A partir de la fin du XIXe siècle les juifs sont nombreux parmi les militants anarchistes. Cet état de fait va durer jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale. Ils sont d’ailleurs tout aussi nombreux dans l’ensemble du mouvement révolutionnaire quelle que soit son étiquette. C’est d’autant plus intéressant que l’antijudaïsme est très présent parmi les écrits des théoriciens principaux de ce mouvement.[1] Il se fait jour aussi parmi les militants de base dès les origines comme on peut le voir dans cette citation tirée du bulletin de la Fédération jurassienne de 1872 : Hepner du Volksstaat – un des Juifs de la synagogue de Marx – déclara que les internationaux qui, en Suisse, ne vont pas voter aux élections politiques, sont les alliés du mouchard Schweitzer en Prusse, et que l’abstention du vote conduit directement au bureau de police[2].
Les anarchistes français vont se trouver confrontés, presque dès le début de leur existence, au fait juif. Il s’agit bien entendu de l’Affaire Dreyfus. S’il s’agissait exclusivement d’une question militaire il n’y avait rien à gagner à s’y mêler. Si Dreyfus était accusé de trahison à la fois en raison de ses origines alsaciennes - alors en Allemagne- et de sa confession juive la question se posait. C’est ce que Sébastien Faure expose dans sa brochure intitulée Les anarchistes et l’affaire Dreyfus. Convaincu de l’importance de l’affaire par Bernard Lazare, il rassemble dans ce libelle paru début 1898 tous les arguments qu’il avait développés dans les colonnes du Libertaire auparavant. Refusant de prendre position dans un conflit entre militaires « Comme officier, D. appartenait à cette caste d’individus qui commanderaient le feu contre moi et mes amis demain, si, demain, la révolte s’affirmait hautaine contre l’hypocrite pourriture de l’Autorité » Faure reconnaissait que l’affaire dépassait cette question et ouvrait la voie à l’antisémitisme : « mouvement en qui tous les débris déchus ont placé leurs suprêmes espérances de restauration. / Épaves royalistes, immondices plébiscitaires et napoléoniennes, résidus boulangistes et scories cléricales, toutes les saletés réactionnaires se sont données rendez-vous dans cet égout collecteur ». On connait l’issue de ce mouvement auquel participèrent la plupart des anarchistes.
Simultanément une autre question se posait celles du sionisme. Né à Bâle au mois d’août 1897 en pleine Affaire, il s’agit d’abord d’un plan de réunification nationale juive. Théodore Herzl entrevoit alors la création d’un Etat juif sans se poser la question de savoir si il y a sur place des habitants. . On raconte à ce propos que l’un des plus proches collaborateurs de Herzl s’est un jour précipité sur lui en s’exclamant : « Mais il y a des Arabes en Palestine ! Je ne le savais pas ! [3] »
Rapidement une réponse libertaire se fait jour. Les premiers anarchistes à se poser la question tout à la fois de l’antisémitisme et du sionisme sont les ESRI, (Etudiants socialistes révolutionnaires internationalistes) qui en 1900 publient une brochure portant en titre ces deux mots. Elle s’adresse au Congrès ouvrier révolutionnaire international qui doit se réunir à Paris en septembre de cette année là. Ce congrès sera interdit par le gouvernement du moment. Il devait réunir différentes tendances du mouvement ouvrier dont des anarchistes et des socialistes.
Dans ce contexte, l’Affaire Dreyfus est toujours en cours, il importe de rapporter les termes de cette plaquette qui montre bien la distance parcourue par le sentiment antisémite dans ces milieux. A ce propos les ESRI déclarent : « il y a dix ans, n’importe quel Congrès socialiste ou anarchiste se serait abstenu de perdre son temps clans une pareille controverse, on se serait contenté de rappeler que le prolétariat poursuit l’affranchissement des hommes sans distinction de sexe, de race ou de nationalité. » Après avoir fait un exposé de l’histoire de l’antisémitisme ils déclarent que ceux qui adoptent cette attitude sont à la recherche d’un responsable de leur ruine, que la chute des classes moyennes a pour conséquence le développement de cette opinion. Ce qui fait dire aux ESRI « Telles sont donc les raisons économiques qui peuvent expliquer l’antisémitisme de certaines classes de la société, toutes nos ennemies d’ailleurs. Allons-nous donc, nous socialistes et anarchistes, crier aussi : "A bas les Juifs ?" » La cause est entendue.
