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Daniel Colson
L’anarchisme et le droit ouvrier
Article mis en ligne le 4 décembre 2008

Les éditions de la CNT ont eu la bonne (et courageuse) idée
de rééditer (en deux volumes) les presque mille pages de
l’ouvrage mythique de Maxime Leroy La coutume ouvrière1. Une
réédition que plus personne n’espérait et qui, près d’un siècle après la
parution de ce livre, en dit long sur l’oubli et l’indifférence dans lesquels
se trouve, et depuis longtemps, l’histoire de cette civilisation engloutie
que furent les mouvements ouvriers.

Maxime Leroy (1873-1957) était un universitaire et un juriste de
profession. Quelque temps membre influent des cabinets ministériels,
il a exercé pendant plusieurs années les fonctions de juge (de paix il est
vrai), avant de finir sa carrière à l’Académie des sciences morales et
politiques. Rien ne le prédisposait donc à s’intéresser au monde ouvrier
et à passer plus de dix ans de sa vie à en étudier la richesse et la
complexité. Mais on ne touche pas impunément à ce monde-là,même
pour quelqu’un qui n’avait pas forcément des raisons immédiatement
personnelles de se retrouver dans son projet et d’échapper ainsi au
mépris et à la crainte que la vie ouvrière d’alors n’a jamais manqué de
provoquer chez les intellectuels et les bourgeois.

Des bourses du travail aux fédérations professionnelles et aux unions
de métiers, des coopératives à l’internationalisme ouvrier, des
commissions de contrôle et d’arbitrage aux modes d’organisation des
congrès et des assemblées générales, des multiples statuts intérieurs
aux modalités de la grève, du boycottage et du sabotage, en passant par
les innombrables « obligations » syndicales et coopératives — « payer la
cotisation », « assister aux obsèques des co-syndiqués », « porter les insignes », « limiter le nombre des
naissances », « s’opposer à la reconnaissance
d’utilité publique », « bien
travailler », etc. -, le juriste Leroy est
conduit à montrer comment l’alternative
ouvrière, au tournant du XIXe et du
XXe siècle, constitue un monde en soi, à
l’intérieur d’un autre monde qu’elle
combat, mais à partir de son propre droit,
de sa propre légitimité et du maquis
invraisemblable de ses propres institutions,
de ses propres règles, obligations,
règlements, contrats, pactes, conventions
et autres us et coutumes ; un monde
autonome et spécifique, surgissant des
profondeurs du travail, de son passé et de
son présent et, comme le monde
bourgeois autrefois, justifiant quelque
temps l’espoir (ou la crainte) d’une
transformation radicale et déjà là,
n’attendant que la grève générale pour
imposer sa logique, ses normes et ses
valeurs à l’ensemble de la société.

Paradoxalement, la lecture du livre de
Leroy offre cependant un autre intérêt :
nous inviter à ne pas tomber dans le
piège de ce qu’il semble tout d’abord
montrer avec tant d’évidence ; l’existence
d’un espace libéré, d’une vie ouvrière
indépendante et séparée, spatialement,
culturellement, juridiquement, politiquement,
mais qui risque finalement d’être
comparable aux mondes qu’elle refuse et
qu’elle redouble également, avec ses
prétentions à imposer dès maintenant
son drapeau, les frontières de ses
institutions, de ses codes, de ses valeurs
et de ses conformités. Et ceci à travers
une liste interminable et un peu
angoissante (près de trois cents pages !)
d’« incompatibilités », d’« incapacités », d’
« obligations » et autres limites et
contraintes insupportables à nos oreilles
libertaires et dont on se demande
comment les anarchistes d’alors, si
nombreux dans le mouvement ouvrier,
ont pu non seulement s’accommoder,
mais se reconnaître dans un monde et un
mouvement d’ensemble apparemment
aussi contraires à leur projet.

Mais justement, le grand intérêt du
livre de Maxime Leroy c’est d’être un
livre de juriste, et – comme le travail
récent de Sophie Chambost sur la pensée
de Proudhon2 –, de nous rappeler par sa
description de la coutume ouvrière, que
l’anarchisme n’est pas l’ennemi du droit,
au contraire, mais qu’il est porteur d’un
droit très particulier, à la fois proche et
pourtant (comme toute chose) radicalement
différent du droit dominant, du
droit des États, des Églises, du Capital, du
Patriarcat et autres pouvoirs verticaux,
hiérarchiques et oppresseurs. Ce que le
livre de Leroy nous rappelle, c’est
principalement deux choses contradictoires
mais indissociables, ou
nécessaires dirait Proudhon, et qui font
toute l’originalité de l’anarchisme :

 1) La distinction entre d’une part un
droit horizontal, distinct de l’État, voire
opposé à lui, reposant principalement sur
le contrat (écrit, oral ou tacite et allant de
soi), et d’autre part un droit vertical
d’essence étatique et religieuse reposant
sur la force et la souveraineté.

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