Réfractions, recherches et expressions anarchistes
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Pierre Sommermeyer
Les enfants de nos cités
Article mis en ligne le 15 décembre 2007

Le pouvoir ne laisse plus d’espace pour négocier
indifférent qu’il est au coût des conséquences de son action.

Réfractions, novembre 2003

Le feu, analyseur de notre société ?

L’insurrection de novembre 2005 est terminée. Plutôt, elle est en
sommeil. Le jour de l’an est passé avec sa norme habituelle de voitures
calcinées. On attendait un retour de flamme, rien ! Personne ne sait si et
quand cela recommencera.

Mais que s’est-il passé ? On continue à se questionner sur la
dimension de cet épisode agité. Les effets de ces centaines de voitures
brûlées continuent à se faire sentir.

Était-ce une irruption sociale, ethnique ou religieuse ou tout
simplement un feu de joie ou, comme le disent les surréalistes, un de ces
feux de détresse que déclenchent les naufragés ?

Et si cela était autre chose, autre chose que de la tôle brûlée ?

Le début de l’année 2005 annonce ce qui va se passer à sa fin. Fin
janvier, l’Appel des Indigènes de la République1 interpelle la société
médiatico-politique française avec succès. Il suscite une levée de
boucliers dans tous les milieux, y compris parmi les anarchistes. Un mois
plus tard, un texte de loi passe au Parlement dans une presque
clandestinité et peu de monde en parle. Puis arrive novembre et les
quartiers en feu. Indépendants dans le temps et dans leur nature, ces faits
sont, en réalité, reliés les uns aux autres. Ils nous parlent.

Cachée derrière eux, quelque chose vient d’apparaître. Une société
de la périphérie et une société « intra muros », une société sans Histoire
et une société inscrite dans le monde. Cette dernière montre un visage
à la fois dur et paniqué, fermé à ce qui lui est étranger. Elle s’est trouvé
un porte-parole en la personne du premier des flics de France.


Ethniques, vous avez dit
ethniques ?

Que s’est-il passé ? La tentation de faire
parler les incendiaires, de leur prêter un
discours, d’interpréter leurs faits et gestes
a fait couler beaucoup d’encre2. Pour
beaucoup de ceux qui ne veulent voir là
qu’une émeute sociale, une émeute du
pain, se demander s’il y avait autre chose
apparaît scandaleux. Peut-on parler
d’une dimension ethnique sans se faire
agonir d’injures ?

Un ami d’origine juive à qui on
demandait « comment toi qui te dis athée
peux-tu te sentir juif ? » nous répondit :
« La plupart du temps, je me sens comme
un être humain avec des opinions particulières.
Je ne me sens pas juif particulièrement.
Mais ce sont les regards des
autres, leurs paroles qui me font me
sentir juif. Quand la menace fasciste
grandit dans le pays, quand dans une
conversation de café la discussion tourne
sur les juifs, de la façon qu’on connaît,
alors ce sentiment d’appartenir à un
groupe ethnico-religieux particulier me
saisit. C’est complètement subjectif, totalement
irrationnel, mais alors se fait jour
à nouveau le sentiment de persécution, la
peur de la liquidation. Dans ces cas-là, je
me rends compte que la Shoah n’est pas
terminée. L’envie de révolte fait place à la
nécessité de se protéger. Je laisse tomber
le pavé et je prends la valise. »

C’est dans une situation similaire que
vivent les « jeunes de banlieues » : tout ce
qu’ils demandent, c’est une part du
gâteau, tout ce qu’ils reçoivent, c’est le
refus motivé par leur non-intégration. Et
quand ils regardent autour d’eux, ils
s’aperçoivent bien qu’ils sont majoritairement
basanés ou même vraiment noirs.
Tout le monde leur rappelle qu’ils sont
issus, pour une grande partie, de la
culture musulmane.

Que leur identité est là en creux, en
négatif. Ils ne sont pas.

On a pu, moi le premier, faire la
comparaison avec les immigrations précédentes.
Les Polonais, les Italiens, les
Espagnols comme les Portugais ont
souffert avant d’être intégrés relativement
bien (si on cherche la proportion
de grands patrons dans ce vivier, on doit
avoir la même proportion que chez les
émigrés plus récents).

