Le Grand Robert définit la propriété comme le « droit d’user, de jouir et de disposer de biens d’une manière exclusive et absolue sous les restrictions établies par la loi » ; le droit romain la caractérisait comme jus utendi et abutendi, comme droit d’user et d’abuser de l’objet de la propriété. Le sujet de la propriété, le propriétaire, peut être individuel ou collectif et, s’il est collectif, il peut inclure l’ensemble des membres de la collectivité humaine concernée par le bien en question (dans ce cas, on pourra parler de propriété collective au sens fort), ou seulement une partie, plus ou moins importante, de ses membres (on aura alors affaire à une forme de propriété privée). Au cours de l’histoire de la philosophie politique, et du socialisme en particulier, le problème de la propriété s’est essentiellement présenté sous deux aspects :
1. La propriété privée est-elle légitime et, si oui, quelle est sa justification, quels objets peut-elle concerner (seulement les biens de consommation, ou également les moyens de production) et selon quelles modalités (jusqu’où le propriétaire peut-il « abuser » de l’objet) ?
2. Si pour certains objets, voire pour tous les objets, seule la propriété collective est légitime, comment celle-ci peut-elle s’exercer concrètement ?
Avant l’apparition de la critique socialiste de la propriété privée, certains penseurs avaient déjà rejeté l’idée de la propriété privée, notamment plusieurs Pères de l’Église, comme saint Jean Chrysostome (cf. Migne : Patr. Graeca, 62, 564) ; la plupart des penseurs politiques l’acceptent cependant, soit sans réserves, soit dans certaines limites, et cherchent à montrer sa légitimité (et, pour certains d’entre eux, ses bornes) au moyen de deux théories concurrentes : la théorie de l’appropriation par l’occupation et celle de l’appropriation par le travail.
L’appropriation par la première occupation est le plus ancien des arguments avancés en faveur de la propriété privée, et il prévaut depuis l’Antiquité jusqu’au xviie siècle. Formulée tout d’abord par les stoïciens, cette argumentation part de la reconnaissance du fait que les biens naturels sont certes originellement la propriété de l’humanité dans son ensemble, mais que, pour que les individus puissent les utiliser effectivement, ils doivent pouvoir se les approprier à titre individuel. Or, selon cette théorie, on ne dispose pas, pour régler cette appropriation, d’un meilleur principe que « premier venu, premier servi » : « De même que, au théâtre, on peut dire justement, bien qu’il appartienne à tous, que la place qu’un spectateur a occupée est bien à lui, ainsi, dans la cité ou le monde qui est commun à tous, le droit ne s’oppose pas à ce que quelque chose appartienne en propre à chacun. »
(Cicéron attribue cette position à Chrysippe : cf. Des fins, des biens et des maux, L. III, XX [67]).
La théorie de l’appropriation par le travail, dont John Locke donne la formulation classique en 1690, dans son Second traité du gouvernement civil (cf. son chapitre V), se substitue à la théorie de l’occupation chez la plupart des penseurs politiques dès la fin du xviie siècle. D’après cette théorie, il ne suffit pas d’occuper un bien naturel, d’être le premier à en prendre possession, pour en devenir le propriétaire légitime, il faut encore transformer ce bien par son propre travail. Les adeptes de cette théorie avancent l’argumentation suivante : la personne humaine est la seule propriétaire légitime de son propre corps et de ses propres forces ; lorsqu’elle a utilisé ces forces pour transformer un objet naturel, celui qui lui prendrait cet objet la priverait du même coup du produit de sa force, de son travail, c’est-à-dire, en somme, l’exploiterait. Locke et les autres défenseurs de cet argument estiment de plus que, dans pratiquement tout produit transformé, la part de la valeur qui est à attribuer au travail de transformation est beaucoup plus importante que celle qu’il faut attribuer à la matière première brute. Celui qui a transformé un bien naturel, quel que soit le type de transformation (la cueillette ou l’extraction pouvant par exemple être considérés comme une transformation), est donc le légitime propriétaire de ce bien et il est autorisé à l’utiliser comme bon lui semble, à le donner, ou encore à l’échanger contre d’autres biens transformés ou contre des services ; il pourra aussi accumuler les biens ainsi acquis (Locke introduit cependant une réserve : il faut que leur accumulation n’entraîne pas un gaspillage manifeste, mais il considère que cette condition est remplie dès lors que l’on a introduit l’usage de la monnaie, bien non périssable qui permet de « cristalliser » la propriété acquise par le travail).
