Laurent Boy
« Une action révolutionnaire dans la culture ne saurait avoir pour but de traduire ou d’expliquer la vie, mais de l’élargir. » G.-E. Debord
La trêve estivale n’aura pas eu lieu, la lutte des professionnels du spectacle vivant a permis de maintenir les braises d’un mouvement social que l’on croyait étouffé avec les congés payés et à grand renfort de « liberté » braillé dans les tubes de plage. Le rituel de l’année sociale voulait qu’on passe des grèves de printemps aux festivals d’été. C’est cette politique d’effacement du social par le
culturel qui a été brisée cette année.
L’été 2003 aura été riche d’enseignements quant à la place réservée aux « artistes » dans nos sociétés. Ces surnuméraires au monde, ces improductifs, bousculent les schèmes de pensée des gouvernements et brouillent la lisibilité de nos sociétés fondées sur le salariat, le cloisonnement des tâches et des désirs.
Déjà, au sein de la société grecque, la position de l’artiste posait question. Au troisième livre de la République, Platon évoque la place du miméticien.
[1]Déjà, l’artiste était condamné selon un principe de division du travail, qui a servi à exclure les esclaves et les artisans de tout espace politique commun.
Pourtant le miméticien est, par définition, un être double. Il fait deux choses
à la fois, il produit à l’instar de l’artisan mais est aussi dans le champ du symbole et de la production de sens. Cette position invite à repenser les vulgates d’une société organisée où chacun n’y fait qu’une chose, celle à laquelle sa « nature » le destine.
L’artiste est donc double et donne
au principe privé du travail une scène publique, il constitue une scène du commun avec ce qui devrait déterminer le confinement de chacun à sa place.
[2]
Je reviendrai sur cette notion de scène du commun lorsque nous aborderons la question des arts comme élément constitutif de l’espace public.
Nous l’avons vu, l’artiste . [3], avec des velléités de montrer sa production, l’ancre intrinsèquement dans une dimension politique. On entre ici dans un désir de communiquer à l’autre et de confronter sa vision singulière du monde, de son monde. Dans son livre TAZ, Hakim Bey nous rappelle que « l’artiste n’est pas une personne particulière, mais toute personne est un artiste particulier ». [4]
Je m’attacherai ici essentiellement à la création dans l’art contemporain, et ce parce que les conquêtes de la nouveauté artistique sont bien souvent liées à celles de l’émancipation du corps sociétal. En outre, la rupture « duchampienne » a engendré une conception de l’œuvre avant tout comme matière à réflexion, une sorte de matérialité de la pensée qui me semble la plus efficiente pour aborder les arts comme espace public.
L’avant-garde et la dialectique de l’engagement dans les arts
Longtemps, la nature de l’avant-garde a été de choquer le bourgeois, puisque « la sensibilité artistique devance toujours le visuel normal de la foule », selon les termes de Fernand Léger. C’est cette conception de l’avant-garde, qu’elle soit marxiste ou artistique, que nous devons renouveler en produisant sans prétention, sans souci mercantile ou besoin de s’opposer à une quelconque avant-garde dans la lutte pour la suprématie. On pourra se référer utilement aux ouvrages de Michel Ragon sur l’art brut et à la faculté créatrice des non-professionnel. [5]
L’avant-garde a toutefois joué un
rôle important. Cette vision de l’artiste-
prophète, provoque, choque, déclenche l’illumination en prenant le public à rebrousse-goût. Si le goût est bel et bien « la répétition d’une habitude », dixit Marcel Duchamp, toute œuvre novatrice vient fatalement le provoquer. Dans un système verrouillé, l’ouverture passe par une forme de sédition. Pourtant, ce qui était jugé provocant hier ne l’est plus aujourd’hui, les contextes ont changé.
Ainsi, la création contemporaine ne transgresse plus guère de codes esthétiques, bien trop ouverts, mais des préjugés sociaux ou politiques. Et ce que transgressent les artistes d’aujourd’hui, ce sont l’autorité, les lois sociales, les conditionnements collectifs, et non plus les règles académiques dont la stérilité ne fait plus question.
Dans les arts plastiques, comme ailleurs, l’heure n’est plus à l’instrumentalisation de l’art au service d’un drapeau, même noir, ou d’une cause exclusive.
Dès les années 30, au moment où l’art d’avant-garde se sclérose dans les formules militantes, André Breton vilipende une inclination devenue courante avec
la modernité : la sujétion de la création artistique à un programme défini.