A l’accusation d’être donc « philosémites » ils répondent par une critique, qui se veut radicale, du sionisme. Cela nous semble être la première fois que dans les cercles anarchistes ou même révolutionnaires apparaisse ainsi une analyse de cette idéologie née trois ans auparavant. L’explication semble résider dans la présence au sein de ce groupe de militants juifs comme entre autres Shalom Ansky Rappoport, Marie Goldsmith et son amie Roubanovitch. Les ESRI considèrent qu’ « enlever les prolétaires juifs à la cause révolutionnaire, c’est enlever à cette cause de ses éléments les plus énergiques, les plus intelligents, les plus conscients. »
Quand au projet sioniste leur position est claire : « Nous pensons que le sionisme est sinon une lâcheté, au moins une faiblesse. » A ce moment là les ESRI pensent que certains juifs surestiment les persécutions dont ils sont l’objet. Ils ne peuvent évidemment pas imaginer, qui aurait pu, ce qui allait se passer quelque quarante années plus tard. De façon intéressante ils font la différence entre les juifs, riches propriétaires ou financiers, et ceux qui comme en Russie, où « les petites marchandes de lait ont été expulsées, mais où sont restés tous les gros propriétaires juifs ». Ils veulent aussi mettre en garde ceux qui veulent se réfugier dans cet Orient rêvé. « La Palestine est une terre pauvre, désolée, à peine plus habitable que le désert de Syrie, dont elle est voisine ». Ils ne se disent pas sionistes « parce que l’émigration des juifs diminuerait la masse prolétarienne active ». Ils s’adressent aussi aux militants révolutionnaires. Au cas où s’il arrivait que d’aventure Sion devienne une colonie communiste-anarchiste, eux ne le favoriseraient pas. Ils ajoutent, visionnaires, et nous terminerons en ce qui les concerne par cela que pour survivre cette colonie serait obligée de « jouer le rôle d’intermédiaire entre les pays producteurs. Ce rôle, en effet, qu’on a considéré comme une caractéristique de la race juive ». Tout cela est déclaré en 1900. Il faut remarquer cependant que pas un mot n’est dit sur les habitants de la Palestine.
Quelqu’un pourtant aborde cette question au même moment. il s’agit de Reclus. Trois révolutionnaires russes, socialistes révolutionnaires, Lev Deich (Leon Deutsch), Gurevitch et Axelrod vont se référer à E. Reclus. Gurevitch raconte que le géographe anarchiste les a catégoriquement dissuadés de s’engager pour la colonisation de la Palestine [4]. C’est leur a-t-il dit une région qui n’est pas faite pour la colonisation. Les juifs ne pourraient y vivre qu’en faisant du commerce et en exploitant la population locale. Au lieu d’être un soulagement, il ne s’agirait que de reproduire une existence improductive propre aux juifs. Cela générerait ne que des conflits avec les Arabes. Pourtant, curieusement, Elisée Reclus, dans son monumental ouvrage qu’est l’Homme et la terre (1905) pose cette question : Quant aux Juifs, ne sont-ils pas chez eux, sur le sol que Jéhovah lui-même a donné à leurs ancêtres ? Question curieuse pour celui qui fait profession d’athéisme. Puis, à propos des sionistes voici ce qu’il ajoute : Sur les dix millions de Juifs épars dans le monde, il en est environ deux cent mille, les « Sionistes », qui se sont ligués en une société espérant contre toute espérance que la terre des aïeux leur sera rendue en dépit du sultan, des mahométans et des chrétiens, en dépit même de l’immense majorité de leurs coreligionnaires indifférents ; mais comment la petite Palestine, dont le sol nourrit maigrement aujourd’hui 340 000 habitants, pourra-t-elle recevoir la foule des Juifs revenus de la troisième et si longue captivité. C’est alors qu’interviendra le miracle pour faire affluer vers Jérusalem, la nouvelle Londres, toutes les richesses du monde entier !
