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Table ronde autour du postmodernisme et du postanarchisme
Article mis en ligne le 8 juillet 2009
dernière modification le 14 juin 2016

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L’été dernier, Irène Pereira publiait un commentaire du livre de Vivien Garcia, L’Anarchisme aujoud’hui [1], à partir duquel elle mettait en évidence deux tendances observables dans les mouvements anarchistes actuels, selon qu’ils se réclament plutôt de l’héritage moderne ou de son dépassement dans le postmoderne. D’autre part, Edouard Jourdain faisait circuler un texte de la philosophe Chantal Mouffe, prenant également position dans le débat entre modernité et postmodernité [2]. Cette opposition, déjà discutée dans le n° 17 de Réfractions, revenait donc à questionner l’anarchisme sur la compatibilité entre ces deux conceptions, à première vue très divergentes tant par les références théoriques que par les pratiques militantes. Il en résulta, dans les mois qui suivirent, un échange de messages électroniques entre plusieurs membres du collectif de rédaction, dont nous publions ci-dessous de larges extraits.

Irène : Je me demande si pour bien comprendre cette problématique autour du modernisme et du postanarchisme, il ne faut pas en revenir au débat Chomsky/Foucault [3]. En effet, j’ai l’impression que c’est autour de ce débat que s’est cristallisée l’opposition entre un modernisme issu des Lumières, s’appuyant sur la notion de nature humaine et réaliste en épistémologie, et un postanarchisme issu de Foucault et du nietzschéisme de gauche, anti-essentialiste et constructiviste. Il semble qu’il existe un texte de Castoriadis dans lequel celui-ci s’est violemment opposé à l’anti-humanisme théorique des nietzschéens de gauche dans les années 70. D’un côté, le postmodernisme était accusé par les tenants de la modernité d’être un obscurantisme rendant impossible toute émancipation humaine ; d’où la thématique de la liberté chez Chomsky (par opposition, je suppose, à la linguistique structuraliste) et l’attaque de Bricmont et Sokal contre le postmodernisme dans Impostures intellectuelles [4]. De l’autre côté, les postmodernistes accusaient les Lumières d’être, au nom de la raison et de l’universalisme, le vecteur de l’oppression des minorités.

On se retrouverait en gros avec deux projets de société anarchiste antinomiques : d’un côté l’anarchisme « style de vie » d’Hakim Bey [5] et de l’autre l’anarchisme social de Michael Albert [6]. Par ailleurs, on se retrouve dans la configuration théorico-pratique suivante : d’une part, le mouvement ouvrier est conçu, dans une certaine mesure, comme l’héritier du projet d’émancipation révolutionnaire des Lumières ; c’est dans cet héritage que se situe l’anarchisme « lutte de classes » investi dans le syndicalisme. D’autre part, ce sont les analyses postmodernistes appliquées aux études de genre et aux études post-coloniales qui constituent l’appui théorique des luttes féministes, homosexuelles et de l’immigration, pour certains collectifs actuels.

Tout cela pour montrer à quel point je pense qu’effectivement l’anarchisme se trouve au cœur des problématiques non seulement pratiques, mais théoriques contestataires contemporaines.

Pierre  : Les TAZ ne sont pas, dans la pensée de Hakim Bey, une façon anarchiste de vivre mais une façon anarchiste de lutter. Quelques citations : « Nous la (la TAZ) recommandons parce qu’elle peut apporter une amélioration propre au soulèvement, sans nécessairement mener à la violence et au martyre. » « La TAZ est comme une insurrection sans engagement direct contre l’État, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d’imagination) puis se dissout, avant que l’État ne l’écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou l’espace. »

« Initier une TAZ peut impliquer des stratégies de violence et de défense, mais sa plus grande force réside dans son invisibilité. » « La TAZ est un campement d’ontologistes de la guérilla : frappez et fuyez. » J’ai même rencontré des anarchistes postmodernes. J’ai participé à une réunion rhénane anarchiste, où les jeunes militants, d’un côté comme de l’autre, se référaient à une pratique libertaire et non à une histoire anarchiste. Le passé, les glorieux ancêtres, avaient en commun d’avoir échoué. Donc pourquoi se pencher sur leur histoire/œuvre ?

