Le mot « laïque » recouvre un concept politique qui sépare les pouvoirs religieux et temporels. Le mot « laïcité », lui, représente une valeur universelle d’émancipation de l’individu de tout pouvoir : politique, religieux, économique, philosophique...
La laïcité, une exclusivité française ?
Avec 1789, avec la séparation des pouvoirs, la décision n’est plus d’essence divine mais humaine. Cette rupture avec l’entité s’accompagne du bonnet phrygien, symbole d’affranchissement du maître.
L’établissement du suffrage, dit universel, le confirme en 1848. Le fusil est échangé contre le bulletin de vote, bien que les femmes ignorant le métier des armes soient écartées des urnes.
Briser ses chaînes est la condition nécessaire, mais non suffisante, pour être émancipé.
En 1871, les mouvements communalistes sont noyés dans le sang. La proposition de fédération est une révolution en elle-même : tout combattant pour la liberté portera le nom de fédéré : femme, homme, enfant. C’est la première révolution non gynophobe et pour certains c’est l’abolition de l’entité, qu’elle soit divine ou démocratique.
Bakounine, qui a participé à la Commune de Lyon, écrit :
« L’abolition de l’Église et de l’État doit être la condition première et indispensable de l’affranchissement réel de la société, après quoi seulement elle peut et doit s’organiser d’une autre manière, mais non pas de haut en bas et d’après un plan idéal, rêvé par quelques sages ou savants, ou bien à force de décrets lancés par quelques forces dictatoriales ou même par une assemblée nationale élue par le suffrage universel... »1
Littré, député versaillais pendant la Commune de Paris, confirme l’apparition du mot « laïcité » en août 1871 et plante aussitôt une borne en y ajoutant : « caractère laïque » 2
En 1880, c’est l’amnistie pleine et entière des fédérés. Le Congrès national ouvrier du Havre, le 14 novembre, marque la naissance des courants anarchistes refusant le pouvoir de délégation.
« Les anarchistes ont pris l’engagement d’attendre que le résultat des élections municipales et législatives de 1881 ne fasse plus de doute pour personne, avant d’inaugurer activement cette propagande par le fait, qui, seule, leur inspire confiance en ce qui concerne l’accouchement et l’organisation des forces révolutionnaires. » 3
Au Congrès régional du Centre, le 22 mai 1881, devant une mise en demeure de donner leur nom, des mandatés vont refuser de siéger. Ils se réuniront entre le 25 et 29 mai 1881.4
Le Révolté publie leurs résolutions, prises à l’unanimité : ils constatent l’impuissance des réformes, des révolutions politiques et du suffrage universel à améliorer la condition ouvrière, ainsi que la nécessité de la propagande par le fait en vue de la suppression du salariat et de toute propriété même collective. 5
Séparation contre abolition
Ce n’est pas un hasard si ce sont des républicains opportunistes, ex-versaillais de 1871, qui concoctent le texte de la loi de 1905.
Après l’éviction d’Émile Combes, cette loi sera écrite par Aristide Briand. Il sera aidé par les minorités religieuses qui y voient la fin du monopole de l’Église catholique. On affirme le concept laïque qui s’accorde si bien avec le libéralisme économique. En effet, pour faire supporter l’inacceptable, quoi de mieux que les vagues promesses d’un monde meilleur après la mort ? Marx a modernisé ces religions sotériologiques : le prolétariat est posé en sauveur suprême et le paradis promis après le Grand Soir ; mais, en attendant, il faut travailler. Rappelons que le travail a pour racine tripalium qui était un instrument de torture. Pour le libéralisme, l’individu n’est plus perfectible, mais amendable par la souffrance.
Voltaire, qui écrasait « l’infâme » mais qui aurait inventé Dieu si d’autres n’en avaient rêvé avant lui, aurait dit :
« Il est à propos que le peuple soit guidé, et non pas instruit. »
Affirmation dont Schoelcher se fera l’écho en demandant en 1848 à La Mennais de faire « guider », par les frères de Ploërmel, les esclaves nouvellement affranchis. Idée que reprend Thiers quand il déclare :
« Je veux encore là rendre toute-puissante l’influence du clergé, je demande que l’action du curé soit forte, beaucoup plus forte qu’elle ne l’est parce que je compte beaucoup sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme : jouis... » 6
Quoi de plus simple que de brouiller les pistes en confirmant avec Larousse, après Littré : « Laïcité : caractère laïque ». Pour Barbedette, serait-ce un coup des jésuites ?
