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Article mis en ligne le 16 décembre 2017
dernière modification le 19 décembre 2017

CE NUMÉRO, « REPENSER LES OPPRESSIONS ? » EST UN ESSAI d’appréciation critique (pluriel et parfois conflictuel) desmodalités actuelles d’approche des dominations (entre autres, intersectionnalité, queer, « racisation »). Il resitue ces approches dans le contexte du néolibéralime, dont il faut se demander si elles en sont le produit ou la contestation, en essayant d’évaluer leur potentiel émancipateur ou leurs limites dans ce domaine.

On retrouve donc dans ce numéro les tensions qui traversent ces nouvelles approches ; en effet, parties d’une critique de la réduction des dominations à la classe ou à l’État, et des grands récits qui l’accompagnaient, ces approches ont mis sur le devant de la scène les multiples oppressions dont sont tissées les vies et les relations sociales. Ce faisant, elles ont inévitablement rencontré les problématiques de l’identité, de l’appartenance, des « limites » à la définition des groupes opprimés, et donc du commun, de l’universel, des différences et de ce qu’on en fait : exclusion ou pluralité. De quoi s’émancipe-t-on, comment, et pourquoi ? Quels sont les horizons ouverts et/ou les retournements opérés sous forme de replis identitaires ? Ce sont ces questions qui circulent et se répondent à travers les huit articles de ce numéro.

L’article inaugural d’E. Jourdain analyse les formes de reconnaissance dans le monde individualiste libéral, pour montrer à quelles conditions des revendications identitaires peuvent trouver une issue dans la construction de l’autonomie, mais comment elles peuvent aussi être porteuses de repli identitaire, à travers les exemples de « l’appropriation culturelle » telle qu’elle fonctionne aux États-Unis, oscillant entre sacralisation des origines, nécessairement excluante, et récupération marchandisée sous forme de capitalisme néo-tribal. Des pistes sont ouvertes, qui consisteraient à dé-substantialiser les identités (Ricoeur), trouver une nouvelle forme d’articulation de ces identités dans un pluralisme radical (Laclau), et dépasser le ressentiment (qui guette toutes les tentatives de réduction communautaire), pour construire l’autonomie.

Puis le croisement dans l’intersectionnalité des formes d’exclusions sociales, racistes et sexistes, est analysé sous un jour positif par I. Pereira qui y voit une des formes les plus prometteuses aujourd’hui d’approche des dominations multiples, tant sur le plan de leur compréhension que sur celui, plus pratique, de la lutte contre les inégalités scolaires concernant les enfants d’origine immigrée, ou pour la reconnaissance de la diversité des sexualités.

M. Rouillé-Boireau en fait, elle, une approche critique, soulignant l’absence de véritables théories de la domination et du pouvoir dans ces approches intersectionnelles, ainsi que les limites, voire les dangers de toute analyse qui donne une place structurante à la notion de « race », soulignant les risques d’une vision ethno-centrée qui en deviendrait excluante, au détriment d’un universalisme ouvert.

J. Zaganiaris, lui, s’intéresse ici aux représentations queer et aux ambivalences identitaires dans l’oeuvre d’Abdellah Taïa. Il veut voir s’il est possible de penser la subjectivation des identités sexuées à partir des apports de la Queer Theory et des questions LGBT, de manière à ne pas sombrer dans des conceptions identitaires, mais à développer ce qu’il appelle des « politiques de coalitions », compatibles avec un universalisme à portée humaniste, respectant la pluralité sociale d’environnements donnés, et partant de l’idée qu’il peut exister un « monde commun ». La transposition de ces thématiques au sein du champ littéraire marocain constitue pour lui un terrain susceptible de nous aider à sortir des thèses culturalistes Le thème de l’identité politique, analysé au prisme de la théorie post-structuraliste, est au coeur de l’article de E. Sommerer. Celui-ci se demande comment le sujet anarchiste, défini par sa capacité de souveraineté individuelle, se trouve pris dans la contradiction entre le refus de toute assignation identitaire et la nécessité d’endosser une cause ou d’affirmer une identité contestataire à l’encontre de l’ordre politico-institutionnel.