Eduardo  : Je pense qu’il ne faut pas se laisser enfermer dans la dichotomie moderne – postmoderne. Cette typologie – en plus d’être caricaturale quand on la présente d’une façon simpliste – produit un clivage, qui est vu tendanciellement par les partisans du postmodernisme comme une rupture épistémologique, et alors les idées des Lumières sont condamnées en bloc. La Modernité est aussi la sécularisation, l’esprit d’examen, la rationalité (et non seulement la Raison), et surtout l’ébauche d’un projet émancipateur. Comme se le demande Chantal Mouffe dans le texte qui a circulé : est-il encore possible, non pas au crépuscule du XXe siècle, mais à l’aube du XXIe siècle, et dans l’optique du postmodernisme, de défendre ce projet émancipateur et révolutionnaire ?

Pour revenir au livre de Vivien Garcia, la critique des auteurs qu’il appelle « postanarchistes » amène à dire que l’anarchisme sans adjectifs a été postmoderne avant la lettre. On ne peut pas accepter qu’il n’existe pas une philosophie de l’anarchisme, ni même que l’anarchisme n’est pas une philosophie, et écrire que « l’anarchisme affirme une ontologie qui lui est propre » [p. 109]. Pour y arriver il faut changer le sens politique du mot anarchie et faire d’elle non pas la négation du commandement, la négation de toute arkhê politikê, mais la négation d’arkhê comme origine, commencement ou principe, et la rapprocher de chaos, de l’apeiron (Anaximandre), l’indéterminé, l’illimité. Dans la modernité, la philosophie qui soutient une telle « ontologie paradoxale » a une lignée plus ou moins claire qui va de Leibniz, en passant par Nietzsche, jusqu’à Deleuze et Foucault (et j’ajouterai jusqu’à Daniel Colson). Ainsi, l’opération se boucle et « à partir de cette base ontologique minimale, nous pouvons retrouver et donner une cohérence à la multiplicité des théories anarchistes » [p. 112]. Et alors on fait passer par la même grille Proudhon et Stirner, Hakim Bey et Malatesta.


Notes

[1] Commentaire publié sur RA-Forum : http://raforum.info/article.php3 ? id_article = 4352. Cf. aussi la réponse de Vivien Garcia sur le même forum : http://raforum.info/ article.php3 ? id_article = 4558

[2] Le texte, intitulé La démocratie entre modernité et postmodernité. Pour une démocratie plurielle, destiné à être présenté lors d’un colloque, ne se trouve plus sur le site de l’Université Paris 10. L’essentiel des idées qui y sont développées sont issues de son livre Le politique et ses enjeux : pour une démocratie plurielle, La Découverte-Mauss, 1994.

[3] M. Foucault, « De la nature humaine. Justice contre pouvoir », Dits et écrits, tome II (1970-71), Gallimard. Republié dans : N. Chomsky et M. Foucault, Sur la nature humaine, Bruxelles, Aden, 2006. Cf. aussi l’article de Normand Baillargeon sur ce débat dans Réfractions n° 17.

[4] A. Sokal et J. Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, octobre 1997.

[5] Cf. Hakim Bey, TAZ. Zone Autonome Temporaire, traduit de l’anglais par Christine Tréguier, Éd. de l’Éclat, 1997.

[6] Un des fondateurs du réseau d’informations alternatif Z-Net, collaborateur de Chomsky pour plusieurs ouvrages, il est l’auteur de Après le capitalisme. Éléments d’économie participaliste, traduit de l’anglais par Mickey Gaboriaud, Agone, 2003.

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