Dans une Espagne de 24 millions d’habitants, la Confédération nationale du travail (CNT, anarchosyndicaliste) avait en 1936 plus d’un million d’adhérents et, fait unique dans l’histoire du syndicalisme, quelques mois avant le coup d’État militaire, le congrès de la CNT déclarait :
« Une fois conclue la phase violente de la révolution, seront déclarés abolis la propriété privée, l’État, le principe d’autorité, et par conséquent les classes qui divisent les hommes en exploiteurs et exploités, oppresseurs et opprimés. Une fois la richesse socialisée, les organisations de producteurs enfin libres se chargeront de l’administration directe de la production et de la consommation. »
Ce programme fut mis en œuvre par les travailleurs eux-mêmes, sans attendre aucune sorte de commandement.
À Barcelone, les comités de la CNT avaient lancé l’appel à la grève générale le 18 juillet 1936, sans autre consigne. Or, dès le 21 juillet, les cheminots catalans collectivisaient les chemins de fer (trois compagnies, donc des horaires, du matériel différents). Puis ce fut le tour des transports urbains, de l’électricité, des agences maritimes. L’industrie métallurgique se mit à la fabrication de véhicules blindés et de grenades pour les milices. En quelques jours, 70 % des entreprises industrielles et commerciales de Catalogne, qui concentrait les deux tiers de l’industrie du pays, furent collectivisées.
Dans les entreprises collectivisées, le directeur était remplacé par un comité élu, composé de membres des syndicats. Il pouvait continuer à travailler, au même salaire que les autres. Dans la plupart des entreprises à capitaux étrangers (le téléphone, certaines grosses usines métallurgiques, textiles ou agro-alimentaires), si le propriétaire demeura officiellement en place pour ménager les démocraties occidentales, un comité ouvrier prit en main la gestion. Seules les banques passèrent sous le contrôle du gouvernement. Celui-ci disposait ainsi d’un important moyen de pression sur les collectivités connaissant des difficultés de trésorerie.
Le mode d’organisation du syndicat inspira celui des branches socialisées : comité d’usine élu par l’assemblée des travailleurs, comité local réunissant les délégués des usines de la localité, comité régional et national. La CNT détenait de facto le pouvoir en Catalogne.
Les collectivisations ont touché d’un million et demi à deux millions et demi de travailleurs. Le fonctionnement des collectivités était très hétérogène. Dans les chemins de fer de Catalogne, où les salariés étaient payés 5000 pesetas par an, les plus qualifiés recevaient un supplément de 2000 pesetas. En 1938, le salaire unique était de règle à Lérida dans le bâtiment, mais à Barcelone un ingénieur continuait de toucher dix fois plus qu’un manœuvre. Une des plus importantes industries de Catalogne, le textile, promulgua la semaine de quarante heures, réduisit les écarts de salaire entre techniciens et ouvriers et supprima le travail aux pièces des ouvrières – mais la différence de revenus entre hommes et femmes persista dans la plupart des cas.
Au fil des mois, dans le domaine économique comme dans les autres, la guerre dévora la révolution. Les matières premières manquaient et les débouchés devenaient de plus en plus rares, du fait de la progression des militaires insurgés. L’effort se concentrant sur l’industrie militaire, la production s’effondra dans les autres secteurs, entraînant chômage technique, pénurie de biens de consommation, manque de devises et inflation. En octobre 1936, le gouvernement catalan entérina par décret l’existence des collectivités et tenta d’en planifier l’activité en nommant des « contrôleurs » dans les entreprises. Avec l’affaiblissement politique des anarchistes, ceux-là allaient bientôt servir au rétablissement du contrôle de l’État sur l’économie.
Des collectivités agraires se formèrent également, surtout dans les grands domaines dont les propriétaires avaient fui ou avaient été exécutés. En Aragon, la fédération des collectivités regroupait un demi-million de paysans, presque tous les villages. Rassemblés sur la place du village, les actes de propriété foncière étaient brûlés. Les paysans apportaient tout ce qu’ils possédaient à la collectivité : terres, instruments de travail, bétail. Dans certains villages, la monnaie fut abolie et remplacée par des bons. Ceux-ci permettaient l’acquisition, non de moyens de production, mais seulement de biens de consommation, en quantité limitée. L’argent stocké par le comité servait à acheter à l’extérieur les produits qui faisaient défaut ou qui ne pouvaient être troqués. Contrairement au modèle étatique soviétique, l’entrée dans la collectivité, perçue comme un moyen de vaincre l’ennemi, était volontaire. Ceux qui préféraient continuer à travailler leur terre ne pouvaient exploiter le travail d’autrui, ni bénéficier des services collectifs. Les deux formes coexistèrent souvent, non sans conflits. La mise en commun permettait d’éviter le morcellement des terres et de moderniser leur exploitation. Les ouvriers agricoles, qui quelques années plus tôt cassaient les machines pour protester contre le chômage et la baisse des salaires, les utilisèrent pour alléger leur tâche. On développa l’utilisation d’engrais et l’aviculture, les systèmes d’irrigation et les voies de communication. Dans la région de Valence, les syndicats, pour la première et la dernière fois, réorganisèrent la commercialisation des oranges. Les bénéfices fournissaient des devises. Les églises qui n’avaient pas été brûlées furent transformées en entrepôts, salles de réunion, théâtres ou hôpitaux. Des consultations médicales, des écoles, des bibliothèques et des clubs culturels furent créés jusque dans les villages les plus reculés.
L’assemblée générale des paysans élisait un comité d’administration, dont les membres ne recevaient aucun avantage matériel. Le travail était effectué en équipes, sans chef. Les comités constituaient de fait les organes du pouvoir local. Généralement, le mode de rémunération était le salaire familial, sous forme de bons là où l’argent avait été aboli. La collectivité rémunérait à la fois l’instituteur, l’ingénieur et le médecin, dont les soins étaient gratuits. Ce mode de fonctionnement n’était dépourvu ni de pesanteurs ni de contradictions. La conception parfois ascétique que les anarchistes avaient de la société faisait souvent bon ménage avec la vieille Espagne puritaine et machiste.
Les collectivités allaient se heurter aux forces politiques hostiles à la révolution, y compris à l’intérieur du camp républicain. Faible en juillet 1936, le parti communiste vit croître son importance avec l’aide soviétique. Il appliqua la stratégie, prônée par Moscou, d’alliance avec la petite et moyenne bourgeoisie contre le fascisme. Ainsi, dans le Levant, le ministre communiste de l’Agriculture confia la commercialisation des oranges à un organisme à la fois rival du comité syndical et lié, avant-guerre, à la droite catholique, régionaliste et conservatrice.
Après les Journées de mai 1937, quand les staliniens et le gouvernement catalan tentèrent, en déclenchant des affrontements sanglants à Barcelone, de s’emparer des positions stratégiques occupées par les anarchistes et le POUM, le gouvernement central annula le décret sur les collectivisations et prit directement en mains la Défense et la police en Catalogne. En août 1937, les mines et les industries métallurgiques passèrent sous contrôle exclusif de l’État. Au même moment, les troupes communistes tentèrent de démanteler par la terreur les collectivités en Aragon. Réduites et assiégées de toutes parts, elles survivront néanmoins jusqu’à l’entrée des troupes franquistes.
Frédéric Goldbronn
Frank Mintz
« L’Espagne révolutionnaire, une utopie réalisée » a été publié dans le Monde diplomatique de décembre 2000, résumé ici par Marianne Enckell et revu par les auteurs.
L’intégralité est sur le site de la publication.