t-il, la cible du dénigrement : ce choix oblige-t-il à soulever plus de questions ? à toucher des zones plus profondes et plus troubles du fonctionnement humain ? conduit-il vers de vraies remises en question ? Ainsi, on peut déjà observer une moindre fréquentation des activités artistiques, hors professionnelles, par les hommes, qui vont préférer, par exemple, les loisirs sportifs. Peut-être par peur d’assumer leurs propres valeurs féminines.
Il y a en général chez les hommes une demande beaucoup plus orientée vers des problèmes d’ordre technique. Je ne suis pas loin de penser que dans certains cas cela soit une manière de protection contre la peur de l’instinct et le débordement de l’émotion rendus suspects par un système éducatif qui stigmatise le
laisser-aller, le lâcher-prise, la rêverie.
Dès son arrivée, B. m’avertit qu’il n’était pas question pour lui de s’abandonner à faire de petits objets « juste bons à décorer son salon », mais qu’il voulait sérieusement tout apprendre des différentes techniques de fabrication artisanales et industrielles de la céramique. Sans faire d’opposition, je lui proposais donc de lui apprendre ce que je connaissais et qu’il m’était possible de pratiquer dans l’espace somme toute réduit de mon atelier. Derrière cette exigence
studieuse, se profilait une maladresse assez consternante. J’entends là une maladresse non productive par opposition à une certaine maladresse naïve qui peut au contraire être génératrice de formes riches et originales. Je lui montrai comment à partir d’une plaque de terre on pouvait, par estampage dans une forme sphérique (un bol en l’occurrence), puis en la façonnant, reproduire une boule et des formes qui en dérivent comme des fruits par exemple. Il fit des poires pendant tout un trimestre, manipulant les plaques de terre d’une manière assez invraisemblable, comme s’il s’agissait de simples feuilles de caoutchouc. Évidemment, le résultat était souvent désastreux, le terre n’arrêtant pas de se déchirer, les formes de s’écrouler sur elles-mêmes.
Dans de nombreux cas, j’ai constaté cet acharnement à vouloir réaliser ou imiter des objets sur un mode artisanal, ce qui demande outre un réel savoir-faire, une habileté qui n’est pas obligatoirement le fait naturel de tous ceux qui s’engagent dans cette voie et qui finissent d’ailleurs par se désespérer devant des difficultés qu’ils n’attendaient pas.
Cette contradiction entre ce que l’on désire faire et ce
dont on est capable m’amène à penser que la plupart font souvent fausse route, guidés par une vision limitée de la céramique envisagée sous l’aspect le plus communément retenu de la poterie seule, mais qui demande néanmoins beaucoup d’adresse. Il est souvent plus profitable suivant le caractère propre à chacun d’amener certains participants à exprimer leur nervosité, voire leur impatience, sur un bloc de terre brut et déclencher ainsi par l’apparition et l’évolution de formes naissantes une vraie stimulation de leur imagination. Pour cela, il faut parfois revenir
discrètement à la charge en suggérant une possible réorientation à la personne concernée et savoir attendre que cette idée fasse son chemin ; ce qui peut prendre du temps. Mais les plus passionnés qui se révèlent assez opiniâtres pour persévérer peuvent obtenir des résultats étonnants.
Dès le début du trimestre suivant, B. se mit au simple modelage de la terre pour tenter d’y imprimer ses rêves ou
ses obsessions personnelles se décidant peut-être à abandonner momentanément des préoccupations uniquement techniques et intellectuelles.
Mais il n’y eut pas de lendemain à cette intéressante initiative car il cessa très vite de fréquenter l’atelier : changement de buts, simple caprice, empêchements matériels ou impossibilité à s’aventurer plus loin ? Il est peut-être hasardeux de se prononcer d’une façon absolue, néanmoins il n’est pas interdit d’imaginer une sorte de fuite, un évitement de la confrontation avec des questions difficiles mais essentielles pour prolonger une telle démarche.
Il peut y avoir là un refoulement profond et inconscient, une non-reconnaissance jusqu’au piétinement du désir.