« Les jésuites, un sujet bien usé ? Et l’on affectera d’en rire et de passer à autre chose. Notons simplement, pour l’instant, que les jésuites ne sont pas étrangers à cet état d’esprit, qu’ils font tout pour le répandre et le maintenir, de même qu’ils ont répandu avec tant de succès les thèses sur, “l’anticléricalisme périmé” considéré comme une “déviation” et sur la religion “affaire privée”, etc. Désarmer toute opposition, afin d’avoir le champ libre, égarer les esprits, brouiller les cartes, ce sont des exercices où ils excellent. » 7
L’évêque Ricard le confirme en 2001, cette ambiguïté d’une certaine idée de la laïcité est une confusion que l’on entretient savamment pour en inverser le sens en prétendant l’expliquer par un glissement sémantique :
« Si l’on défend aujourd’hui une certaine idée de la laïcité, ce n’est pas pour protéger des intérêts confessionnels mais parce que l’on constate l’impact humain de la présence d’une aumônerie auprès de jeunes ou de malades. Il y a un service que l’Église rend à la nation. Protéger cette expression est un enjeu pour la vie sociale et la démocratie. »
L’évêque ajoute à propos de la loi de 1905 :
« Nous ne remettons pas en cause une législation qui a toujours été favorable à l’exercice du culte. Mais nous demandons qu’elle soit appliquée. » 8
Cette confusion persistante permet de mettre la laïcité à toutes les sauces : plurielle, nouvelle, ouverte... Par exemple, l’évêque Dubost dit, au sujet de la laïcité ouverte :
« J’attends quelque chose de nouveau dans le domaine de la laïcité. Je suis très attaché à la tradition républicaine de la séparation de l’Église et de l’État, mais il est très important qu’on ne nous considère plus comme des citoyens de seconde zone. La dimension religieuse de l‘homme doit être honorée dans une société même si l’État n’a pas à prendre parti. Je souhaite qu’on marche vers une laïcité plus ouverte, c’est-à-dire que nous renoncions à toute tentation de cléricalisme, mais que la société renonce à privatiser le religieux de manière à ne pas en entendre parler, ce qui est contraire à notre constitution et à notre institution. » 9
Des groupes, pourtant censés combattre cette mystification, se prêtent à cette confusion, en concélébrant dans la rue, le 9 décembre 1995, le 90e anniversaire de la loi de 1905, avec la bénédiction de l’archevêque de Paris, Lustiger, qui le 17 novembre 1995 sur France Inter se félicitait :
« de l’existence en France de la loi de séparation de 1905 ».
Mais y a-t-il des libres penseurs dans ces structures ? On peut en douter. Si la structure cherche le pouvoir, l’individu cherche la liberté, et remplacer les idées par des slogans n’aide pas à se poser des questions. Grâce à sa tournure d’esprit, le libre penseur sait débusquer les idées qui fuient la confrontation. Cessons donc de répéter le slogan : religion = sphère privée ; politique = sphère publique. Dépassons ces limites de la pensée manichéenne. L’autodidactisme laïque ouvre des portes à l’individu que l’idée fédérale de contrat ne referme certes pas.
Un siècle après la séparation des pouvoirs, ces mêmes pouvoirs redéfinissent leur champ clos. Ils hurlent contre les sectes mais en distinguant une bonne et une mauvaise manipulation mentale.
« Tout orateur ayant un ascendant naturel sur son auditoire pourrait être accusé de manipulation mentale... »
D’ailleurs :
« Tout discours religieux tend à convaincre ceux auxquels il s’adresse. »
Joseph Sitruk, grand rabbin de France.
« Les termes de secte, de schisme ou d’hérésie étaient employés par rapport à une norme [...]. Cette norme pourrait être fixée dans une société marquée par la séparation de l’Église et de l’État. »
Jean Arnold de Clermont, président de la Fédération protestante de France.
Quant aux règles imposées aux religieux catholiques, l’évêque Jean Vernette, membre de l’Una dfi et de la Conférence des évêques de France :
« Si ces règles n’étaient pas aujourd‘hui assimilées à des manipulations, le sentiment à ce sujet pourrait changer. »
Et il rajoute, si cette loi vient à être adoptée :
« Toute conviction religieuse serait la manifestation d’une déficience de l’individu. »
François Terré, président de l’association de philosophie du droit, affirme :
« Les techniques propres à altérer le jugement... Mais tout le monde s’en sert, de ces techniques, moi comme professeur, vous comme journaliste, la communication publicitaire, la télévision. Et tous les parents qui élèvent leurs enfants. »10
La laïcité est bien une valeur émancipatrice. Indifférente au manichéisme, elle responsabilise l’individu qui n’attend aucun jugement. La laïcité n’est pas une spécificité française, elle est universelle. C’est peut-être cette ouverture sur l’infini de la pensée humaine qui donne le vertige aux poseurs de bornes.
Jean-Jacques Rondeau
1. Le Travailleur, juillet 1871.
2. Supplément au dictionnaire de la langue française, Hachette, 1879.
3. La Révolution sociale, 5 décembre 1880.
4. Histoire du mouvement anarchiste en France,
Jean Maitron, François Maspéro, 1975.
5. Le Révolté du 11-18 juin 1881.
6. Commission sur l’Instruction primaire, 1850.
7. Encyclopédie anarchiste, 1934.
8. Visite de l’évêque Billé à Chirac, 26 janvier 2001, la Croix, 29 janvier 2001.
9. Bimestriel À l’écoute, avril-mai 1997.
10. Audition du 8 novembre 2000 au Sénat sur le délit de manipulation mentale.