Mais aucun de ces groupes n’était
dans la situation de ceux qu’aujourd’hui
nous appelons pudiquement « des immigrés
de xième génération ». Parce que ces
personnes proviennent toutes soit de
populations issues de l’esclavage,comme
les Antillais, Guyanais, Réunionnais, soit
du monde colonial, comme les Noirs africains,
les Maghrébins ou les Comoriens.
Et parmi les Maghrébins, les Algériens
sortent tout droit de notre défaite. Une
défaite qui n’a jamais été dite, parce que
la guerre n’a jamais été dite non plus.
Mais cette guerre a profondément
marqué les populations ouvrières de la
France. Là comme ailleurs, la majorité de
ceux qui ont combattu en Algérie étaient
de milieux populaires. Ceux qui ont été
en Algérie entre 1958 et 1962 ont entre
63 et 70 ans aujourd’hui. Ils sont revenus
avec la rage et la honte au cœur. Ils sont
revenus en vaincus. Militairement la
guerre était gagnée, politiquement elle
était perdue depuis longtemps. Ils
avaient donné un ou deux ans de leur
jeunesse dans ces combats pour le moins
douteux. Ils sont rentrés avec la haine des
colons qui « leur crachaient à la gueule »
et le mépris envers les Algériens qui leur
tournaient le dos et dont ils avaient peur
de façon permanente. Ils ont fondé des
familles, ils ont eu des enfants, ils ont
transmis consciemment ou pas ce
racisme. Ce racisme hérité de cette
horreur irrigue sans le dire notre vie
politique. Dans le déni général qui
caractérise notre histoire récente,
personne ne veut faire référence à ce mal
pernicieux, contagieux qui nous touche
de si près.

Le départ de l’Algérie, qui ressembla
pour beaucoup à une fuite, est toujours
présent plus de quarante ans après, à
travers les films, les télévisions et les
récits. Avec le recul, ce départ en catastrophe
prend toute son absurdité et
apparaît comme la conséquence d’une
défaite inattendue, alors qu’elle était annoncée
depuis longtemps. Ces défaites,
l’algérienne comme celle que fut la fin de
la colonisation, qui en a été une tout aussi
bien, même si elle n’a pas été militaire,
ont fait apparaître des individus qui
refusaient la civilisation que la France
éternelle venait leur apporter.

C’est dans ce contexte que le 16 janvier
2005 a surgi l’Appel des indigènes.
Curieux texte signé par des milliers de
gens et lu par bien peu3. Les héritiers
politiques du tiers-mondisme, ceux qui
dans la deuxième moitié du XXe siècle
croyaient que la révolution viendrait des
pauvres du tiers-monde, déçus, réalisent
alors, eux ou leurs enfants, que ces
pauvres sont chez nous et qu’ils veulent
parler. Alors ils ont signé et leurs médias
ont fait écho à leurs signatures. Beaucoup
d’autres ont vu dans ce texte un retour
de la tendance musulmane incarnée par
Tarik Ramadan et se sont attachés à en
dénoncer la présence, renonçant à voir
de quoi, au fond, on parlait.

Cette proclamation était prémonitoire
de ce qui allait se passer quelques jours
après, le Parlement français adoptant en
catimini un article de loi illustrant a
contrario cette proclamation.

La loi de février 20054 incarne cette
haine de l’autre, du sauvage, à qui on
vient apporter « la » civilisation, qui n’en
veut pas, que l’on doit un peu forcer, et
qui n’est même pas reconnaissant des
belles routes, des beaux chemins de fer
et des splendides hôpitaux que nous lui
offrons avec nos impôts.

Puis la mort du Pape, le référendum
sur l’Europe ont fait rentrer les choses
dans le rang. Les grèves ont succédé aux
grèves et leurs échecs aussi. Le pouvoir
s’est montré encore une fois d’une
brutalité rare, envoyant ses hommes de
main prendre le contrôle d’un bateau en
pleine mer occupé par des grévistes,
préfigurant de telles actions contre des
usines occupées sans que cela n’émeuve
plus que cela les syndicats qui collaient
alors à l’opinion publique, excédée par
les vociférations corses.

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