Gagner cette liberté de se permettre de créer de ses mains, accepter de laisser venir au grand jour des images ou des objets si peu en rapport avec les conceptions communément admises ou tolérées par le plus grand nombre, l’expression de sa propre individualité, parfois si différente de ce qui est habituellement donné en exemple, peut être extrêmement difficile tant le besoin de ne pas se sentir exclu du consensus établi est fort.
L’interdit peut être assez puissant pour amener certaines personnes à détruire leurs propres créations naissantes avant même de s’aventurer plus loin.
Ainsi cette femme proche de la soixantaine venue pour un premier contact. Suivant mon habitude, je lui donnais un peu de terre et l’encourageais à laisser venir son inspiration. Au début aucune idée ne lui vint. Elle me parla de sa famille apparemment plutôt favorable aux arts plastiques, et surtout d’un de ses frères particulièrement fort en dessin. Elle seule, semblait-il, n’avait aucun don dans ce domaine. Fallait-il comprendre qu’on avait décidé pour elle insidieusement, considérant les uns plus aptes que les autres pour telle ou telle activité bien
déterminée ? Pourtant l’envie de s’inscrire à un cours de modelage lui était venue sur le tard. Je l’observais discrètement car au bout de quelques minutes une sorte de fleur prit forme entre ses doigts. Pour ne pas troubler ce démarrage dans ses hésitations, je fis mine de m’occuper ailleurs. Mais au retour de ces quelques secondes d’inattention, je ne pus que constater, impuissant, la destruction impitoyable de ce début qui aurait peut-être permis d’amorcer d’autres développements. Après cet acte
définitif, elle ne revint pas. Sans doute n’arrivait-elle pas à s’autoriser le plaisir d’une activité à l’écart de laquelle on l’avait toujours tenue. Certaines personnes mettent parfois plusieurs années avant de se permettre de seulement franchir le seuil d’un atelier tellement restent vivaces les traces laissées par le travail du dénigrement familial sur leur propre capacité à créer.
Il est courant, et sans doute normal, qu’un certain nombre de personnes, dans un premier temps continuent de s’aligner sur ce qu’elles connaissent venant avec le désir d’imiter le plus
fidèlement possible ce qu’elles voient ailleurs, s’inspirant de ce qui est commodément admis partout. Prendre la mesure de sa propre originalité n’est pas un objectif qui s’impose d’emblée à tous. Il semble plus souvent le céder, au contraire, à une certaine volonté non consciente de ne pas être soi-même.
Il est étonnant de voir comment certaines personnes qui arrivent pourtant assez rapidement à faire des choses très personnelles continuent malgré tout à entretenir au fond d’elles-mêmes un sentiment d’infériorité lié au complexe de maladresse et à subir une fascination totale pour la reproduction de la réalité et l’habileté de ceux qui y parviennent, oubliant par là même que la seule réalité qui soit digne d’intérêt est leur propre réalité intérieure.
Apprendre à dessiner est une demande courante. C’est l’idée fortement établie selon laquelle on ne peut accéder à la liberté d’expression sans être passé par cette pratique de base. C’est également un des principaux éléments du pouvoir exercé par celui qui enseigne et qui fait tout passer par cette obligation, parmi d’autres, dressant ainsi une véritable barrière à la représentation des émotions, tout en prétendant par ce moyen en développer au contraire toute la capacité.
Or le dessin n’est qu’un élément de l’aspect créatif, et son unique emploi dans une perspective de reproduction précise de la réalité ne constitue jamais qu’une restriction supplémentaire.
Il peut effectivement être considéré comme une science qui permet de construire ou de reproduire avec exactitude. Un certain nombre de règles techniques le permettent, et l’on peut atteindre à la ressemblance, pour le portrait par exemple, au bout d’une certaine expérience et le développement d’une certaine aptitude.
Un tel apprentissage demande néanmoins une tension réelle qui décourage les plus désireux de réussir.
