Celui ou celle qui emploie le vocable « anarchosyndicalisme » s’expose à de nombreux malentendus. Anarchosyndicalisme peut, en effet, être compris de multiples façons, à l’instar de nombre de mots politiques, parce que, au cours de la très mouvementée histoire sociale du siècle dernier, il a été employé, à diverses époques, avec des acceptions fort différentes.
Au commencement du siècle, par exemple, c’est ainsi que ses adversaires – les guesdistes ou les réformistes à la Keufer, du syndicat du Livre – désignaient le courant majoritaire du syndicalisme révolutionnaire de la CGT, avec une forte charge péjorative et une intention de dénigrement. Ils trouvaient un semblant d’argumentation dans le rôle important que les libertaires déclarés – tels Fernand Pelloutier, émile Pouget, Paul Delesalle ou Georges Yvetot – avaient joué dans la constitution du syndicalisme révolutionnaire et qu’ils jouaient encore dans la CGT d’alors.
Les intéressés, les responsables de la CGT dont l’inclination philosophique tendait vers l’anarchisme, comme Pierre Monatte, récusaient cette appellation en soulignant que leur objectif n’était pas la mise sur pied d’un syndicalisme anarchiste. Mais bien, plutôt, la constitution d’un syndicalisme unitaire, d’un « syndicalisme neutre ou plus exactement indépendant : il faut qu’il n’y ait plus, dans chaque métier et dans chaque ville, qu’une organisation ouvrière, qu’un unique syndicat. »
« À cette condition [...], concluait Monatte, la lutte de classe pourra se développer dans toute son ampleur... »
Plus tard, après la Révolution russe, alors que la direction de la CGTU s’alignait toujours plus sur l’orientation du parti communiste, on prit l’habitude de désigner comme « anarchosyndicalistes » les militants ouvriers qui, tout en se déclarant partisans actifs de la révolution sociale, défendaient l’indépendance du syndicat et s’opposaient à sa « colonisation » par le parti, quelles que soient par ailleurs leurs références idéologiques.
Aujourd’hui, enfin, lorsqu’on parle de l’objet historique CGT de France, de 1895 à 1914, il n’est pas rare de le qualifier d’anarchosyndicaliste, instituant une sorte d’équivalence entre ce dernier terme et syndicalisme révolutionnaire. Or, comme on sait, il n’est pas possible de résumer le syndicalisme révolutionnaire de la CGT à la résultante de la pensée et de l’action sociale des seuls anarchistes ; de nombreux autres militants, des socialistes, surtout allemanistes mais parfois d’anciens guesdistes, et des syndicalistes sans étiquette politique ou philosophique ont participé activement à l’aventure de la CGT révolutionnaire. L’un d’eux, un cheminot, affirma même au congrès d’Amiens, que le syndicalisme était « de pure essence marxiste » ; il pensait sûrement à la lutte de classes. Quant aux intellectuels qui soutenaient le syndicalisme révolutionnaire, comme Georges Sorel, beaucoup étaient passés par le marxisme.
Pour trouver un pur produit anarchosyndicaliste, si on ose dire, il faut se tourner vers l’Espagne et sa Confederación Nacional del Trabajo (CNT). Outre-Pyrénées, entre 1910 et 1939, a existé un mouvement syndical révolutionnaire très important dont l’idéologie et la finalité se déclaraient libertaires. Comparer les organisations et leurs deux discours peut permettre d’y voir un peu plus clair.
On perçoit quatre différences principales :
1. La CGT a tenté d’inventer une approche nouvelle de l’unité ouvrière en refusant les divisions « politiques » des « partis » et « philosophiques » des « sectes ». La CNT se considérait, et se considère encore, comme la continuatrice de la section espagnole de la Ire Internationale, d’orientation bakouninienne, concurrente de la fraction marxiste constituée en groupe séparé depuis 1872 et devenue un syndicat social-démocrate dès 1888. La recherche de l’unité ouvrière dans une seule organisation, qui permettrait la cohabitation des diverses tendances du socialisme et de l’anarchisme, n’est nullement, pour la CNT, une priorité ; dès son origine, la CNT a pris acte de la division du mouvement ouvrier et socialiste.
2. La CGT a essayé de formuler une nouvelle doctrine permettant l’unité ouvrière, en dépassant les oppositions du socialisme parlementaire et de l’anarchisme antiélectoraliste. L’action directe « économique » est le moyen, disait-elle, de réaliser l’unité de tous les ouvriers ; son discours, en conséquence, était très « classiste ». Au contraire, la CNT développa systématiquement les thèmes du socialisme antiétatique ; la présentation de sa doctrine était moins « classiste », plus humaniste et éthique.
3. La CGT était « apolitique » et « aparlementaire » ; elle s’estimait neutre entre les partis et excluait de ses syndicats les polémiques entre les électoralistes et les antiélectoralistes. La CNT se déclara dès l’origine opposée aux partis politiques, parce qu’elle pensait la voie parlementaire sans issue ; elle lançait des appels à l’abstention et prenait des dispositions statutaires pour que les adhérents des partis ne puissent occuper des fonctions de responsabilité dans ses rangs.
4. Enfin, la CNT s’était montrée très méfiante envers le fonctionnarisme syndical, en maintenant au minimum le nombre des secrétaires et des militants rémunérés par l’organisation ; elle pratiquait la rotation obligatoire des mandats. Alors que, partie de prémices antibureaucratiques à peu près semblables, la CGT a admis, dès 1911, la réélection continue de ses permanents syndicaux.
L’acceptation par la CNT de la division du mouvement ouvrier entre étatistes et non étatistes – entre celles et ceux dont l’objectif est la conquête des pouvoirs publics et leurs adversaires dont le but est la destruction de l’État – serait le point de divergence essentiel qui la séparerait de la CGT révolutionnaire, dont le projet était de surmonter cette division. La finalité de la CNT était le comunismo libertario, qui impliquait l’effacement de l’État ; alors que la CGT visait à la « disparition du patronat et du salariat », laissant ouverte la question de l’organisation publique.
Par conséquent, concernant le fond du problème, la même différence pourrait se percevoir entre anarchosyndicalisme et syndicalisme révolutionnaire. Puisque, sur les autres grands thèmes, les deux organisations se rejoignaient : lutte de classes, double besogne revendicative et révolutionnaire, nécessité de la lutte quotidienne, indépendance et autonomie, action directe jusqu’à la grève générale, autogestion collective par le syndicat.
Jacques Toublet