Marx, anarchiste ?
Si parler de marxisme libertaire amène aussitôt à l’esprit le nom de Daniel Guérin, se demander si Marx peut être tenu pour « anarchiste », c’est évoquer celui de Maximilien Rubel, responsable de l’édition des œuvres de Marx dans la prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade », et auteur du recueil Marx critique du marxisme, où il s’efforça de faire de Marx, selon ses propres mots, un « théoricien de l’anarchisme ». Il y a, à l’évidence, une inspiration commune chez D. Guérin et M. Rubel, mais, contrairement au premier – qui unissait à sa bonne connaissance de l’œuvre de Marx un égal attachement aux penseurs anarchistes –, la défense de « l’anarchisme » de Marx n’alla pas, chez Rubel, sans de fortes préventions à l’égard des théoriciens reconnus de l’anarchisme, moins grandes toutefois que celles qu’il entretint à l’endroit des porte-parole des marxismes institutionnels.
C’est, du reste, dans la stricte ligne de partage qu’il établissait entre Marx et les « marxismes » que réside le point de départ de la réflexion à laquelle Rubel a consacré la plus grande part de son activité intellectuelle. Il convient, à ce propos, de ne pas oublier que les essais rassemblés dans le recueil susmentionné ont tous été écrits bien avant l’effondrement des régimes du « socialisme réel » qui, avec les partis qui les soutenaient, se déclaraient alors les seuls héritiers légitimes de l’œuvre de Marx. Un des principaux objectifs que s’assigna Rubel fut de montrer qu’une telle prétention reposait sur une pure et simple mystification et d’exonérer Marx, du coup, de toute responsabilité dans l’avènement de ces régimes. En ce sens, sa réflexion tourne résolument le dos à la tradition anarchiste, qui a vu dans l’instauration de régimes dominés par cette « bureaucratie rouge » dénoncée à l’avance par Bakounine une conséquence logique des choix opérés par Marx dès la fondation de la Première Internationale.
Or, aux yeux de Rubel, le régime issu de la révolution d’Octobre pouvait d’autant moins se réclamer de Marx qu’aucune des conditions que ce dernier jugeait indispensables à l’avènement d’une véritable révolution prolétarienne n’était présente dans la Russie tsariste, et que, par conséquent, la seule tâche à laquelle pouvaient s’atteler les maîtres de l’État issu du coup de force bolchevik était de mettre sur pied une sorte de capitalisme d’État, où une nouvelle classe dirigeante essaierait de « mener à bien le processus d’industrialisation et de prolétarisation ». La principale « réussite » des bolcheviks fut donc, selon Rubel, de faire passer ce nouveau régime d’exploitation pour un modèle réalisé du socialisme et d’en convaincre une bonne partie du mouvement ouvrier international.
On sait que c’est précisément sur ces « bases objectives » – qui supposaient, entre autres choses, l’existence d’un prolétariat numériquement majoritaire – que tablait Marx pour permettre de réduire au maximum une période de transition entre capitalisme et socialisme dont, pour lui, la société post-révolutionnaire ne pourrait faire l’économie. C’est pour cela que, aux yeux de Rubel, il n’y avait pas de contradiction majeure entre le Marx qui prônait la constitution du prolétariat en parti politique et la concentration de tous les moyens de production entre les mains de l’État – c’est-à-dire, pour citer ses propres mots, du « prolétariat organisé en classe dominante » – et le Marx « anarchiste » des écrits de jeunesse ou celui qui, bien plus tard, louerait la Commune de Paris pour avoir tenté « une révolution contre l’État comme tel, contre cet avorton monstrueux de la société ».
Du côté anarchiste, on a fait le reproche à Rubel d’avoir surestimé l’anti-étatisme, ou l’anarchisme, de Marx. Pour René Berthier, en particulier, ce thème n’aurait pas, dans son œuvre, l’importance que lui accordait Rubel : rapportées à l’immensité des écrits
de Marx, les citations utilisées par celui-là en faveur de sa thèse se réduiraient à peu de chose ; quant à son jugement sur la Commune de Paris, il ne s’agirait là que d’un ralliement purement circonstanciel à l’anti-étatisme des partisans de Bakounine dans l’Internationale ouvrière. Enfin, Berthier fait observer que ce n’est peut-être pas par hasard si Marx n’a jamais écrit ce fameux traité sur l’État, qui, à en croire Rubel, aurait contenu sa théorie de l’anarchie comme finalité du communisme.
Cette polémique, dans laquelle nous n’entrerons pas ici, ne doit pas occulter le fait que personne n’a jamais remis en cause la parenté des buts visés in fine par les anarchistes et les partisans de Marx. Nul n’ignore que la discorde entre les uns et les autres n’a porté que sur les moyens d’accéder au socialisme, et tout particulièrement sur le rôle dévolu à
l’État dans la société post-révolutionnaire. Contrairement à ses adversaires anti-autoritaires, pour lesquels on ne parviendrait pas à une société libérée de la domination politique en renforçant au préalable le pouvoir de l’État, Marx ne voyait apparemment aucune contradiction entre les moyens mis en œuvre – l’intervention politique du prolétariat, puis la concentration de tous les moyens de production entre les mains de ses « représentants » – et la fin recherchée, la société anarcho-communiste, sans classes et sans État. On nous accordera que – mises à part toutes les considérations sur l’inexistence des « conditions objectives » permettant, selon Marx, le passage au socialisme, considérations qui posent, à notre sens, beaucoup plus de problèmes que ne le pensait M. Rubel – l’expérience historique des régimes se réclamant, à tort ou à raison, du marxisme a tranché, sur le sujet, en faveur des premiers.
Est-ce à dire qu’il n’y aurait aucun enseignement à tirer aujourd’hui de la lecture de Marx à laquelle conviait Rubel, à une époque à présent dépassée ? Nous ne le croyons pas. Toutefois, si on admet que, à l’inverse de ce qu’il suggérait, la ligne de partage établie par lui traverse au moins autant l’œuvre de Marx qu’elle ne la sépare des « marxismes » institutionnels, il faut reconnaître que c’est dans les propres ambiguïtés de la pensée de Marx que ceux-là ont puisé une bonne partie de leur inspiration. Cependant, la lecture de Rubel laisse ouverte pour nous la possibilité de réhabiliter un autre Marx : l’anarchisme aurait tout à y gagner, du reste, puisque réhabiliter le Marx « anarchiste » des œuvres de jeunesse ou de la Guerre civile en France ne peut aller sans la réhabilitation de l’anarchisme tout court. Il serait plus juste, sans doute, de ne pas le faire contre les anarchistes.
Miguel Chueca
& Marx, critique du marxisme, Maximilien Rubel, Payot, 1974 (nouvelle édition, Petite Bibliothèque Payot-Critique de la politique, 2000, 546 p., avec une préface de Louis Janover)