Cet aspect académique du dessin fait oublier des possibilités plus délirantes au profit de ce caractère simplement reproductif. C’est le dessin sec, comme carcan, corset à la folie imaginative. Mais pouvoir créer une image fidèle de la réalité, voilà en général ce qui séduit et rassure.
Développer son imaginaire, exprimer son émotion nécessite de faire appel à des aptitudes différentes de l’habileté à dessiner. Il me semble que le travail sur ces autres aspects est généralement celui qui est le moins pris en compte, le moins biens soutenu. Cela oblige à rompre avec une certaine routine. Sans doute, essayer de franchir les limites de ce tranquille statu quo, constitue pour l’élève comme pour celui qui va le suivre, quelque chose d’inquiétant, de déstabilisant. C’est d’une certaine manière se pencher au-dessus du vide, accepter de lâcher les poignées de sécurité ordinaires, partir à l’aventure sur des chemins dont on ne connaît pas la destination.
L’élève est lui-même confronté à
des forces qu’il ignorait, des nécessités dont il n’avait pas la moindre idée. Il
est obligé d’abandonner des principes
intégrés et rassurants pour accepter un univers, le sien, chargé de ses propres expériences, de ses bonheurs, de ses blessures, de ses désirs.
Amener chacun à s’autoriser cette démarche demande une réelle mise
en confiance, une remise en cause, en douceur, de ce qui est habituellement imposé dans les formes d’enseignement habituel. La conduite d’un tel projet ne peut s’envisager que dans le respect des intérêts affectifs de chaque individu. Il faut user de beaucoup de ménagements vis-à-vis de ce que chacun porte en soi lors de son arrivée, qu’il soit ou non déjà conditionné par les poncifs en cours.
Ses questionnements, ses doutes, ses peurs sont autant d’éléments à prendre en compte pour celui qui se propose de l’accompagner.
L’adhésion de certains aux idées reçues peut leur faire paraître celles-ci difficilement contestables. Elles ne sont pourtant que des contraintes soustrayant à leur conscience, tel un masque ou un paravent, tout ce qu’ils doivent découvrir d’eux-mêmes. Conduire chacun à travers ce dédale constitue une part essentielle du travail.
Cela nécessite de soutenir le dépassement de diverses barrières par une pratique adroite et subtile. Faire tomber les défenses et enrayer les moments de désespoir, conforter chacun dans ce qu’il donne à voir aux regards extérieurs, avec lesquels la confrontation reste toujours difficile, donner les moyens d’une liberté nécessaire pour gagner sa propre identité, et se reconnaître au-delà de ce que le jugement d’autrui tente de nous faire croire, que l’on est ou que nous devrions être.
Dégager la nature de ses vrais désirs, ses besoins, sa nécessité contre tous les impératifs et les modes en vigueur.
La prise de distance avec des concepts et des images déjà reconnues et intégrées, destinés à fonctionner dans un ordre social particulier, favorise peu à peu l’émergence de signes plus originaux. Une grande richesse de formes peut naître alors d’une telle libération.
C’est clairement s’éloigner d’un esprit que l’enseignement dans sa pratique habituelle n’envisage pas de remettre en question.
Laisser se libérer des forces vives, sauvages, parfois inquiétantes, affectionner les écarts créatifs, les dérapages inopportuns, ne pas brimer l’outrance scandaleuse, favoriser le dépassement de ce qui est consensuel, permettre de s’affranchir de la correction sociale. En résumé, rejeter un académisme dont l’objet est de faire passer par le moule obligé les personnalités les plus diverses, les réduire sous prétexte d’adaptation à la règle commune habilement soutenue par le postulat selon lequel il n’y aurait pas d’autres voies pour parvenir à exprimer enfin la force de ses émotions et d’en donner une image suffisamment correcte.