« Nous restons nombreux encore dans le monde à penser que mettre la poésie et l’art au service exclusif d’une idée, par elle-même si enthousiasmante qu’elle puisse être, serait les condamner à bref délai à s’immobiliser, reviendrait à les engager sur une voie de garage. »
[6]
Toutefois, faire de l’art, en soi, est un geste politique. En quelques décennies, le travail des artistes est passé de la clandestinité au grand jour : il est ainsi une tribune où s’expriment toutes les opinions, y compris une conscience politique et sociale. Se défiant de la fonction d’illustration, la création est donc séditieuse par essence, elle doit s’ouvrir au possible, se déborder. La pulsion expérimentale doit l’animer parce qu’elle mobilise au lieu d’immobiliser.
La simple « provoc’ » ne paie plus, la dimension politique d’une œuvre ne passe plus nécessairement par la démonstration « choc » et spectaculaire. Notre accoutumance à la propagande capitaliste nous rend paradoxalement indifférents à l’arrogance frontale des œuvres qui montrent du doigt la misère du monde, nous dispensant au passage quelques leçons.
Depuis quelques années, on sent un mouvement qui tente d’effectuer un retour vers le social. S’il prend des formes diverses et fort atomisées, ce mouvement cherche pourtant de façon constante à préserver sa liberté. Dès le début des années 90, « au travers d’espaces autogérés (artists’run spaces), les artistes présentent eux-mêmes leurs réalisations, organisent leur propre promotion critique ».
Cette prise en charge auto-promotionnelle, si elle ne renouvelle pas les lois de l’underground, a néanmoins pour elle cette particularité : ne pas chercher à tout prix à intégrer le système de l’art, à rester à la marge, à travailler en périphérie sans forcément pétitionner pour faire de cette dernière un centre.
La notion de « périphérie artistique » si chère à l’avant-garde n’est plus comprise uniquement comme ce point depuis lequel structurer la reconquête, comme si le centre seul avait de l’importance. Cette notion de périphérie artistique peut être comprise plutôt « comme un topo voué au travail et à l’échange “inter-phalanstérien” (petite structure libertaire cherche contact avec autre petite structure libertaire), avant de l’être à la satellisation, à l’exclusion ou au ressentiment ». [7]
L’exemple de l’art relationnel
Une des formes d’engagement dans l’art contemporain a trouvé écho dans l’ouvrage de Nicolas Bouriaud, Esthétique relationnelle. Pour l’auteur, qui n’est autre que l’actuel directeur du Palais de Tokyo à Paris
[8], si l’art devait préparer ou annoncer un monde futur, il modélise aujourd’hui des univers possibles dès à présent. Cet ouvrage a le mérite de synthétiser et de mettre en lumière ce qu’énonçaient déjà les situationnistes en 1957.
« Ce que l’on appelle la culture reflète, mais aussi préfigure, dans une société donnée, les possibilités d’organisations de la vie. »
[9]
Les œuvres ne se donnent plus pour but de former des réalités imaginaires ou utopiques, mais de constituer des modes d’existence ou des modèles d’action à l’intérieur du réel existant. L’artiste habite les circonstances que le présent lui offre. Il prend le monde en marche : il est un locataire de la culture.
[10]
L’engagement dans les arts se prolonge aujourd’hui dans les pratiques de bricolage et de recyclage dans l’invention du quotidien et l’aménagement du temps vécu, qui ne sont pas des objets moins dignes d’attention que les utopies messianiques.
La possibilité d’un art relationnel, c’est-à-dire d’un art prenant pour horizon théorique la sphère des interactions humaines, permet d’appréhender différemment la création contemporaine.
En effet, « on ne peut plus considérer
l’œuvre contemporaine comme un espace à parcourir comme on fait le “tour du propriétaire”, mais l’œuvre se présente désormais comme une durée à éprouver, comme une ouverture vers la discussion illimitée ».
Ce régime de rencontre intensif, a fini par produire des pratiques artistiques en correspondance, c’est-à-dire une forme d’art qui prend pour thème central l’être ensemble, la « rencontre » entre regardeur et producteur.
Pour une esthétique de l’existence : l’art du quotidien
Je l’évoquais plus haut, l’art relationnel, n’est pas une invention de la décennie 90. Ses racines, dans le siècle, plongent très loin : le futurisme, dada, l’avant-garde russe, sans omettre les années 60 et l’intronisation que consacrent ces dernières à l’art participatif.
Mais l’art participatif comme la démocratie du même nom sont des ersatz d’expression libre. Il nous faut penser l’art comme un espace délibératif invitant à vivre ici et maintenant les pistes expérimentées à travers la praxis artistique.