Dans Qu’est-ce que la propriété ? (chapitre II, §§ 2 et 3), Proudhon se livre à une critique très systématique de ces deux théories justifiant la propriété privée.
Contre la théorie de la première occupation, ou plutôt contre son utilisation pour justifier l’inégalité de fait des propriétés, Proudhon remarque que l’analogie stoïcienne de la place au théâtre « implique l’égalité ». En effet, il faut tout d’abord constater que la place que le spectateur occupe « est une place possédée, non une place appropriée », c’est-à-dire que le spectateur n’en a l’usufruit qu’aussi longtemps qu’il en fait effectivement usage et seulement pour la durée du spectacle. Mais Proudhon se demande surtout : « Puis-je, dans un théâtre, occuper simultanément une place au parterre, une autre dans les loges, une troisième vers les combles ? »
Comme il est évident qu’une telle prétention serait illégitime, notre auteur conclut que notre droit d’occuper est limité « à ce qui suffit à notre travail et à notre consommation ». Le soi-disant « droit du premier occupant » n’est en fait qu’une simple tolérance mutuelle, mais cette appropriation originelle des moyens de production doit être à peu près égale pour qu’elle soit mutuellement acceptable. De plus, on ne pourrait accepter qu’une distribution initiale égalitaire de ces moyens justifie ensuite l’existence indéfinie de propriétés héréditairement transmissibles, car les changements démographiques exigent qu’à chaque génération on procède à une redistribution des moyens de production, afin de garantir à chacun un droit égal au travail et, par ce biais, un droit égal à la consommation. Proudhon en conclut que la théorie de l’occupation ne peut pas justifier la propriété privée, mais seulement une possession ou usufruit de moyens de production, qui demeurent la propriété de la collectivité :
« L’homme reçoit son usufruit des mains de la société, qui seule possède de manière permanente : l’individu passe, la société ne meurt jamais. »
De plus, l’individu doit user de sa possession « conformément à l’utilité générale, dans une vue de développement et de conservation de la chose ; il n’est pas maître de la transformer, de l’amoindrir, de la dénaturer ; […] en un mot, l’usufruit est placé sous la surveillance de la société, soumis à la condition du travail et à la loi de l’égalité ».
La critique proudhonienne de la théorie du travail débouche sur le même résultat. Proudhon ne dénie pas au travailleur le droit de s’approprier le surplus de valeur produit par son travail, mais il refuse l’idée que ce travail permette de s’approprier de la matière naturelle elle-même, surtout lorsqu’elle est un instrument de production. Ainsi, il reconnaît par exemple au cultivateur le droit de faire siens les fruits de sa récolte, et il ajoute même que si « le cultivateur diligent [...] a fait sur le sol des améliorations, il a droit à une préférence comme possesseur » ; en revanche, et contrairement à Locke, il affirme que « jamais, en aucune façon, il ne peut être admis à présenter son habileté de cultivateur comme un titre à la propriété du sol qu’il cultive ». Contrairement à Locke et aux autres avocats de l’appropriation par le travail, Proudhon reconnaît la valeur et la possible rareté de la matière première et des moyens de production naturels (terres arables, richesses minérales, zones de pêche, etc.). Cette conscience du caractère épuisable des ressources naturelles, remarquable pour son époque, lui fait déclarer que l’homme n’ayant pas créé la matière naturelle,
« c’est de cette matière que je soutiens qu’il ne peut y avoir que la possession et l’usage, sous la condition permanente du travail, abandonnant pour un moment [au travailleur] la propriété des choses qu’il a produites ».