C’est bien ce postulat que compte nous faire accepter l’enseignement officiel. Dans son entreprise d’appropriation de l’imaginaire, c’est aussi ce que tente de nous imposer un art officiel fermé à tout un ensemble d’aspirations spirituelles naturelles, mais jugées désuètes. En accordant une place prépondérante à la spéculation intellectuelle, au discours, il aboutit à la négation et à l’étouffement de tout ce qui est du ressort de l’émotionnel et du viscéral. Il n’y a dès lors que peu de place pour les risques de la spontanéité et ses suites imprévisibles. C’est le choix d’une démarche déterminée par le seul calcul, par ailleurs peu à l’abri des aberrations grotesques, des pseudo raisonnements. Souvent hors de tout bons sens, elle n’a d’existence possible, dans un espace convenu à l’avance, qu’en expliquant ce qu’elle prétend contrôler et en justifiant ce qu’elle cautionne, eu égard au respect obligé pour le diktat du moment.
Ici règnent des « maîtres » qui décident et font autorité.
Dans ce contexte, l’image du laisser-aller conduit par les seules poussées de l’émotion et renforcé par ce qui apparaîtrait seulement comme les ratés d’une certaine maladresse ne peut être que dépréciée. Alors que sont à l’œuvre la force et l’intensité de l’expression contre la simple platitude.
De ce point de vue, cela n’est pas loin de constituer un acte subversif.
Les effets de l’émotion n’ont pas besoin d’être justifiés par les arguments du discours, la cohérence des images
suffit. Et s’il est permis de guider d’une certaine manière, c’est en favorisant l’approche de cette cohérence qui donnera toute sa force à l’expression.
La fragilité de cette tentative vers la libération de l’émotion demande de la part de celui qui accompagne de savoir, dans un partiel oubli de lui-même, tout admettre avec la souplesse suffisante,
car tout est recevable. Ne pas se cabrer devant une proposition qui puisse apparaître dérisoire, inconvenante ou tellement différente de ce qu’il peut envisager lui-même.
C’est à travers ce tout recevable que s’effectue le long cheminement vers une découverte progressive de la vérité particulière à chacun. Encore une fois, c’est l’avènement de sa réalité intérieure personnelle, la prise en conscience de celle-ci contre la suprématie permanente de la réalité extérieure, le réalisme en art.
Il faut savoir se tenir en éveil afin d’être présent au bon moment et pouvoir donner la légère poussée nécessaire pour permettre de franchir un pas qui inquiète, trouver la parole ou la remarque qui conforte l’intéressé dans la direction qu’il hésite à prendre. Savoir aussi
s’effacer lorsque l’on sent que certaines
évolutions se confirment après une maturation lente et imperceptible, lors- que la trace laissée par de multiples
interrogations, d’étonnantes découvertes, souvent inconscientes, produisent brusquement leurs effets et que les vannes cèdent sous la pression de l’imagination libérée.
Le lieu où peut se dérouler une telle pratique devient forcément une sorte d’île isolée des préoccupations et des conceptions ordinaires subies quotidiennement par les participants, les principes de vie imposés dans les relations sociales et la vie professionnelle.
Les notions d’habileté, de maladresse, d’erreur, d’efficacité, de lenteur, de concurrence, de productivité, de réussite forcenée, de performance, le laisser-aller, l’extravagant, l’absence, le rien, etc., soit perdent toute signification, soit doivent être compris différemment.
Les moins légitimes sont souvent
des notions qu’il est très difficile de faire abandonner. Une fois hors de l’atelier,
la pression extérieure se manifeste presque automatiquement par divers questionnements plus ou moins critiques : « Qu’est-ce que tu as fait comme objet aujourd’hui ? Qu’est-ce que c’est que cette horreur que tu rapportes ? Combien de pièces as-tu réalisées depuis le début, etc. » Autant de remarques négatives propres à déstabiliser l’intéressé qu’il faut régulièrement rassurer.
Les principes prodigués par des exigences de rentabilité dans l’ignorance des vraies exigences créatrices, qui ont besoin d’être soutenues par les délais nécessaires à la réflexion et la bonne conduite des règles techniques, deviennent caduques.
Le travail de la terre à cuire demande un respect du matériau qui exige de la patience, savoir attendre et s’adapter à ses différents états, faire les bonnes manipulations nécessaires à la marche correcte d’une cuisson.