Auparavant Reclus était intervenu dans le journal Les droits de l’homme. Cet organe avait été créé en 1898 pour défendre le capitaine Dreyfus. Probablement financé par les défenseurs du capitaine par l’intermédiaire de Bernard Lazare. Dans une enquête réalisée sur l’antisémitisme ce journal s’était adressé à Elisée Reclus. Celui-ci répond que bien qu’il n’ait rien écrit à ce propos jusqu’à présent, même s’il a fait une conférence sur le sujet auparavant, il accepte de répondre « un peu à contre cœur ». Pour lui, quoique ce soit comme tout phénomène social très complexe, il pense qu’en France c’est « un mouvement très superficiel sans causes profondes et sans portée ». Son origine selon Reclus prendrait naissance dans le mécontentement de fonctionnaires ayant été écartés dans la distribution de places au bénéfices de candidats juifs. Pour le géographe anarchistes les juifs sont mieux instruits ce qui explique leur succès. Le projet de ces jaloux est dévoilé par Reclus sans aucune illusion, morts, exil, spoliation. Déjà dit-il « il y eut des meurtres et il y en aura d’autres ». Mais il pense nonobstant que cela n’écartera personne de la question principale « est il juste que des hommes meurent de faim ? ». il termine sa lettre en disant « Je crois que les prétendues haines de race n’arrêtent plus longtemps la société dans l’accomplissement de sa grande œuvre ».
Dans Juifs et anarchistes[5] Mina Graur rappelle que Moses Hess préconisait, dès 1862, « la création d’un Commonwealth juif en Palestine, dans lequel les juifs auraient pu concrétiser leurs aspirations nationales en donnant vie, en même temps, à une société socialiste » (p. 127). Elle revient surtout sur le débat qui opposa quelques années plus tard, en 1907, Mark Yarblum, un anarchiste juif, à Pierre Kropotkine, sur cette question. Elle précise que Kropotkine, bien qu’hostile au sionisme par conviction politique, lui opposa surtout des arguments géographiques liés « aux inconvénients climatiques du lieu ». Curieusement, il n’est fait aucune référence à l’existence d’une population arabe vivant déjà en Palestine. Ni ici ni ailleurs. Comme si ce problème n’existait pas. Et de fait, à lire Mina Graur, il ne semblait pas exister. Pas plus qu’il n’existait pour Gershom Scholem, à lire Eric Jacobson[6]. Que la présence de cette population – qui n’était en rien responsable des vagues antisémites qui s’abattirent, en Occident, sur la Diaspora – fût, du fait même qu’elle était là, contradictoire avec la créations de colonies juives puis la constitution d’une communauté voie ouverte vers la création d’un Etat, est une donnée qui n’apparaît pas. Seul Reclus avait vu clair.
Il est possible de dire qu’à la veille de la première guerre mondiale pour une bonne partie du mouvement anarchiste la cause est entendue. Le sionisme est une idéologie contraire aux idéaux anarchistes. La grande boucherie va passer par-dessus tout cela. Toute cette réflexion va disparaitre dans les tranchées qui vont avoir pourtant une importance décisive dans les années qui suivirent la fin de la guerre.
Notes :
[1] Cf l’Antisémitisme, une contre révolution .
[2] Le Congrès de La Haye. Bulletin de la Fédération Jurassienne n°17/18 (15 septembre/1er octobre 1872)
[3] https://www.lapaixmaintenant.org/israeliens-et-palestiniens-ou-a-t
[4] Cosmopolitism, antisemitism and populism. Erich haberer in Pogroms : anti-jewish violence in modern russian history Cambridge university 1992
[5] JUIFS ET ANARCHISTES Paris, Éditions de l’Éclat, « Bibliothèque des Fondations », 2008, 224 p.
[6] GERSHOM SCHOLEM, entre anarchisme et tradition juive Consulté en ligne Février 2018
Pierre Sommermeyer
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2 - Anarchistes et juifs entre les deux guerres [1/3]
(paru dans "le Monde libertaire" de septembre 2018)