[11]
Cette irruption de la réalité dans l’art contemporain implique selon moi la nécessité de faire de nos vies des œuvres d’art, des utopies en acte. L’art n’a en effet pas qu’une fonction thérapeutique ou cathartique et ne se résume pas à exorciser les aberrations de ce monde.
L’art est « représentation directe » [12]
où l’insurrection de l’information permet d’ouvrir des brèches dans la pensée unique. Si l’art permet de matérialiser la pensée, il est grand temps d’immiscer l’art dans le quotidien, perturber, détourner le réel et, par la même, ouvrir le champ des possibles.
La vie quotidienne doit être un terrain d’expérimentation privilégié car le quotidien est le seul espace-temps qui nous reste quand on a extrait du vécu toutes
les activités spécialisées. Rares sont les moments du quotidien où l’individu n’est pas prisonnier d’une fonction ou d’un rôle social. Ainsi, diriger ses intérêts et sa créativité vers le réel, la politique et le quotidien, implique en toute cohérence de refuser d’intégrer le monde de l’art.
Le réseau professionnel est pollué par le marché, atteint de consanguinité (je t’expose, tu m’exposes, etc.). En outre, les lieux d’exposition annihilent le potentiel subversif d’une œuvre d’art en légalisant et légitimant les pièces présentées. Les œuvres d’art sont de ce fait intégrées et digérées par la société sans en saper les fondements. L’artiste Maurizio Cattelan, qui est pourtant bien intégré dans le réseau, reconnaît lui-même, dans un entretien accordé au Palais de Tokyo, que la forme de radicalité absolue, le complet refus des règles et de l’autorité inhérente au système de l’art, serait la fuite.
Ainsi, aux faux-semblants du marché institutionnel nous préférons les gestes des auteurs quelconques mettant en œuvre des langages opératoires sur le mode des hackers, et des interventions symboliques rivalisant avec la communication économique.
Art et espace public
L’art est un espace communicationnel alternatif, un tremplin à la délibération, un champ d’action où se déploie cette activité spécifique qu’est la discussion « pratique » consacrée à la validation des normes d’action, à la détermination des critères d’évaluation et, plus globalement, à la fondation d’un espace public.
L’enjeu est que l’art transforme la pensée en expérience sensible de la communauté. Transformation sensible dans un premier temps mais également intelligible. Selon Jurgen Habermas, dans l’espace public, situé en marge de la sphère étatique, les orientations politiques sont portées à la connaissance de tous et soumises à une activité communicationnelle qui établit leur convenance et leur légitimité. [13]
Tel est l’objet ou l’enjeu du principe de « publicité ». L’art peut et représente déjà ce médium qu’Habermas appelle « publicité », c’est-à-dire le point nodal à partir duquel la sphère du débat pourra prendre corps au sein de ce qu’il convient d’appeler l’espace public.
Le principe d’espace public circonscrit, à partir du xviie siècle, un nouvel espace politique qui correspond alors à des dispositifs (café, journaux, etc.) permettant le développement de discussions publiques, de débats infinis sur la validité des raisons et des fins de l’organisation sociale.
La constitution de cet espace public délibératif et artistique passe par la libération de nos facultés créatrices en ne
laissant pas l’art aux professionnels, en investissant des lieux communs ou de passage comme une cage d’escalier, un champ, une ruelle, les parkings de supermarché, etc., laissant libre cours à l’interprétation et au débat intensif.
Le Terrorisme poétique d’Hakim Bey renvoie à cette logique de débat intensif qui prévaut à la constitution d’un espace public.
« Le terrorisme poétique n’est qu’un acte dans un théâtre de la cruauté qui n’a ni scène, ni rangées, ni sièges, ni tickets, ni murs. Pour fonctionner, le terrorisme poétique doit absolument se séparer de toutes les structures conventionnelles de consommation d’art (galeries, publications, médias). »
La gratuité et l’anonymat sont des formes intéressantes et permettent de casser tout instinct égocentré et rendent impossible toute récupération mercantile. Le caractère éphémère d’un happening ou d’une pièce laisse un souvenir diffus et inscrit dans le paysage une trace indélébile mais que la force du souvenir ranimera de façon plus puissante.
Il nous faut donc créer l’insolite, essayer de pointer les contradictions du système, produire de la contre-information en devenant son propre média. Si, effectivement, créer c’est résister, trop souvent nous sommes enjoints d’être des pompiers du social pris dans nos statuts sociaux respectifs, nos professions, mais nous sommes aussi, tous, des acteurs potentiels de la culture, des pyromanes de la culture et, cette armée de l’art constituée, nous pourrons dire :
« C’est beau comme une prison qui brûle ! »
Laurent Boy