Le respect particulier qu’il faut apporter dans l’exécution de ce travail peut sans doute permettre de développer d’autres règles de vie pour soi-même et, chez les enfants, les amener à reconnaître les limites nécessaires, non pas dictées par ce qu’ils pourraient imaginer être les seuls caprices ou fantaisies des adultes, mais bien en rapport avec des impératifs naturels incontournables.
D., six ans, coiffure en brosse, l’air sérieux derrière ses petites lunettes,
un nœud papillon autour du cou, son cartable à la main comme une sorte
d’attaché-case, un vrai petit président-
directeur général en miniature, arrive conduit par sa maman. C’est un enfant doué en dessin et que tout l’entourage, l’institutrice, les amis de la famille, dans le désir bienveillant de lui voir affermir cette aptitude, poussent à prendre des cours. J’avertis la mère que de mon point de vue on n’apprend pas à dessiner au sens habituel à un enfant de cet âge sans risquer de casser définitivement son goût pour cette activité.
J’accepte néanmoins de le prendre pour un essai qui se révèle assez peu encourageant pour la suite. D. est autoritaire, c’est lui qui dirige le cours et me dicte ce que j’ai à faire. Il fait tomber son crayon par terre, pense bien sûr que je dois le lui ramasser, ce que je refuse évidemment. Je veux le faire peindre, lui en a décidé autrement : il fait ce qu’il veut. Lorsque sa mère revient le chercher, je lui fais part de mes réticences et de ma décision de ne pas poursuivre. Elle est désespérée et finit par m’avouer que
son petit surdoué a partout, y compris à l’école, cette même attitude très imbue de lui-même, refusant de se plier à la règle générale. Elle craint de le voir
se transformer progressivement en un enfant de plus en plus déplaisant. Elle emploiera elle-même le terme de « petit con » pour résumer le sens de ses inquiétudes. Elle décide de me laisser toute latitude afin d’imposer à son fils le mode de fonctionnement que j’estimerai le plus adapté à son cas. Je finis par me résoudre à le garder ayant l’accord de sa mère pour faire un peu plus acte d’autorité.
Je me rendis compte tout de suite que D. était parfaitement capable de reproduire de mémoire et avec une maîtrise étonnante pour son âge des images issues de dessins animés télévisés. Par la suite, il me parut néanmoins assez peu productif dans sa façon de traiter les sujets les plus ordinaires grâce au recours de sa seule imagination.
Après un certain nombre de petits exercices, je tentais de l’orienter vers le modelage en lui montrant des objets réalisés par des enfants de son âge. Il traita cette proposition du haut de ses six ans avec un certain dédain, prétendant qu’il avait pratiqué cette activité il y avait
déjà longtemps (dans sa jeunesse, sans doute), il était donc bien au-dessus de tout ça. Je n’insistais pas, attendant
qu’il manifeste cette envie un jour de
lui-même, ce qui ne tarda guère à arriver, voyant autour de lui des adultes travailler la terre.
Une fois de plus, il n’en fit bien sûr qu’à sa tête jugeant mes conseils et mes recommandations futiles. Les résultats ne se firent pas attendre, et des pièces se fissurèrent ou éclatèrent à la cuisson. Ces incidents durent servir sans doute de leçon car il consentit à mieux m’écouter par la suite.
À travers la pratique de la terre et de la peinture, D. put s’exprimer en toute liberté, évacuant par ses créations les inconvénients des interdits pratiqués à la maison sur la propreté, l’agressivité, etc.
Un jour, il réalisa un pistolet en céramique, ce qui ne manqua pas de déplaire à sa mère qui me confia que son père lui non plus n’allait pas aimer cela du tout. Je lui répondis qu’à mon avis il était préférable qu’il le conçoive à six ans plutôt qu’à vingt-cinq, ce qui sembla la laisser perplexe.
