Pablo et Annick ont interviewé l’écrivain et journaliste politique uruguayen Raúl
Zibechi, lors du passage de celui-ci à Bruxelles, en janvier 2007. Nous vous
présentons ici une retranscription de l’essentiel de cet entretien, qui a surtout porté
sur l’analyse des mouvements sociaux en Amérique latine et sur les nouvelles formes
d’organisation anti-étatique qu’ils promeuvent.
Réfractions : Tu viens de publier le livre Dispersar el poder1. Peux-tu nous
dire dans quels mouvements d’Amérique latine tu as observé l’intention de
disperser le pouvoir ?
Raúl Zibechi : Le livre porte surtout sur le mouvement insurrectionnel
qu’a connu la ville d’El Alto, en Bolivie, et sur la culture aymara qui l’a
nourri. Tous les mouvements sociaux ne tendent pas à disperser le
pouvoir, mais dans des situations de mobilisation importante il y a des
moments durant lesquels cette tendance est manifeste. Ces moments
insurrectionnels sont des moments épistémologiques, qui font
comprendre le non-visible, ce que la vie quotidienne recouvre le reste
du temps. La dispersion du pouvoir s’y réalise de deux façons : on
assiste, d’une part, à une désarticulation de la centralisation étatique, et
d’autre part, ces mouvements ne créent pas de nouvel appareil
bureaucratique centralisé, mais adoptent une multitude de formes
d’organisation, de sorte qu’à l’intérieur les pouvoirs sont distribués à
travers toute la trame organisationnelle.
Ces mouvements peuvent-ils déboucher sur des structures permanentes,
qui pourraient servir d’alternative aux structures étatiques existantes ?
Dans les moments de faible
mobilisation, les structures hiérarchiques
dominent ; par exemple, à El
Alto, il existait une organisation
syndicale pyramidale, quoique
contrôlée par la base. Mais au moment
de l’insurrection sont apparues 500 à
600 assemblées organisées, formant
autant de micro-pouvoirs.Trouver une
structure organisationnelle combinant
permanence et changement est le
problème le plus difficile. Quand
domine le changement, la structure
disparaît. Dans les sociétés très
dynamiques, il y a une crise permanente
des organisations, car le
mouvement empêche la consolidation.
À l’inverse, on constate une tendance à
l’oligarchisation, à la bureaucratisation de toutes les organisations. Sur
le terrain théorique, le physicien Ilya Prigogine a analysé les structures
« dissipatives » dans la nature, structures qui combinent stabilité et
changement selon un équilibre toujours provisoire. Les grandes
coordinations, comme la Coordinadora del agua en Bolivie, en dehors
des moments insurrectionnels, ne sont plus que des noms sans réalité.
À Oaxaca, l’APPO2 n’est plus la même non plus que durant les six
derniers mois : elle continue à exister, mais seulement comme mémoire
symbolique, comme référence pour recommencer l’insurrection. Je ne
connais pas de formes insurrectionnelles durables dans la pratique.
Peut-être que les Conseils de Bon Gouvernement des Zapatistes
constituent un bon exemple d’équilibre, mais cela reste toujours
instable. Si le changement domine, c’est le chaos – ce qui n’est pas
nécessairement mauvais : si les groupes disparaissent, c’est moins grave
que s’ils se figent.
Mais dans ce cas, ils ne constituent pas une alternative à l’État ?
La seule alternative que je vois est le chaos, avec une certaine
stabilité.
Le rôle des mouvements sociaux serait alors seulement de faire pression sur
les États pour les améliorer, les faire évoluer, sans constituer d’alternative ?
Non, ils construisent des formes de pouvoir, mais instables. Les
alternatives sont seulement provisoires, elles existent aujourd’hui, mais
peut-être pas demain ; ce n’est pas un problème, car elles peuvent
toujours renaître. Ma formation marxiste m’a appris à penser en termes
de structures ; mais celle des indigènes et d’autres groupes actifs
2. Assemblée Populaire des Peuples d’Oaxa
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