Bernard Hennequin
En emboîtant le pas aux enseignants et aux travailleurs du public et du privé en lutte contre les projets gouvernementaux, les intermittents du spectacle ont prolongé à leur manière le mouvement social enclenché en avril-mai dernier : une certaine façon de faire le grand pont (d’Avignon)... jusqu’à la rentrée de septembre !
à celles et à ceux qui se sont étonnés de la détermination, de la vigueur et de la radicalité - c’est la première fois que le
Festival d’Avignon était annulé, ce qui ne fut pas le cas en mai 1968 - avec lesquelles les intermittents ont mené le combat, rappelons que les mobilisations n’ont pas cessé depuis des mois et des mois, notamment avec une grève nationale très largement suivie le 25 février 2003.
La réaction a été tout simplement à la hauteur de l’attaque menée contre le statut des intermittents qui se sont massivement mobilisés, techniciens et artistes, pour dire non à un projet s’inscrivant dans la logique ultra-libérale du patronat et de l’État de réduire à peau de chagrin l’ensemble des acquis sociaux, sous prétexte de réformer, de moderniser, de sauver : une entreprise de liquidation sociale dont socialistes et conservateurs se font les relais politiques.
Comme pour les retraites, la seule alternative imposée aux salariés c’est de travailler plus, de cotiser plus, pour gagner moins : en clair perdre un peu plus sa vie à la gagner !
Fragile car précaire et flexible par nature, le statut de l’intermittence occupe une position centrale dans le paysage culturel français. Comme le souligne la chorégraphe Maguy Marin : « Le statut de l’intermittence est la seule façon d’être artiste dans ce pays. » [1]
C’est cet équilibre que le protocole d’accord du 26 juin a rompu, plongeant le monde du spectacle dans la crise.
Si, dans un premier temps, il s’est agi de sauver le régime de l’intermittence, une « pure exception française », la lutte s’est élargie pour poser les questions essentielles de la place de la culture et de l’artiste dans la société.
En resituant ce questionnement dans le cadre de notre société capitaliste dont l’objet même est de transformer toute chose en marchandise, il n’est pas surprenant que le problème de la rentabilité de la culture soit vite apparu derrière les critiques acerbes sur la fainéantise des intermittents, les réflexions sur « l’État qui devrait avoir le courage de ne pas se disperser et de se concentrer sur certaines compagnies ». [2]
La lutte des intermittents a permis de montrer qu’au-delà du débat sur l’aménagement spécifique de l’assurance chômage il s’agissait bien pour les pouvoirs publics et le patronat de réfléchir à une nouvelle définition du travail artistique en France, avec en point de mire une loi d’orientation sur le spectacle vivant qui viendra en débat devant le Parlement avant 2004.
Jean-Jacques Aillagon [3]
, tout en se félicitant de l’agrément de l’accord sur le chômage, ne déclarait-il pas tout simplement : « C’est bien une page de l’histoire culturelle de la France qui a été tournée » ?
Les attaques contre le spectacle vivant ne remontent pas au 26 juin : il y a quelques années déjà l’État avait, via les DRAC [4]
Le doublement des cotisations Assedic, la hausses des cotisations des congés payés, la fin des emplois-jeunes ont précipité les secteurs les plus fragilisés (jeunes compagnies) dans une crise croissante qui s’est aggravée avec le protocole d’accord du 26 juin lequel, en remettant en cause les annexes VIII et X, aura pour effet de « donner un blanc seing aux employeurs, une prime donnée à la flexibilité à outrance, une carte blanche à la précarisation accrue [5]
Dans le même temps où il casse un système qu’il a contribué à pérenniser en laissant se développer dans le secteur de l’audiovisuel public des pratiques d’exploitation [6], l’État fait le choix - dans un double souci d’excellence artistique et de préservation de l’image culturelle de la France dans le monde - de se replier sur son réseau institutionnel (scènes nationales, CCN, CDN, etc.) en y concentrant des moyens financiers considérables, laissant le secteur indépendant à la merci du bon vouloir des potentats locaux qui dirigent villes, départements et régions.
En se déchargeant sur les collectivités territoriales du financement de la culture, par le biais de la décentralisation, c’est ce même État qui expose la nécessaire autonomie de
la création aux inévitables attaques de gauche comme de droite : il y a fort à parier que les actes de censure repérés de-ci, de-là, depuis les changements liés aux dernières élections municipales, ne manqueront pas de se multiplier.
Pour bon nombre de collectivités en effet, la création culturelle - à propos de laquelle il est cependant légitime de s’interroger par ailleurs, une culture par qui et pour qui ? - n’est dans le meilleur des cas qu’une belle devanture, au pire un divertissement touristique apprécié pour ses retombées financières.
Il aura donc fallu une crise majeure dans le monde du spectacle pour s’apercevoir que des villages, des villes, des régions entières (celles du sud de la France notamment) vivaient des retombées d’un festival : à se demander, lorsque l’on entend les jérémiades des hôteliers img21|right>
et restaurateurs si l’artiste et le technicien ne sont pas là pour engraisser le commerçant alors qu’eux-mêmes ont du mal à boucler leur nombre de cachets et en auront bien davantage à le faire demain.
Sur le terrain, le conflit des intermittents a révélé plusieurs éléments :
– La faible syndicalisation des intermittents au sein de laquelle la CGT, majoritaire, a tenté de se refaire une santé après son échec sur les retraites, n’hésitant pas à agiter démagogiquement le spectre de la « guerre sociale » [7].
– La faillite d’un système dont la gestion dite paritaire a montré ses limites
en fermant les yeux, par exemple, sur la prolifération des abus en tous genres (saviez-vous que les toréadors émargeaient au statut des intermittents !) ;
– La radicalisation de la base qui construit elle-même ses propres instruments de lutte et les gère de façon directe, par
le biais de la mise en place de coordinations et de collectifs dont la revendication va bien au-delà du simple rejet du protocole d’accord du 26 juin, en recherchant des convergences avec toutes celles et tous ceux qui luttent contre la société néo-libérale ;
– La fracture au sein du public entre spectateurs solidaires (parmi lesquels de nombreux enseignants grévistes d’ailleurs) et spectateurs n’hésitant pas à marcher sur les intermittents pour accéder à tout prix à leur shoot de consommation culturelle (festival de Vienne par exemple).
L’intérêt principal du conflit des intermittents se situe dans le fait que la base
a parfaitement compris, comme cela avait été le cas lors du mouvement contre
les retraites, que l’on ne peut pas faire confiance à des centrales syndicales empêtrées dans leur stratégie de consensus généralisé.
Ce conflit - qui connaîtra, sans doute, dès la rentrée, de nouveaux épisodes - a en effet clairement mis en évidence les pratiques d’un mouvement syndical censé être représentatif oscillant entre la servilité et la collaboration de classes, d’une part, et la surenchère pseudo-revendicative, d’autre part.
Ce formidable désir de s’auto-organiser en dehors des schémas syndicaux et corporatistes traditionnels, apparu lors des conflits de mai et juin 2003, est le fait majeur de la lutte des intermittents du spectacle, ces prolétaires d’un type nouveau dont bon nombre sont appelés à disparaître d’ailleurs.
Bernard Hennequin