À partir d’une confrontation avec les pensées de Fanon et de Badiou se poseront dès lors deux questions : le sujet qui défend son autonomie n’a-til pas d’autre choix que l’essentialisme identitaire ou l’universalisme dogmatique ? Empruntant l’une de ces deux voies, n’est-il pas forcé de se renier pour lutter ? C’est en se fondant sur les grands textes anarchistes, les moments historiques comme la guerre d’Espagne, ainsi que sur des pratiques militantes lyonnaises récentes, que D. Colson plaide lui pour un « pluralisme émancipateur » où se retrouve le meilleur de l’anarchisme, croisant déjà les multiples oppressions, économiques bien sûr,mais politiques, religieuses, patriarcales, et toutes les formes de totalitarisme, technologique ou culturel. C’est dans cette « libre association de forces libres » (mouvement de femmes et deminorités sexuelles, discriminations néo-coloniales, etc.) qu’il veut trouver le renouveau libertaire, des foyers d’« inter-expression », aptes à contrer les pestes identitaires tant redoutées. C’est aussi dans la pensée de M. Abensour, récemment disparu, et de E. Lévinas, que Ph. Corcuff [1] va chercher les ressources libertaires pour s’émanciper des pensées de l’identité dans notre contexte ultra-conservateur, et les faire travailler de manière à déjouer le « brouillard idéologique », dont F. Lordon est à ses yeux un des représentants. Il trouve dans Lévinas et « la sortie en dehors de l’être », des éléments qui permettent d’échapper à la puissance tyrannique des identités collectives, de cultiver l’inquiétude comme forme de l’esprit utopique.

De même il retient de M.Abensour, le souffle utopique comme dimension intrinsèquement liée à l’émancipation ; par « l’excès » qu’il manifeste sur tout projet qui pourrait se fermer et s’enfermer, il permet de repérer les points aveugles par où l’émancipation peut se retourner en son contraire. Inversion ou retournement qui guettent effectivement aujourd’hui. Enfin P. Sommermeyer fait une critique des Indigènes de la République en interrogeant la façon dont ils reconstruisent, de façon idéologique ou erronée, l’histoire des relations entre l’Occident et le monde musulman, entre autre par leur silence sur la nature autoritaire des régimes politiques issus des indépendances. De même il déconstruit l’habileté avec laquelle H. Bouteldja produit un « signe égal » entre islamophobie et antisémitisme, niant la spécificité de la Shoah, et il montre comment se fabrique l’acceptation des idées racialistes. Ce n’est pas parce qu’on est martyrisé qu’on a raison, conclut-il, et on a le droit de soumettre les dits et écrits de ceux qui souffrent à examen critique ; l’ennemi reste le capitalisme et pas le blanc. L’« identitarisme » (menace réelle pour certains, faux problème pour d’autres) peut-il être considéré comme un « essentialisme stratégique », indispensable à la fédération de certains mouvements de lutte ? Ou peut-on le considérer comme un obstacle, car en jouant sur des désirs de reconnaissance conflictuels, il empêche cette recherche d’un « commun » débarrassé des oppressions ? La question reste ouverte.

Nous n’avons certes pas résolu ces tensions entre « émancipation » et « repli identitaire », mais espérons avoir proposé des pistes de réflexion pour enrichir et complexifier notre approche des formes de domination et de leurs représentations dans ce monde si mouvant, mais toujours injuste et inégalitaire. Pour des raisons de place, nous n’avons pu inclure dans ce numéro la rubrique « anarchie/colonialisme/décolonial » et nous nous en excusons ; elle sera intégrée au prochain numéro 40.

La Commission du n°39


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