On rejoint ainsi les conclusions de la critique de la théorie de l’occupation : alors que la théorie libérale (« lockéenne ») de l’appropriation par le travail aboutit, par un paradoxe apparent, à priver les laissés-pour-compte des moyens de travailler (des moyens de production), les condamnant à cette variante moderne du servage qu’est le salariat, la théorie proudhonienne de la possession doit garantir à chacun un droit égal au travail et à la consommation :
« La quantité limitée de la matière exploitable démontre la nécessité de diviser le travail par le nombre des travailleurs : la capacité donnée à tous d’accomplir une tâche sociale, c’est-à-dire une tâche égale, et l’impossibilité de payer un travailleur autrement que par le produit d’un autre justifient l’égalité des émoluments. »
Tel est le principe fondamental de répartition des moyens de production que Proudhon oppose aux avocats de la propriété privée. Ce principe, comme le principe libéral concurrent, est un principe « atemporel », c’est-à-dire découlant d’une réflexion sur la nature de l’homme (notamment sur ses besoins naturels) et sur la nature tout court : il n’est pas lié à un mode de production ou à des conditions naturelles particulières. Les modèles concrets d’organisation économique que Proudhon propose pour appliquer ce principe aux circonstances de son époque sont en revanche liés à ces circonstances. Ainsi, Proudhon se fait l’avocat, pour la production agricole, de la petite exploitation familiale, alors que, pour la production industrielle qui nécessite une plus large échelle, c’est l’association des travailleurs concernés (la « compagnie ouvrière ») qui devra recevoir l’usufruit de son instrument de travail ; dans les deux cas, la collectivité dans son ensemble, organisée fédérativement, aura le droit d’intervenir, en tant que seule « propriétaire » légitime, si l’instrument de travail n’est plus utilisé, manifestement sous-utilisé ou gravement endommagé, ou encore si l’évolution démographique rend une redistribution nécessaire (cf. Idée générale de la Révolution au xixe siècle, 6e étude).
Sur cette question des modèles d’organisation économique, le mouvement anarchiste s’est trouvé divisé. Schématiquement, trois modèles sont possibles : 1. propriété privée des moyens de production et des biens de consommation ; 2. propriété collective des moyens de production et propriété privée des biens de consommation ; 3. propriété collective des moyens de production et des biens de consommation. Chacun de ces modèles a trouvé des adeptes dans le mouvement anarchiste, donnant naissance aux courants de l’individualisme, du collectivisme et du communisme anarchiste.
Les anarchistes individualistes (notamment américains : Josiah Warren, Lysander Spooner, Benjamin Tucker) proposent une organisation de la production reposant sur une multitude de producteurs individuels propriétaires de leur instrument de travail qui s’échangeraient les fruits de leur travail à un juste prix (celui du travail investi dans le produit, sans profit supplémentaire). Ils s’opposent cependant au libéralisme capitaliste et aux ultra-libéraux d’aujourd’hui (ou « libertariens », par exemple Robert Nozick) en ce qu’ils cherchent à atteindre, tout en préservant au maximum la liberté de l’individu, une répartition sensiblement égale des moyens de production, qui entraînera à son tour une répartition plus ou moins égale des biens de consommation, les inégalités ne pouvant résulter que de la plus ou moins grande habileté ou du plus ou moins grand zèle du travailleur. Ils sont d’avis que la suppression des monopoles (notamment du monopole que les banques exercent sur le prêt des capitaux), l’instauration de prix et de relations commerciales équitables et l’abolition de l’argent et son remplacement par des « bons de travail » (procédé adopté aujourd’hui par les Systèmes d’échange locaux) permettront d’instaurer (éventuellement après une redistribution des propriétés des grands trusts) et de maintenir à long terme cette égalité économique. Conservant en apparence la notion libérale de la propriété, ces individualistes en rejettent en fait, comme Proudhon (auquel Tucker se réfère d’ailleurs volontiers), son caractère absolu : ils estiment que la petite propriété peut être le meilleur moyen de garantir l’autonomie de l’individu, mais refusent de légitimer et de « cimenter » au moyen du principe de l’appropriation par le travail les gigantesques disparités économiques qui se sont réalisées dans l’histoire (généralement grâce à l’usurpation, à la spéculation et aux monopoles accordés par le pouvoir politique aux acteurs économiques les plus puissants).