Un autre jour D. fabriqua une boîte sur le couvercle de laquelle il inscrivit « Maman » afin de la lui offrir. Je ne sais ce qui lui passa par la tête mais, à ma surprise, ce mot porteur d’une affection des plus filiales fut très vite effacé pour être immédiatement remplacé par le mot « Banane » d’un prosaïsme qui me parut un peu provocateur. En recevant son cadeau, la mère, sur le coup assez dubitative, n’obtint jamais d’explications claires sur le bien-fondé de cette inscription.
Au cours d’une séance de gouache, D., à qui j’avais proposé de peindre un paysage, lui, d’habitude assez modeste dans ces capacités imaginatives, se mit à remplir sa feuille d’une grande quantité d’objets divers et de personnages dont un petit bonhomme que je découvris, accroupi au bord d’une route et manifestement en train de se livrer à l’exécution d’un besoin très naturel. Cette image scatologique eut bien sûr
du mal à passer la barrière de la censure familiale. La mère sans trop se l’avouer avait bien fini par distinguer des choses peu convenables dans tout ce magma. D., mi-ironique, mi-gêné me lançait en coin des regards complices. La gouache contrairement à l’habitude resta à l’atelier.
Le mercredi suivant, j’en fis la remarque à l’enfant qui piqua du nez sur son travail en cours. Je m’interrogeais tout haut devant lui sur cet oubli et finis par lui déclarer qu’elles en étaient à mon sens les raisons. En trépignant, il éclata d’un rire joyeux approuvant cette révélation. Mais la gouache ne quitta jamais l’atelier.
Il fit aussi un grand nombre de boules magiques de couleurs différentes, boules de cristal à l’usage d’odieuses
sorcières malintentionnées, creusant un peu plus chaque semaine le désarroi de sa mère désespérée devant cette interminable et abondante production, traitant continuellement du même sujet et qu’elle ne savait plus où ranger.
Le petit D. avait, me semble-t-il, oublié d’être enfant. Ses parents voulant trop bien faire le nourrissait peut-être d’histoires au-dessus de son âge. Ainsi, à mon grand étonnement, me raconta-t-il un jour l’histoire de Van Gogh dans des détails que même un adulte n’aurait peut-être pas retenus. Sans doute s’agissait-il d’un enfant extrêmement doué, mais les diverses contraintes subies, cette manière de le hisser par ailleurs trop tôt au niveau adulte, de lui refuser l’expression d’une certaine agressivité, normale chez un enfant, plus l’extrême conscience qu’il avait développée de ses capacités menaçaient de lui faire rater le passage de l’enfance.
Au bout de quelque temps, je le vis se transformer, y compris physiquement, et redevenir petit garçon. Sa mère m’avoua un beau jour avec satisfaction qu’il recommençait à jouer, à rire et à plaisanter comme un enfant de son âge, ce qui ne lui était pas arrivé depuis
longtemps.
Placés dans un contexte favorable et différent du milieu familial ou scolaire, les enfants trouvent l’occasion de débrider certaines notions imposées par ailleurs. On voit alors diminuer des inhibitions ou des raideurs provoquées par des principes trop sévèrement appliqués.
Venant d’eux, comme des adultes, toutes les propositions sont recevables.
Il peut toujours s’en dégager un élément positif à développer. Seulement stigmatiser en ne faisant ressortir que le négatif n’a pour effet que d’entretenir une certaine humiliation, provoquer la fermeture, confiner l’intéressé dans son incapacité. Le droit à l’erreur existe ici plus qu’ailleurs : on peut la cultiver ; l’erreur peut parfois devenir un trait de génie.
Devenue plus familière, cette pratique libre, dans la recherche du rapport le plus authentique avec soi-même, mène à une meilleure compréhension des vrais problèmes liés à la démarche créative.
Soutenus par cette expérience, confortés dans la nécessité de leur indépendance d’esprit et de jugement, les intéressés seront délivrés de la honte qui leur est
faite de leurs attentes les plus simples, considérées comme simplistes en d’autres lieux.
Au-delà, ils pourront ainsi « librement » orienter leur choix avec plus de vérité et de sérénité dans le dédale de l’art contemporain et, « librement », refuser les modèles qu’une « culture dogmatique » tente de leur imposer.
Bernard Thomas-Roudeix