Le mouvement anarchiste européen a été dominé par les tendances du collectivisme et du communisme (pour leur genèse historique, voir la fin de l’article « Anarchie et anarchisme »). Ces tendances s’inscrivent clairement dans la perspective du rejet proudhonien du principe libéral de la justification de la propriété par le travail. C’est le besoin qu’elles mettent en avant : le besoin que chacun a de travailler pour vivre, donc d’avoir accès, individuellement ou collectivement, à une part égale des moyens de production (point de vue collectiviste : par exemple Proudhon, Bakounine et James Guillaume), ou, plus directement, le besoin de chacun de disposer d’un certain nombre de biens de consommation pour entretenir son existence biologique et, au-delà, vivre de façon pleinement humaine (point de vue communiste : par exemple, Kropotkine et Malatesta). D’accord sur la propriété collective des moyens de production (Proudhon propose certes pour l’agriculture des exploitations individuelles, mais il ne prévoit pas que les exploitants en soient les propriétaires, mais seulement les usufruitiers), collectivistes et communistes divergent sur le mode de répartition des biens de consommation : distribution « à chacun selon son travail » ou « prise au tas » (voir l’article susmentionné). Chaque modèle a ses faiblesses : le modèle de la distribution exige un certain nombre de précautions pour éviter de retomber dans un système de salariat ou exclure une accumulation de biens qui pourrait à long terme générer des inégalités ; il suppose aussi des dispositions spéciales en faveur des personnes qui ne sont pas en mesure de travailler. Le modèle de la « prise au tas », de la libre détermination par chacun des biens de consommation dont il a besoin, quant à lui, suppose évidemment que les biens en question soient disponibles en abondance, les objets rares (qu’ils le soient momentanément ou par essence – comme les œuvres d’art plastiques et picturales, uniques par définition) devant être rationnés. Aujourd’hui, ce modèle ne pose donc plus seulement le problème économique de la réalisation d’une société d’abondance, mais aussi, et surtout, le problème écologique de la lutte contre le gaspillage, de la façon d’éviter qu’une organisation communiste de la distribution des biens ne poursuive, ou même n’accentue, la surconsommation suicidaire que l’on constate dans les sociétés capitalistes.
Concluons en remarquant qu’au-delà de ces divergences au sein du mouvement anarchiste quant aux modèles économiques, ce qui est essentiel et distingue radicalement, sur la question de l’allocation des biens, une position anarchiste (ou « socialiste libertaire ») des positions « libertariennes » (ou ultra-libérales), c’est la critique de base de la propriété privée et l’adoption d’une justification de la répartition des biens en fonction d’une théorie du besoin (égalitariste). Les propositions concrètes concernant le mode d’attribution et de gestion des biens (par exemple le choix entre collectivisme et communisme) devraient toujours dépendre des circonstances économiques concrètes et de la volonté des individus concernés : il s’agirait d’examiner, dans chaque situation concrète, quel système d’allocation des biens satisfait au mieux la couverture égalitaire des besoins, tout en permettant la plus grande décentralisation et la plus grande autonomie des personnes possibles, afin de concilier les exigences de liberté et d’égalité propres à l’anarchisme (un souci que n’ont pas les « libertariens », qui se résignent de fort bonne grâce à l’inégalité). Tout ceci ne doit pas faire oublier qu’un système de répartition qui semble idéal pour des circonstances données ne l’est vraiment que s’il est choisi et voulu par les individus concernés. Souvent, des raisons historiques, culturelles ou psychologiques peuvent en effet inciter les individus concrets à opter pour un système de répartition moins bon que le système idéal du point de vue strictement rationnel ; l’exigence de liberté (concrète) commande alors de préférer provisoirement ce système en soi plus imparfait, puisque le meilleur des systèmes ne saurait être imposé. Bien sûr, ceux qui sont convaincus qu’un système meilleur serait possible pourront continuer à argumenter et espérer un changement des mentalités.
Alain Perrinjaquet
& Manfred Brocker, Arbeit und Eigentum.
Der Paradigmenwechsel in der neuzeitlichen Eigentumstheorie, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1992, 622 p.
& Peter Marshall, Demanding the Impossible.
A History of Anarchism, London, Fontana Press, 1993, 767 p., en particulier pp. 384-395 (« American Individualists and Communists »).
& Benjamin R. Tucker, State Socialism and Anarchism. And Other Essays, Colorado Springs, Ralph Myles Publisher, Inc., 1972.
& Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la
propriété ? Ou Recherches sur le principe du droit
et du gouvernement. Premier mémoire, Paris, Garnier-Flammarion (n° 91), 1966, 315 pp.
& Pierre Kropotkine, la Conquête du pain, Paris, éditions du Monde libertaire, Bibliothèque Anarchiste, 1975, 279 p.